Plaidoyer pour une approche fiscale réaliste
Le passage de quinze à
vingt-cinq membres ne pourra pas être sans impact sur l’approche
fiscale communautaire. Penser qu’en raison de la petite taille (à
l’exception de la Pologne) et du faible poids économique des
pays en cause, leur entrée n’aura qu’une incidence modeste,
serait oublier qu’il s’agit d’un domaine régi par
l’unanimité, où s’applique donc le principe «
un homme, une voix ».
Que résultera-t-il, pour
la politique fiscale communautaire, de cette entrée d’une
partie de l’Europe de l’Est notamment ?
Il existe trois manières fiscalo-juridico-politiques d’aborder
la fiscalité en Europe.
La première, que l’on
pourrait dire la plus politiquement correcte, consiste :
- à se prononcer en tous temps et en tous lieux en faveur d’une
large harmonisation fiscale, par principe ;
- à considérer que toute initiative fiscale de la Commission,
adoptée ou plus souvent non adoptée, constitue une victoire
pour l’idée européenne ;
- à ne pas voir les échecs constants et au contraire à
tirer d’eux un enthousiasme encore plus prosélyte conduisant
à proposer des fresques ou projets fiscaux encore plus audacieux
(« on sort par le haut ») ;
- à être convaincu que l’harmonisation est inéluctable.
C’est ainsi que l’on a affirmé que l’euro ne pouvait
que conduire dans ce sens... Mais rien n’est venu !
Cette approche est associée
à une forme de pression sociale à l’égard de
tout contradicteur, pression que l’on caricature à peine en
la traduisant ainsi : « Moins européen que moi, tu meurs
! »
Si l’on veut bien se rappeler
que, depuis 1990, aucun texte fiscal européen d’importance
n’a été adopté, on peut en déduire que
les tenants de cette première approche ont plus de foi que tous
les charbonniers du monde.
La seconde approche est plus réaliste
en ce que ses partisans ne se satisfont pas de projets et déplorent
les échecs, mais ne croient pas à un spontanéisme
fiscal européen. Il sont cependant aussi harmonisateurs, en militant
pour faire passer la fiscalité d’élément de
politique nationale à sujet européen à terme. On
retrouve cette approche chez nombre de partis politiques du centre droit
ou gauche. Le projet de Constitution européenne semble comporter
quelques éléments de fond issus de cette mouvance. Cette
approche est marquée par son volontarisme, où l’on
cherche, par la politique, à forcer le passage vers un certain
fédéralisme fiscal.
Adapter l’action aux moyens
La troisième approche consiste
à essayer d’adapter l’action fiscale aux moyens réels
de l’Europe (le traité ne prévoit pas de politique
fiscale commune). Ses partisans considèrent que, tant que les budgets
seront nationaux, la maîtrise de la politique fiscale sera nationale
pour l’essentiel (le budget communautaire est aux alentours
de 5 % des budgets nationaux). Ils admettent que la responsabilité
fiscale doit être là où se trouvent les vrais élus
(les Parlements nationaux qui, seuls, votent la loi fiscale). Ils reconnaissent,
comme un élément positif, une certaine concurrence fiscale
entre les Etats, ce qui sous-entend que chaque pays doit réaliser
par lui-même les réformes nécessaires sans attendre
de l’échelon communautaire la solution clés en main
à ses problèmes1. Si cet échelon
ne doit pas être négligé, il ne doit être utilisé
que s’il apporte un plus. Cette subsidiarité fiscale consiste
à faire, au plan communautaire, uniquement ce que l’on ne
peut faire qu’à ce niveau ou faire mieux qu’au niveau
national.
Il s’agit donc de trouver un domaine d’actions
fiscales concret, précis et utile. Celui-ci semble se situer clairement
dans les opérations transfrontalières, là où
les régimes fiscaux se frottent, correspondant au domaine couvert
par les conventions fiscales internationales (à quinze, il en existe
plus de cent soixante, pourquoi pas une seule ?). Tel est l’esprit
des quelques textes vraiment novateurs comme la directive « fusions
» et la directive « régime mère ». On
pourrait songer aussi à développer la coordination et la
coopération fiscales européennes (par exemple, parler d’une
seule voix à l’OCDE).
Nous nous sentons clairement proches
de cette troisième voie plus pragmatique, non théoricienne
et non juridique. Au sein de chacune de ces trois approches existent –
sans compter ceux qui, ouvertement ou non, s’opposent à tout
progrès fiscal en Europe2 – d’infinies
nuances : la même personne (ou le même Etat) pourra être
le tenant d’une approche pour un point et en soutenir une autre pour
un sujet différent. Cela fait maintenant quarante ans que ces joutes,
délicieuses pour certains mais vaines pour beaucoup, mobilisent
bien inutilement de nombreux beaux esprits (on deviendrait saint-simonien
pour moins que cela). Que certains puissent encore s’étonner
du maigre bilan est le seul sujet fiscal qui surprend encore les esprits
un peu objectifs !
Les limites fixées par la Cour à
la liberté des Etats
Enfin, le décor ne serait pas complètement
planté si l’on oubliait la Cour de justice (et la Commission
jouant ici le rôle de son bras séculier). Cette Cour, très
suprême en l’absence d’un réel législateur
fiscal européen capable de faire contre-poids, s’assure que
les libertés proclamées par le traité ne soient pas
contredites ou contrariées par des dispositifs nationaux, notamment
fiscaux. La Cour fait triompher la liberté de circulation des hommes,
des biens et des capitaux, la liberté d’établissement
et la liberté de prestations transfrontalières contre les
mesures fiscales nationales peu ou prou discriminatoires.
A ce titre, elle renforce la concurrence fiscale, supprime
certains particularismes fiscaux nationaux, mais n’harmonise ni n’uniformise
en rien, ou très indirectement. Il s’agit de la fiscalité
européenne « contrainte », selon l’heureuse expression
du professeur Dibout. Elle est puissante, constante, sans appel et fait
largement fi des objections et arguments mis en avant par les Etats (menace
sur les recettes, risque de fraude...).
Des contraintes pour les entrants
Maintenant, que suppose l’entrée de dix nouveaux
membres ? Quelles incidences ? Quelles contraintes ?
Au rang des contraintes, la première est que ces
dix Etats devront accorder leur législation fiscale avec l’acquis
communautaire. Certes celui-ci est faible, mais n’est pas nul :
- l’assiette TVA est harmonisée, ainsi que diverses autres règles
(droits à déduction);
- la liberté de fixation des taux de TVA est soumise à certaines
limites3 ;
- une réglementation assez détaillée des accises (alcools,
tabacs, produits pétroliers);
- les directives « fusions » et « régime mère4 » ;
- les directives sur le droit à apport.
Comme la plupart des Etats disposent de la TVA, leur
adaptation sur ce point devrait être aisée et ne pas trop
impliquer de dérogations.
Il devrait en être de même pour le droit
d’apport. Plus complexe sera l’adaptation pour les textes sur
les accises et surtout les directives sur les impôts directs car
nous sommes déjà, dans ce dernier cas, dans une législation
plus complexe et caractéristique de pays libéraux à
économie de marché, ce qui sera plus novateur pour les pays
venant du bloc de l’Est.
Enfin, le paquet Monti5,
assez complexe et non sans enjeu, s’il est adopté d’ici
le 1er mai 2004, nécessitera aussi un effort de la part des nouveaux
Etats. En bref, les Dix auront du pain sur la planche et cette adaptation
de leur législation les occupera longtemps, autant que la Commission,
car il y aura des demandes d’interprétation, de dérogations,
etc., qui nécessiteront des votes à l’unanimité
; les quinze membres actuels seront donc aussi concernés. On peut
craindre beaucoup de dérogations et délais spécifiques,
ce qui compliquera encore plus la modeste fiscalité européenne.
La seconde contrainte est que ces pays, notamment les
îles et les pays venant du bloc de l’Est, ont vécu à
l’ombre de frontières très fermées et ont mis
en place des mécanismes protecteurs vis-à-vis de l’extérieur
et discriminatoires. Ils devront évidemment les faire disparaître
(à l’instar du contrôle des changes) ou affronter des
contentieux. Là aussi, il y aura une tâche de longue haleine
pour ces Etats, une action normative et éducative de la part de
la Commission et des décisions de la Cour de Luxembourg. Ce démantèlement
sera naturellement progressif.
Le troisième élément qui apparaît
est l’euro. Pour entrer dans le club, et on peut supposer que ces
Etats le voudront aussi vite que possible, il leur faudra mettre en ordre
leurs finances publiques souvent très fragiles. Si le cas de la
Slovénie paraît simple (elle était déjà
dans la zone mark), ce pays est peut-être le seul dans cette situation,
avec Malte. Quant aux autres, il devront fournir des efforts budgétaires
et/ou fiscaux pour remplir les critères de Maastricht. Les pays
baltes, la Pologne, Chypre, même la Hongrie ont certainement des
contraintes difficiles.
Compatibilités fiscales internationales
et transfrontalières
Quatrième élément à prendre
en compte : nombre de ces pays n’ont pas un régime fiscal
comparable à celui des économies de marché où
la taxation des revenus, des bénéfices et du capital occupe
une place certes variable mais substantielle au côté de la
taxation de la consommation, des immeubles et matériels. Les impôts
indirects dominent très sensiblement chez eux. De plus, la fiscalité
des entreprises est largement fondée chez les Quinze sur des principes
identiques et généralement bien admis, plus ou moins issus
d’une pratique comptable commune. Il n’en sera pas de même
chez certains nouveaux entrants. Ce point est très important car
les sujets fiscaux internationaux et transfrontaliers (dividendes, intérêts,
prix de transfert, par exemple) concernent d’abord les entreprises.
Cela rendra difficiles des actions communes en l’absence
d’un consensus fiscal minimum, du moins dans un premier temps. Certes,
Pologne, Slovaquie, République tchèque et Hongrie sont membres
de l’OCDE (comme la Turquie), mais ce n’est pas le cas des six
autres Etats. L’Europe risque, au départ, de se rapprocher
d’une tour de Babel fiscale, et ce n’est pas un gage de réalisations
fiscales.
Sur le plan des différences, il faut également
noter le cas particulier des Etats baltes qui, venant directement de l’ex-URSS
sont, semble-t-il, plus tournés vers les pays scandinaves que vers
l’Europe de l’Ouest. Les pays scandinaves sont fiscalement très
spécifiques et plutôt enclins à garder leur particularisme.
Par ailleurs, Malte et Chypre semblent pratiquer une
politique fiscale, caractéristique de leur insularité, assez
laxiste, voire proche de celle des paradis fiscaux, au moins dans les
relations internationales, notamment avec l’ex-bloc de l’Est.
Cela posera question demain.
Cela étant, cette mise à niveau et cette
adaptation des dix nouveaux seront économiquement très positives
pour eux et aussi, à terme, pour l’ensemble de l’Europe.
On ne peut en douter et l’exemple irlandais est très probant.
Mais renforceront-ils la cohésion européenne ou les politiques
communes ?
Perspectives
Que peut-on conclure de ces quatre éléments
pour les perspectives fiscales européennes ?
Tout d’abord, les dix entrants auront suffisamment
à faire, au moins pour un quinquennat, avant de songer à
adopter ou promouvoir quelques politiques fiscales européennes
nouvelles.
Ensuite, soucieux donc de s’adapter, d’aller
vers l’euro, de réformer leur budget et/ou leur fiscalité,
on imagine mal qu’ils ne souhaitent pas garder la plus large marge
de manœuvre fiscale. On ne voit pas ce qui pourrait les pousser vers
le vote à la majorité, fût-elle qualifiée.
On note, à ce jour, la préoccupation politique d’autonomie
des petits Etats, ce qui devrait encore renforcer leur souci de garder
leur liberté fiscale, indispensable pendant leur période
d’adaptation.
L’unanimité ne semble pas réellement
devoir être restreinte par l’entrée des Dix. Notons
que si Roumanie et Bulgarie rejoignent les vingt-cinq en 2007, avec ou
sans la Turquie, les mêmes causes produisant les mêmes effets,
au moment où l’intégration des Dix ne sera pas vraiment
achevée, on peut donc s’attendre à ce qu’il y
ait peu de textes fiscaux européens, voire aucun, et à voir
apparaître une concurrence fiscale accrue, mais aussi une jurisprudence
active de la Cour.
Deux points pourraient toutefois apporter une nouvelle
donne :
- Si la Constitution européenne prévoyait de faire passer
un morceau de la fiscalité à la majorité qualifiée.
Le sujet est sur la table, ses chances paraissent très faibles...
Nous en saurons plus d’ici à la fin de l’année.
- Si, pour des raisons budgétaires, on affectait à la Communauté
la totalité d’un impôt. De national, celui-ci deviendrait
communautaire et démarrerait alors, le concernant, un processus
fédéral. Rien ne permet de penser que cela se produira.
Toutefois les réalités budgétaires, celles du tiroir-caisse,
valent parfois nécessité et créent des miracles ou
des révolutions.
Hors de ces situations, improbables à nos yeux,
nous souhaitons que l’Europe à vingt-cinq ait la sagesse d’appliquer
une subsidiarité fiscale intelligente autour de ses frontières
qui vont s’accroître considérablement en longueur et
en variété à compter de 2004, et qu’il faudra
bien fluidifier et neutraliser. La fiscalité européenne
passerait alors de la quête du Graal à la réalisation
du possible.
On dit que « plus on est nombreux, plus on est
de fous », mais l’Europe est si inattendue qu’elle pourrait
nous étonner en découvrant, mieux à vingt-cinq qu’à
quinze, la sagesse fiscale... Du clan revendiqué des pragmatiques,
je me demande si je ne viens pas de passer dans celui des rêveurs.
- Caricaturée par certaines administrations en course au moins-disant fiscal, la concurrence fiscale a le mérite de pousser chacun à tirer le meilleur parti de son régime et à gérer
au mieux sa dépense publique... Cela semble d’actualité !
- Il y a même des anti-pro qui, pour l’immobilisme fiscal communautaire, tiennent à avoir un brevet de bon Européen. Ils parviennent à gérer leur contradiction en réservant leur soutien enthousiaste aux vastes projets fiscaux (et en critiquant les projets concrets pour manque d’ambition européenne) dont
ils sont sûrs qu’ils ne déboucheront jamais !
- Pas très cohérente cependant et dont le bien-fondé échappe (cf. Revue de droit fiscal n° 6 du 5 février 2003 - article de P. de Fréminet, p. 242).
- La convention d’arbitrage pose un sujet à part.
- Il comprend un code de conduite pour la fiscalité des entreprises, une directive sur les intérêts des particuliers fondée sur l’échange d’informations et, pour trois pays, une retenue à la source (RAS) et une directive sur les intérêts/redevances supprimant
la RAS pour les flux entre sociétés apparentées (25 % et plus).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/plaidoyer-pour-une-approche-fiscale-realiste.html?item_id=2491
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