Comment bâtir une identité européenne ?
Dans l’histoire de la
construction européenne, le plus étonnant est que, depuis
l’échec de la Communauté européenne de défense
(CED), la construction n’ait jamais connu de recul, ni même
d’arrêt durable depuis la crise de la « chaise vide ».
Comment expliquer pareil mouvement ? Qu’est-ce qui nous unit ?
D’élargissement en
approfondissement, la construction européenne s’est poursuivie
de manière inexorable. La France a connu entre-temps six présidents
de la République, l’Allemagne fédérale sept
chanceliers, l’Italie deux dizaines de gouvernements ; la petite
Communauté commerciale des Six est passée à neuf,
puis dix, puis douze, avant de se transformer en Union politique des Quinze.
La voilà qui s’ouvre d’un coup à toute l’Europe
de l’Est, et qui envisage de donner une constitution politique à
tout le continent. « La force est avec l’Europe », pourrait-on
dire en paraphrasant les héros de La Guerre des étoiles.
D’où vient cette force, cet étrange momentum
européen ?
Une obstination collective
Révérence gardée envers le plus
illustre des pères fondateurs, cet élan persistant dépasse
largement le génie du seul Jean Monnet. Après l’échec
de la CED, l’Europe qui s’est bâtie n’était
plus vraiment la sienne. Qu’importe ! Il s’est toujours trouvé
quelqu’un pour reprendre le flambeau tombé. Hormis Jacques
Delors, dans les années soixante-dix, ce « quelqu’un
» est généralement identifié à une équipe
franco-allemande : Giscard-Schmidt dans les années soixante-dix,
Mitterrand-Kohl au début des années quatre-vingt-dix. Parfois,
le « quelqu’un » est un collectif ano-nyme : qui sont
les vrais « pères » de l’idée d’une
Convention constitutionnelle européenne ?
La « force » n’a pas seulement inspiré
quelques prophètes, isolés ou en groupe. Les historiens
de demain seront sans doute impressionnés par l’extraordinaire
obstination collective – et finalement par le grand courage politique
– des pays pionniers de l’union monétaire.
Déjà, au départ, la disparition
des monnaies nationales n’était pas une décision facile
car, au sacrifice politique, symbolique mais majeur, il fallait ajouter
des sacrifices matériels immédiats, chacun étant
tenu de remettre ses finances en ordre – donc d’augmenter les
impôts et de réduire les dépenses publiques. En outre,
alors que les critères de bonne gestion (les « critères
de Maastricht ») avaient été fixés sur la base
d’une prévision de croissance économique moyenne de
2,5 %, la croissance réelle est restée moitié plus
faible, augmentant d’autant les efforts nécessaires. Si bien
que la marche à l’euro s’est transformée partout
en un vrai chemin de croix.
Hors d’Europe continentale, les commentaires étaient
partagés entre scepticisme et sarcasmes. En Europe même,
en 1998 encore, les plus optimistes doutaient que le passage à
l’euro puisse concerner plus de quatre ou cinq membres de l’Union.
Or, dans tous les pays – y compris ceux qui avaient choisi de ne
pas faire partie du premier train ! –, les politiques nécessaires
et impopulaires ont été engagées dès 1992.
Toutes les majorités gouvernementales en ont été
punies, généralement dès les élections suivantes.
Partout, les oppositions parvenues au pouvoir ont poursuivi ces politiques
impopulaires. Si bien qu’à la date prévue, sept ans
plus tard, onze pays sont entrés dans la zone euro, avec un soutien
immédiat et enthousiaste de leur opinion publique.
L’impression qu’une force mystérieuse
nous meut, nous oblige à avancer, est même exprimée
dans les traités par la fameuse formule « l’union sans
cesse plus étroite ». Tout se passe comme si aucun dirigeant
européen ne pouvait se permettre de compromettre le mouvement.
Les Britanniques ont toujours voulu le freiner ; ils n’ont jamais
cherché à l’arrêter. Ils auraient pu, notamment
depuis 1995, essayer de regrouper les « eurosceptiques » autour
d’eux : ils ne l’ont pas vraiment fait. Ils ont même accepté
le principe de la Convention, qui ne pouvait pourtant que relancer l’élan
vers l’intégration.
Comment expliquer cette réussite ? Qu’est-ce
donc qui nous unit ? Nous ne sommes même pas liés par un
ennemi commun. Formidable gageure ! Shimon Pérès aime à
le rappeler : « Quand vous perdez votre ennemi, vous perdez votre
politique étrangère. » Vous perdez aussi votre première
raison d’être unis. Et de fait, quand l’URSS s’est
dissoute, des voix eurosceptiques se sont élevées pour annoncer
que la Communauté n’avait plus de raison d’être,
mais un an plus tard était signé le traité de Maastricht.
Justement, et contrairement à une autre idée
reçue, malgré sa date de naissance, l’Europe n’est
pas une création de la guerre froide. Elle a été
conçue contre un ennemi, certes, mais pas un ennemi extérieur
: il s’agissait des ennemis potentiels que nous étions les
uns vis-à-vis des autres. En application du slogan : « If
you can’t beat them, join them ! »
Un grand projet mobilisateur
Est-ce à dire que les Européens sont unis
par leurs valeurs ? Non point. Devraient-ils l’être ? Non plus.
On sait aujourd’hui que la fameuse phrase prêtée
à Jean Monnet (« Si c’était à refaire,
je recommencerais par la culture ») est apocryphe. C’est aussi
un contresens. Si Jean Monnet avait commencé par ce qu’on
appelle « la culture », il aurait échoué. La
culture n’unit pas. Elle identifie, donc elle divise autant qu’elle
rassemble.
Pardon aux thuriféraires de l’Europe des
nations, mais le lien le plus fort, c’est que l’Europe est la
principale source de fierté des nations qui la composent –
et parfois la seule.
On ne le dit jamais dans le discours public, mais c’est
un sentiment ancré dans le subconscient collectif : peu de nations
européennes ont lieu d’être fières de la manière
dont elles ont traversé le XXe siècle, qui restera l’âge
des tragédies du nationalisme européen exacerbé jusqu’à
la folie. Chacune, à l’ouest du continent, a pu trouver son
miel dans sa participation à la construction européenne,
et toutes y ont rencontré un grand projet mobilisateur.
En première ligne, le pays de Jean Monnet et de
Robert Schuman. Humiliée par la terrible épreuve de 1939-1945
et la perte sanglante de son empire colonial, la France a trouvé
une compensation historique en prenant le leadership de l’Europe
de l’Ouest, aux côtés d’une Allemagne divisée
et culpabilisée. Ses dirigeants se sont donné l’illusion
de peser, sur la scène du monde, du poids de tout le sous-continent,
communiquant aux Français le sentiment que la CEE était
une œuvre essentiellement française, au même titre qu’Ariane
ou Airbus. Ce n’est pas un hasard si la réunification allemande
et l’élargissement massif de l’Union ont rendu les dirigeants
français moins enthousiastes.
Dans l’union de l’Europe, l’Allemagne
d’Adenauer, de Schmidt et de Kohl a vu l’occasion historique
de sa rédemption. Et, là encore, ce n’est pas une coïncidence
si l’arrivée au pouvoir de la génération d’après-guerre
se traduit par une baisse d’enthousiasme et par une vision plus prosaïque
de l’enjeu de la construction européenne.
Les Italiens ? Depuis l’origine, ce sont les plus
fédéralistes. Un demi-siècle après sa création,
leur République se cherche encore. Pourquoi ne pas passer alors
directement au stade de l’Europe politique ?
Pour la Belgique, lentement minée par les forces
centrifuges de l’extrémisme flamand, le rôle historique
de la génération de Paul-Henri Spaak et le rôle statutaire
de Bruxelles comme capitale sont devenus des éléments clés
de l’identité du royaume.
La fière Espagne avait mal vécu sa longue
décadence du XIXe et du XXe siècles. Elle a voulu sa qualification
dans le premier groupe de l’euro comme un retour au premier rang
de l’histoire européenne. Et elle y est parvenue.
L’Irlande, le Danemark, la Grèce, le Portugal,
la Finlande ont vu dans l’Europe une chance historique d’une
autre nature : celle d’échapper au face-à-face exclusif
avec un voisin trop puissant.
Quant aux pays d’Europe centrale, l’adhésion
à l’Union est pour eux la garantie miraculeuse de la fin d’une
malédiction historique qui les condamnait à être le
champ de bataille et l’enjeu de la rivalité de leurs grands
voisins.
La gloire des nations
Si bien que l’Europe, au sens de la construction
européenne, est « la gloire des nations » européennes.
La Grande-Bretagne en fournit un contre-exemple tout aussi révélateur.
Alors que la France trouvait, en Europe, une compensation à sa
grandeur passée, la Grande-Bretagne est fière de pouvoir
se dire l’inspiratrice de la politique américaine : c’est
sa manière à elle de rester dans le club des Grands. Pour
elle, l’Europe n’est ni une ambition nationale, ni une affaire
de cœur.
Cette énumération montre aussi que la «
raison cachée », propre à chaque pays, qui a rendu
l’Europe populaire pendant la période adolescente, n’a
plus toujours la même force dans le cadre de la grande Europe de
la maturité. La France va être un des pays pour qui l’aggiornamento
sera le plus difficile. Car les Français réalisent maintenant
que l’Europe démocratique ne sera jamais française.
Notre influence n’y sera plus jamais dominante. Sa langue principale
ne sera pas le français. Et le régime politique de l’Union
s’inspirera inévitablement moins des caractéristiques
de la Ve République que du modèle fédéral,
le seul régime politique que nous n’ayons pas expérimenté,
malgré une histoire politique riche de treize constitutions en
deux siècles. La France doit réinventer « son »
Europe. L’Allemagne aussi.
Le risque n’est pas celui de la dissolution des
identités nationales, ni dans un espace européen, ni, a
fortiori, dans un magma américain : le risque est celui de
leur exacerbation. Depuis la fin de la guerre froide, l’Europe s’offre
une rechute légère de nationalisme – que nous savons
traiter, dont nous ne mourrons pas, mais qui peut ralentir la marche européenne
– à travers les micro-Etats et les nationalismes régionaux.
L’Europe doit aussi se bâtir contre
les dirigeants des nations qui la composent. La nation demeurera, mais
elle ne doit plus avoir le monopole : monopole de la contrainte (lois,
impôts, armée), de la langue, de l’attachement identitaire,
de l’espace public de débat.
C’est en la faisant agir sur la scène internationale,
aux côtés des nations ou à leur place, que nous pouvons
rendre l’Europe populaire, en Europe même et ailleurs. Transférant
sur l’Europe la fierté que les citoyens éprouvent aujourd’hui
dans le cadre national.
- En lui confiant la défense de nos intérêts
(comme nous le faisons pour le commerce), mais aussi de nos identités
différentes. « L’exception française »
n’intéressait que nous. La défense des identités
culturelles intéresse tout le monde.
- En défendant ensemble ce que l’on qualifie souvent
de « modèle social », qu’il faudrait plutôt
appeler « l’attente du politique », c’est-à-dire
ce que la société attend des politiques.
En effet, on ne peut pas parler d’un « modèle
politique européen ». Certes, nous appliquons tous
les règles de la démocratie et de l’Etat de droit,
mais les traditions nationales ont façonné des systèmes
très différents. Et les différences des cultures
politiques s’accompagnent aussi des différences des cultures
judiciaires (système inquisitoire en France, accusatoire en
Grande-Bretagne) et des cultures juridiques : la notion même
de « loi » ne revêt pas la même signification
sociale en Grande-Bretagne, en Italie et en France. Le prestige quasi
monarchique qui entoure la fonction présidentielle en France est
à l’opposé de la pratique très démocratique
du Benelux et de l’Europe du Nord, etc.
Une attente de la société
Pourtant, le point commun à tous les pays d’Europe
continentale réside dans les attentes de la société
à l’égard de la politique. En Europe, par tradition
clientéliste au sud, social-démocrate au nord, et christiano-marxiste
partout, on attend de la politique qu’elle garantisse la solidarité
entre les plus démunis et les autres, de même que la cohésion
sociale, en luttant contre les inégalités et les injustices.
Ce que les Allemands appellent la « Soziale Markwirtschaft ».
En outre, même en temps de paix, le dirigeant politique est considéré
comme un leader, un repère majeur pour l’ensemble de la société.
C’est pourquoi, à l’Organisation mondiale
du commerce, nous ne nous battons pas seulement pour nos intérêts
commerciaux, nous défendons aussi le « modèle social
européen ».
- En promouvant le projet européen dans le monde :
L’Europe n’a pas encore une « culture » commune.
Mais elle est porteuse désormais d’un message historique qui
comporte une dimension culturelle, au sens le plus fort du terme. Non
point la pensée judéo-chrétienne : nous n’en
sommes ni les auteurs ni les seuls bénéficiaires. Ni la
pensée scientifique : si ce sont bien des Européens qui
ont conçu la démarche scientifique et la méthode
expérimentale, la science appartient désormais à
tous. Ni les droits de l’homme, qui relèvent de la même
analyse. Mais l’art de réconcilier et de faire vivre ensemble
des ennemis héréditaires : un savoir-faire de la paix. C’est
pourquoi j’ai proposé à la Convention que la Constitution
de l’Union européenne soit précédée de
trois déclarations : déclaration de paix au monde ; déclaration
de solidarité ; déclaration d’indépendance.
Vis-à-vis de l’intérieur, nous avons
besoin :
- D’une Constitution où les Etats se sentent à
l’aise : tous (droits et devoirs des Etats, y compris le droit de
sécession) et chacun (grands, petits, moyens, vieux, récents,
etc.). Et où le système de décision
obéit au principe d’amour : il y a des
« règles qui fâchent » et des règles qui
unissent.
- De la création d’un espace public européen.
Cela ne relève pas d’une politique de communication. Les citoyens
s’intéresseront le jour où ils seront responsabilisés.
Il faut :
- instituer des dirigeants européens élus par les
citoyens ;
- mettre en place des procédures de type référendum
ou droit de pétition ;
- aider à la constitution de médias européens ;
Il faut aussi planter les arbres pour l’avenir :
- multiplier les Erasminets et Erasminettes1,
qui feront beaucoup « d’adhérents directs de l’Europe » ;
- avancer dans le problème de la langue ;
- adapter l’enseignement de l’histoire.
En conclusion, dans un monde qui connaît le triple
big bang, démographique, scientifique et économique,
la référence au passé ne peut plus être la
seule quand il s’agit de légitimer une organisation politique.
Est-il impossible d’imaginer que, tout en rendant hommage à
leurs racines, les Européens s’attachent d’abord à
l’œuvre qui est devant eux, au continent qu’ils sont en
train de construire, bref, à la terre qu’ils laisseront à
leurs enfants, autant, voire plus, qu’à celle qu’ils
ont reçue de leurs parents ? Que l’amour du futur, qui ne
dépend que de nous, l’emporte sur celui du passé, vis-à-vis
duquel nous ne pouvons plus rien ?
- Boursier ou boursière Erasmus.
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