© DR
a été, de 1985 à 1997, directeur de la Population et des Migrations au ministère des Affaires sociales et secrétaire général du Haut Conseil de la population et de la famille, placé auprès du président de la République. De 1989 à 1992, il a également présidé le comité directeur de la Population du Conseil de l’Europe.
Le déclin démographique et l’immigration
Démographie et immigration
sont des thèmes qui mêlent étroitement images et réalités.
Le titre de cet article associe ainsi l’image d’un déclin
démographique de l’Europe qui appellerait le recours à
l’immigration.
Comment l’évolution
prévisible des mouvements démographiques en Europe est-elle
perçue comme un déclin, c’est-à-dire par autre
chose qu’une diminution quantitative ? Bien sûr parce que cette
évolution s’accompagne d’un accroissement de la proportion
des personnes âgées de plus de 60 ans, ce que l’on appelle
le vieillissement démographique, et parce que ce vieillissement
est connoté néga-tivement. Vieillir serait donc décliner
et le vieillissement démographique devien-drait un appauvrissement
collectif. C’est un paradoxe un peu ironique de constater que des
sociétés, dans lesquelles la part des « seniors »
s’accroît, se donnent ainsi une image négative et appellent
au renouveau des classes d’âge jeunes, au moment où
celles-ci font si peur, avec la délinquance juvénile, ou
restent incomprises par les modes culturelles qu’elles développent.
Faute d’une population jeune
en Europe, il faudrait alors la chercher via les courants migratoires,
conçus comme une variable opératoire. Tout a pourtant toujours
démontré que l’immigration est une variable démographique
qui répond à de multiples facteurs mal mesurés et
mal maîtrisables par les politiques. Par conséquent, il serait
préférable de les étudier comme les autres facteurs
démographiques et de mieux les prévoir. Sans aucun doute,
l’opinion est plus sensible à la variable migratoire qu’à
la fécondité. Est-il pour autant justifié qu’elle
soit dissociée des autres variables ?
L’Union européenne des Quinze est, le sait-on assez, une puissance
démographique : 378,5 millions d’habitants au 1er janvier
2002, soit le troisième chiffre mondial derrière la Chine
(1,3 milliard) et l’Inde (près de 1 milliard), loin devant
les Etats-Unis (280 millions). Avec l’adhésion de dix pays
supplémentaires, la population de l’Union passera à
plus de 450 millions d’habitants. Voilà qui fournit un très
vaste marché intérieur.
Diagnostic démographique
Comment vont évoluer ces données ? Les
études projectives sont rares. Seul l’office des statistiques
de l’Union européenne (Eurostat) – pour les 15 pays actuels
– et la division de la population des Nations unies ont produit des
chiffres homogènes à l’horizon 2050. Eurostat a établi
en 1997 des projections pour les Quinze. Pour les Vingt-cinq, parmi les
150 pays membres des Nations unies, la division de la population a actualisé
ses prévisions en 2002.
Les variantes de ces travaux, qui expriment l’incertitude
des démographes, introduisent des différences significatives
à l’horizon 2050. Pourtant, parce que la majorité des
populations qui vivront en 2050 est née ou sera descendante directe
de personnes actuellement vivantes, les prévisions démographiques
naturelles sont considérées comme fiables l’incertitude
est beaucoup plus grande concernant la variable migratoire.
Légère décrue de la population
totale
Les constats concordants pour 2050 par rapport à
2000 sont alors, pour la variante centrale, les suivants :
- La population européenne est globalement stabilisée,
mais sans doute en légère décrue (- 5 %), surtout
dans les nouveaux pays membres (- 18 %). Concernant la fécondité
et l’espérance de vie dans ces pays, l’hypothèse
à long terme est pessimiste1. A l’Ouest,
l’Allemagne comme l’Espagne verraient leur population décroître
de 5 à 8 %, à la différence de la France, du Portugal
ou des Pays-Bas (+ 5 à 10 %). L’hypothèse de prévision
est que la fécondité des femmes, inférieure au taux
de remplacement, est compensée presque entièrement, sauf
à l’Est, par l’allongement de l’espérance
de vie.
- Dans cette stabilité globale, la part des personnes âgées
de plus de 60 ans s’accroîtrait de manière très
significative, de plus de 80 %, passant de 19,5 % à plus de 35
% de la population totale, surtout chez les nouveaux membres (doublement
de cette part)2. Ici s’introduit sans doute notre
« déclin ».
- Non moins significative serait l’évolution de la population
en âge de travailler, repérée dans les strates statistiques
des Nations unies par la tranche des « 15-59 ans3
». D’ici à 2050, cette tranche de population diminuerait
de 20 %, surtout en Espagne, Grèce ou Italie, parmi les Quinze
et davantage chez les nouveaux membres, jusqu’à près
de 50 % de la population totale4.
- Quant aux flux migratoires, ils sont traités comme une donnée
externe, à partir des chiffres constatés antérieurement,
sur la base de soldes nets allant d’environ 0,8 million à
1,1 million. On ne saurait pourtant oublier que la contribution des flux
migratoires à l’accroissement de la population dans l’Europe
des Quinze s’est élevée à près de 70
% au cours des années quatre-vingt-dix. Des hypothèses de
flux migratoires sensiblement plus forts n’ont pas été
explorées.
On ne rappellera jamais assez que les évolutions
démographiques sont lentes, ce qui peut conduire à ne s’en
préoccuper que tardivement. De ce fait, des corrections éventuelles
s’en trouvent d’autant plus lourdes, mais ne portent effet qu’à
moyen ou long terme.
Effets progressifs
L’évolution démographique de l’Europe
n’est pas équilibrée parce qu’une population qui
se renouvelle peu, non seulement perd la base de sa pyramide constitutive,
ce qui ne chagrine que les statisticiens, mais surtout affiche une méfiance
par rapport aux risques de l’avenir, ceux qu’incarnent les enfants
et les jeunes. Toutefois de telles prévisions, fondées sur
l’évolution naturelle, sans variantes migratoires différentes,
restent théoriques. Il est pourtant utile de les interpréter.
Elles posent deux problèmes immédiats pour
l’avenir.
En premier lieu, la population en âge de travailler,
et par conséquent la population active, va diminuer à partir
du début des années 2010 dans la plupart des pays de l’Union.
Même si l’amélioration de la productivité permet
de se satisfaire d’une moindre population active, les études
menées jusqu’ici semblent montrer que le compte n’y est
pas. Une étude interne de la Commission européenne fait
apparaître qu’entre 2010 et 2030, pour tous les pays de l’Union,
des gains de productivité annuels compris entre 2,5 et 3,6 % seraient
nécessaires pour obtenir une croissance globale de 3 % par an.
Un tel rythme, sur une si longue période et avec des pays aussi
divers, n’apparaît pas réaliste. La croissance économique
s’en trouverait entravée.
En second lieu, le vieillissement de la population pose
le problème du financement des retraites, sujet désormais
en pleine lumière. Le problème concerne l’ensemble
de l’Europe, même s’il ne relève pas aujourd’hui
directement des compétences communautaires. Lorsque le ratio population
active/retraités évolue progressivement de 3 à 1,
si les « pires » prévisions se réalisent, il
est évident que le niveau des retraites, financées de toute
manière par les actifs, chutera et qu’il faudra d’urgence
préparer de nouveaux modes de financement ou organiser cette «
chute ». Ou imaginer les moyens de la limiter.
Autant de peurs ou d’inquiétudes que suscite
l’évolution démographique. Qu’elles soient plus
marquées encore dans les économies pauvres des nouveaux
pays adhérents – qui connaissent une certaine forme de dépopulation,
de vieillissement accru – explique du reste que ces derniers veuillent
rejoindre l’Union, mais cette différence ne change pas les
questions. De toute façon, une émigration de leur population
active vers les autres pays de la Communauté européenne
n’améliorerait pas davantage leur sort.
Problèmes communs
S’agissant de problèmes complexes, il est
inévitable de répéter qu’il faut tenter de développer
de manière aussi cohérente que possible toute une gamme
d’actions. Il est un peu moins banal de rappeler qu’il s’agit
plus de faire adhérer les populations concernées aux réformes
que de trouver des solutions techniques. Une réforme techniquement
intelligente ne produira pas les effets escomptés si elle est mise
en œuvre à corps social défendant.
Il faut donc « travailler », si l’on
s’en tient au domaine démographique, sur la fécondité,
sur le taux d’activité et sur les flux migratoires.
Il est clair que le redressement de la structure d’âge
des populations passe par une reprise des naissances, donc de la fécondité.
Mais on ne sait pas bien ce qui peut déclencher des évolutions
dans ce domaine. Elle a baissé dans des pays riches comme dans
des pays pauvres, au même moment, et elle peut augmenter pendant
des périodes sombres comme lors d’embellies économiques.
Pour les pays qui ont connu la transition démographique, on sait
du moins ce qui peut aider à une reprise : des politiques familiales
actives, des équipements familiaux nombreux, une meilleure conciliation
des vies familiale et professionnelle, une politique de logements accessibles,
etc. Mais le contexte d’une société pacifiée,
sans chômage excessif, n’est-il pas plus nécessaire
encore ? En tout état de cause, les effets de telles politiques
ne portent qu’à long terme, et il faut compter avec le surcoût
préalable d’une telle politique familiale, à une époque
où tout prélèvement fiscal est mal vu.
Les taux d’activité sont très variés
d’un pays à l’autre, d’un sexe à l’autre
et selon les classes d’âge. Bien des problèmes trouveraient
plus facilement solution si le taux d’activité de l’Union
se rapprochait de 70 %, voire de 75 %, comme maximum envisageable. Comment
y parvenir, sinon en offrant des emplois, avec les formations adéquates,
et en améliorant les conditions de travail, ce qui, dans ce domaine,
renvoie plus directement à la responsabilité des entreprises
privées ou des employeurs publics ? A cet égard, les conditions
d’emploi de la main-d’œuvre vieillissante devraient apparaître
au premier plan des préoccupations des employeurs. L’Europe
est arrivée là aussi au pied du mur, même si ses institutions
demeurent encore timides à ce sujet.
Reste alors la solution miracle de
l’immigration : si l’on manque de population, il n’y a
qu’à la faire venir d’ailleurs, comme on procède
pour un produit dont on a besoin. L’idée n’est pas neuve,
puisque l’immigration fournit en ressources humaines tous les pays
en expansion forte (sauf le Japon) depuis longtemps, notamment depuis
un demi-siècle. L’immigration s’est même renforcée
récemment, pour pallier des pénuries sectorielles, qui ne
concernent pas seulement la main-d’œuvre qualifiée. Ce
renforcement est si net, sans que l’on ose trop l’afficher,
que les prévisions d’Eurostat, fondées sur des soldes
migratoires nets d’environ 600 000 personnes par an, se sont déjà
trouvées largement dépassées en 2001 et 2002 (entre
1 million et 1,15 million pour chacune de ces deux années)5.
Or la pénurie de main-d’œuvre, on l’a vu, risque
de s’étendre. Par ailleurs, l’immigration fournit des
personnes dont les comportements de fécondité sont nettement
plus élevés que ceux des Européens. Enfin, la population
active ainsi importée peut servir à rééquilibrer
le ratio actifs/retraités. Triple avantage, donc.
Malheureusement, les choses ne sont pas si simples. La
Commission européenne a calculé que pour permettre, avec
un taux d’activité de 70 %, le maintien de la population active
dans l’Europe des Quinze, sans croissance de l’emploi, il faudrait
un solde migratoire net de 2,2 millions d’immigrants entre 2010 et
2040, soit le double, pendant trente ans, de ce qui est constaté
actuellement. Ce chiffre, qui n’a rien en soi d’effrayant, supposerait
évidemment qu’il faille prendre des mesures d’accompagnement.
Il fait apparaître qu’un rééquilibrage démographique
reposant sur l’immigration serait possible uniquement avec un apport
fort assuré pendant un assez grand nombre d’années.
Quant à l’impact sur la fécondité,
il s’estompe rapidement, parce que le comportement de fécondité
des migrants s’aligne en quelques années sur celui des populations
résidentes. Par ailleurs, des immigrants qui viennent s’installer
pendant trente ans, par exemple, vieillissent, et après avoir cotisé,
ils profitent comme tout le monde de leur retraite. L’avantage pour
l’équilibre des pensions se trouve donc à la fois transitoire
et atténué. Par conséquent, on ne peut attendre de
l’immigration qu’un effet temporaire.
Reste bien évidemment l’acceptabilité
sociale de ce recours à l’immigration. A l’évidence,
elle ne saurait être spontanée dans une situation politique
et sociale encore excessivement marquée par des réflexes
xénophobes dans tous les pays d’Europe – en fonction
des traditions ou des histoires locales –, comme par le contexte
économique actuel. Si l’enjeu démographique se révèle
important, il faudra une attitude politique déterminée,
et délibérément pédagogique, pour maîtriser
les réactions.
La population de l’Europe des Quinze, bientôt
des Vingt-cinq, est le résultat d’une construction historique
et sociale. L’ampleur de son déclin dépendra de l’esprit
collectif qui se formera au vu des données réelles. Ces
données se constitueront loin des modèles de prévision,
ne serait-ce que du fait de leurs faiblesses concernant l’immigration.
La réflexion sur ces modèles interpelle nos modes de vie,
pour ce qui concerne la naissance de nos enfants, la manière dont
nous concevons l’activité au cours de la vie adulte, la prise
en charge de nos anciens lorsqu’ils perdent la capacité d’avoir
une activité productive, enfin, dans notre monde devenu ouvert,
notre capacité à accueillir les migrants, nouveaux citoyens
qui viennent partager d’une manière ou d’une autre notre
destin. Répondre à ce défi de l’avenir est à
ce prix.
- A noter que sur la même période, la population totale du monde augmenterait de 47 %.
- Le monde, globalement, « vieillit » encore plus vite, mais à partir d’une population très jeune qui rencontre la transition démographique,
puisque la proportion des plus de 60 ans passerait de 10 % à plus de 21 %.
- On rappelle qu’il ne s’agit pas ici de la population dite active, que l’on limite à la fraction
des personnes qui se portent candidates à un emploi.
- Dans le monde entier, cette strate reste à peu près stable à l’horizon 2050, à près de 60 %.
- On voit ici apparaître la grande faiblesse des prévisions que l’on annonce plus haut : si les chiffres migratoires sont sous-estimés dès les premières
années de la prévision, qu’en sera-t-il pour 2030 ou 2050 ?
Bibliographie
- World population prospects population database, Eurostat Statistiques en bref (population et conditions sociales), 1997-7
- Au-delà du prévisible : variations démographiques dans l’UE jusqu’en 2050, Insee : Eonomie et statistique n°355-356-2002 : Projections de population à l’horizon 2050
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/le-declin-demographique-et-l-immigration.html?item_id=2489
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article