est pasteur, président de la Fédération protestante de France.
Construire une Europe laïque
Au moment où l’Europe
s’apprête à adopter une Constitution, mon titre peut
sembler provocateur. Le mot fait peur ; il a été chargé
de toutes les incompréhensions et de tous les conflits anticléricaux
qu’a connus le vingtième siècle, essentiellement en
France. Le mot « laïcité » n’est-il pas intraduisible
en d’autres langues ou reçu de manière résolument
péjorative ? Or, précisément, il est question que
la Constitution européenne reconnaisse ce que la majorité
des Eglises tant catholiques qu’orthodoxes ou protestantes appellent
de leurs vœux depuis des mois : leur identité propre et leur
contribution spécifique. Mais dire cela est, pour moi, affirmer
le principe de base de la laïcité.
Les données religieuses
de l’Europe sont bien connues ; elles ont façonné son
histoire et sa culture. A grands traits, l’Europe du Sud est catholique,
l’Europe de l’Est est orthodoxe, l’Europe du Nord est protestante.
La France, bien que fortement marquée par la Réforme protestante
à ses débuts est restée catholique par la volonté
de Louis XIV et de ses dragons ; l’Allemagne s’est divisée
entre catholiques et protestants autour de ses princes. Les temps modernes
ont apporté bien des brassages, mais les grandes lignes demeurent.
Héritages divers
Toutefois ce serait faire injure à l’histoire
que de parler d’une Europe « chrétienne », car
l’héritage juif lui est intimement mêlé. Depuis
la destruction du Temple de Jérusalem et l’expulsion des Juifs
de Palestine, ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de se répandre
dans tout le Bassin méditerranéen et de mêler leur
culture et leur piété à l’ensemble de l’Empire
romain. Plus encore, il n’est pas possible de concevoir le christianisme
sans un enracinement dans le Premier Testament. D’où la formule
employée assez souvent de l’héritage judéo-chrétien
de l’Europe. Mais c’est là encore vouloir négliger
d’autres apports d’importance déterminante. Je veux parler
d’abord de l’islam, non seulement par ses incursions militaires
plus ou moins durables, mais par sa culture (philosophes, mathématiciens)
qui a imprégné notre culture ; sans oublier, par ailleurs,
l’apport du siècle des Lumières qui donne droit de
cité tout autant à l’athéisme qu’aux religions
du Livre dans notre culture contemporaine.
Ainsi puis-je reprendre à
mon compte la formule que Regis Debray applique à l’Europe
qu’il voudrait « consciente de toutes ses composantes, religieuses,
humanistes et laïques »1. Ce n’est
pas une formule de compromis, mais une formule réaliste. Parler
d’une Europe chrétienne ou judéo-chrétienne
relève autant de la tromperie que de la nostalgie.
Perte d’influence des institutions religieuses
Les chiffres le confirment : sur 750 millions d’Européens
(y compris la Russie et la Turquie), 548 seraient chrétiens (269
catholiques, 171 orthodoxes, 79 protestants, 28 anglicans), 52 seraient
musulmans, 2,4 seraient juifs, 1,5 bouddhistes, 1,6 hindouistes, 0,5 sikhs.
Cela fait près de 140 millions sans religion. Mais plus que les
chiffres, ce sont les études des sociologues des religions qu’il
faut avoir à l’esprit, qui montrent que pour l’Europe
occidentale la pratique religieuse dépasse rarement 15 à
20 % chez ceux qui se disent chrétiens, d’où la formule
de Grace Davie : « belonging without believing » (appartenir
sans croire).
Comment les Eglises peuvent-elles donc se situer dans
l’Europe d’aujourd’hui ? A l’écoute des sociologues,
elles savent que la deuxième moitié du XXe siècle
a vu la perte d’influence des grandes institutions religieuses.
Parallèlement, la quête religieuse s’est
faite plus individuelle, les croyants se construisant une religion à
la carte, puisant chez l’un ou l’autre, se rattachant à
de nouveaux mouvements religieux. La tentation est de faire de la religion
une affaire strictement privée ; tentation en interne, où
l’autocompréhension de la foi chrétienne comme phénomène
minoritaire peut enfermer sur soi-même ; tentation venue de l’extérieur,
où la foi chrétienne est comprise comme l’adhésion
à des valeurs d’un autre temps.
Face à ces deux défis, les Eglises cherchent
à dire la place qui est la leur : elles savent que la foi chrétienne
ne se résume pas en une piété personnelle, éventuellement
partagée dans le cadre des communautés locales, mais qu’elle
s’exprime dans des choix de vie et de société, la définition
de valeurs qui contribuent à l’édification de la société.
Ce que beaucoup n’ont pas compris, c’est le changement radical
qui est intervenu en quelques décennies : alors que les Eglises
ont pu servir de cadre de référence pour la société
européenne, elles ne demandent aujourd’hui qu’à
tenir leur place dans la société civile : ni plus, ni moins
!
Deux interrogations
Aujourd’hui, deux interrogations compliquent le
tableau. L’une vient des anciens pays communistes. Les Eglises y
ont vécu sous une chape de plomb, niées sinon persécutées.
Après la libération qu’a représenté pour
elles l’effondrement des régimes totalitaires marxistes, leur
première réaction, bien compréhensible, est de retrouver
l’âge d’or où elles avaient pignon sur rue. Ainsi
en est-il de l’Eglise orthodoxe en Russie, caractérisée
aujourd’hui par son nationalisme ; ainsi en est-il de l’Eglise
catholique en Pologne, qui réclame de l’Union européenne
un préambule de la Constitution qui placerait l’Europe sous
la bénédiction de Dieu.
Dans le même temps, l’islam qui prend naturellement
sa place en Europe et pourrait en être, au rythme de croissance
actuel, la deuxième religion d’ici 2014 (comme c’est
déjà le cas en France), aborde la question avec une prétention
sociale et culturelle qui trouve son origine dans des pays qui ne connaissent
pas ou très peu la notion de séparation des religions et
de l’Etat. Ainsi certains groupes, certes minoritaires, n’hésitent
pas à demander des révisions culturelles et légales
importantes, au nom de l’islam.
On comprendra aisément pourquoi la définition
d’une Europe laïque revêt, à mes yeux, une telle
importance. Je comprends cette laïcité comme l’affirmation
première de l’indépendance de l’Etat, des institutions
européennes, à l’égard de tout mouvement religieux
ou philosophique, de toute famille de foi ou de pensée. C’est
le fondement d’une vie démocratique qui assure l’autonomie
du politique. Mais, en contrepartie, j’attends du politique une réelle
neutralité à l’égard des mêmes mouvements
religieux ou philosophiques. Et j’entends par neutralité «
réelle », le fait que chacun puisse trouver sa place dans
le débat démocratique, sa liberté non seulement de
conscience mais aussi d’expression. C’est dire que la rédaction
de la Constitution que j’évoquais au début de ces lignes
est déterminante dans la mesure où elle s’inscrit dans
la perspective de faire de l’Europe un cadre pour la démocratie
« participative ». Il en va du respect des diversités,
base essentielle pour la construction d’une Europe qui ne soit pas
seulement un grand marché, mais plus encore un grand projet culturel
et social.
Bibliographie
- Contribution aux débats sur l’avenir de l’Europe (dossier de réflexion à l’intention des Eglises et associations protestantes) disponible sur www.protestants.org
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/construire-une-europe-laique.html?item_id=2497
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