Au commencement était le mythe
Y a-t-il une identité
européenne ? Une ou des cultures ? Regard d’un écrivain
canadien, traducteur de Jorge Luis Borges, né en Argentine et vivant
en France après avoir résidé en Italie, en Angleterre
et à Tahiti.
Au premier siècle de notre
ère, Gaius Julius Hyginus, bibliothécaire d’Auguste,
rassembla une série de récits tirés des mythes traditionnels
grecs et romains, entre autres l’histoire des origines de l’Europe.
Selon Hyginus (qui se conformait à Apollodore et à Ovide),
Zeus s’éprit d’Europe, fille du roi africain Agénor
et, métamorphosé en taureau, l’emmena en Crète
où elle lui donna deux fils. Agénor envoya les frères
d’Europe à sa poursuite, en leur enjoignant de ne plus se
montrer dans sa maison avant de l’avoir retrouvée. Ils ne
revinrent jamais.
Permanence des mythes
Il se peut qu’Europe ait débarqué
en Crète, mais c’est comme le Nord barbare que les Grecs voyaient
son royaume, ces régions sauvages qui s’étendaient
au-delà des côtes, un continent distinct de la Lybie civilisée
d’Agénor et des cours opulentes d’Asie. Il y a quelques
années, les historiens croyaient encore qu’en grec archaïque,
le mot « europe » signifiait « soleil couchant »
; il est établi désormais que ce que les Grecs appelaient
Europe était simplement la terre ferme, un espace qui n’était
pas l’une de leurs innombrables îles. A la longue, à
force d’incursions et d’établissement de colonies, la
définition négative acquit une connotation positive. Le
continent barbare devint grec, ou plutôt la Grèce devint
l’Europe, puisque c’est la Grèce qui a apporté
à l’Europe sa civilisation et a procuré à ses
peuples éparpillés un centre fondateur. Les inventeurs du
mythe devinrent un élément du mythe. Le mythe devint leur
réalité géographique.
Les mythes sont transformés, altérés,
renouvelés en fonction des besoins d’un temps et d’un
lieu mais, pour l’essentiel, ils restent eux-mêmes, parce qu’ils
ne sont pas nés comme des fabrications de l’imagination humaine
mais comme des manifestations d’intuitions primordiales. Très
tôt, les Grecs ont tenté de donner au mythe une représentation
matérielle, comme lorsque, au troisième siècle avant
notre ère, Eratosthène a identifié la constellation
du Taureau au ravisseur légendaire. Plus tard, au Moyen Age, les
Européens ont essayé de saper les racines païennes
du mythe et d’en diluer l’essence. L’un des pères
de l’Eglise, Lactance, a proposé de le banaliser en déclarant
que le taureau était simplement le nom d’un bateau ; d’autres
soutenaient que c’était une illustration de ce qui arrive
quand la Chasteté Chrétienne succombe à l’Amour
Profane ; d’autres encore voyaient dans cette histoire une représentation
allégorique du pouvoir de la virginité de Marie, associant
cette rencontre à celle de la licorne et de la vierge.
Au seizième siècle, Guillaume Postel, dans
son Cosmograficae disciplinae compendium, s’efforça
de replacer le mythe païen dans le cadre de l’histoire biblique
de Noé et de ses fils envoyés pour peupler le monde après
le Déluge : Sem en Afrique, Cham en Asie et Japhet en Europe. Postel
affirmait qu’il fallait changer le nom du continent en Japétie,
mais sa suggestion resta sans écho. Le mythe antique perdura et
donna naissance à d’autres mythes dérivés de
l’histoire principale : mythes de souveraineté (Europe royale),
de féminité (aimée de Zeus), de prééminence
culturelle (ses frères envoyés à sa recherche) et
aussi, plus mystérieusement, d’immigration et de repeuplement
(Europe, résidente étrangère). Que l’on soit
en Grèce, au Portugal ou en Hongrie, la permanence du mythe est
sans doute la pierre de touche qui prête aux peuples d’Europe
une identité européenne.
Circonférences sans cesse élargies
Depuis l’époque grecque, nous nous sommes
définis en cercles concentriques, ou plutôt nous avons été
définis par ce qui se trouve au-delà de nos circonférences
sans cesse élargies. De notre personnalité autoréfléchie
aux miroirs de nos constellations familiales et à ceux de notre
ville et de notre pays natals, nous occupons une place de plus en plus
grande dans le paysage matériel que découvre notre esprit.
Le cercle de l’Europe, paradoxalement, est à la fois la conception
intérieure de ses frontières géologiques et l’imagination
extérieure de ses configurations culturelles et sociales internes.
Et cependant, pour l’essentiel, l’Europe correspond toujours
à l’idée que s’en faisaient les Grecs anciens
: elle est ce continent qui s’étend au nord de la mer centrale.
« Nous devons nous rappeler, écrivait T.
S. Eliot en 1944, que si l’Europe est un tout (et reste, malgré
ses mutilations et défigurations progressives, l’organisme
à partir duquel doit se développer tout monde harmonieux),
la littérature européenne, elle aussi, est un tout, dont
les diverses parties ne peuvent s’épanouir que si un même
flux sanguin circule dans le corps entier. Le flux sanguin de la littérature
européenne est latin et grec – constituant non pas deux mais
un système circulatoire, car c’est à travers Rome que
nous parvient l’héritage grec. » S’il existe une
littérature européenne, elle suppose la même construction
imaginaire d’une localisation géographique : une bibliothèque
rassemblant des œuvres multiples perçues d’un point de
vue particulier qui se définit comme sa source (et, de ce fait,
par la seule force de l’imagination, le devient). La Grèce
imagine l’Europe ; la Grèce devient le point de départ
de l’identité européenne.
Pour Montesquieu, l’unité de l’Europe
dépendait de l’équilibre entre ces « diverses
parties ». Dans ses Réflexions sur la monarchie universelle,
il écrivait : « L’Europe n’est plus qu’une
nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont
besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie, comme une de
leurs provinces a besoin des autres ; et l’Etat qui croit augmenter
sa puissance, par la ruine de celui qui le touche, s’affaiblit ordinairement
avec lui. » Selon Montesquieu, l’Europe était un mythe
qui dépendait du dialogue entre ses différentes versions.
Conglomérat de cultures
Même au-delà de la Méditerranée,
de l’autre côté de l’Atlantique, la vision qu’on
a de l’Europe n’est guère différente. Quand j’étais
écolier, en Argentine, l’Europe (notre idée de l’Europe)
était un vaste et puissant conglomérat de cultures et de
sagesse. C’était de là qu’à travers l’Atlantique
venait l’Histoire à laquelle, magister dixit, nous
devions notre existence ; de là que venaient les écrivains
dont nous lisions la littérature, les musiciens dont nous écoutions
la musique, les cinéastes dont nous regardions les films. D’Europe
venaient les visages de nos ancêtres, les accents de nos grands-parents,
les noms calligraphiés sur la première page de nos cahiers.
L’Argentine, nous disait-on, était toute neuve et nous devions
l’aimer simplement parce qu’elle était nôtre (le
mot « nôtre » revenait avec obstination dans nos hymnes,
nos symboles et nos livres d’histoire : nuestra Patria, nuestra
bandera, nuestras Malvinas). Le Paraguay ou le Mexique qui, de même
que vingt autres pays, étaient supposés constituer l’Amérique
que certains appelaient du Sud et les autres latine, nous paraissaient
aussi mystérieux que les îles Tonga. La France, par contre,
ainsi que l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne
et la Suisse, les nations changeantes de la Mitteleuropa, jusqu’à
la Grande-Bretagne (nous n’avons jamais compris la vieille plaisanterie
: « tempête sur la Manche, le continent est isolé »)
faisaient partie d’un tout cohérent, définissable et
aimablement familier. Le point de vue de la Grèce nous offrait
une réalité lointaine mais cohérente.
Moins tendres sont certaines images antérieures.
Au XVIIIe siècle, les habitants du Bénin situaient l’Enfer
de l’autre côté des mers, car c’était de
là que venaient les trafiquants d’esclaves. Un portrait d’un
Européen réalisé en Chine au XVIIe siècle
représente une créature au nez semblable à un bec
et au corps couvert de poils, dont le torse arbore un double tatouage
en forme de poumons et dont la bouche exhale un sombre nuage de fumée
de tabac. Dans la relation d’un voyage en Europe au XVIe siècle,
le chroniqueur arabe Seyyid Hassan Agha écrivait que les habitants
étaient « petits, malodorants et vêtus de manière
inconfortable ».
Sentiment d’identité
Nul doute que pour Erasme, pour Voltaire, pour Joyce,
l’Europe signifiait sa culture et son ou ses langages communs : le
latin, le français et ce composite de tous les langages, celui
de Finnegans Wake. Leurs racines plongeaient à une même
source de compréhension, un vocabulaire partagé de récits
et de symboles. Par « Européen », ils entendaient quelqu’un
dont la culture était plus vaste que les cercles étroits
de leurs nationalités et dont les devoirs étaient éthiques
et philosophiques avant d’être politiques. Quand Victor Hugo
écrivait : « Il y a aujourd’hui une nationalité
européenne, comme il y avait au temps d’Eschyle, de Sophocle
et d’Euripide une nationalité grecque », il définissait
exactement le sentiment d’identité attaché à
un espace plus vaste que le lieu de naissance, perçu intuitivement
à travers des éléments culturels communs. Filtrée
par les Etrusques, traduite par les Romains, interprétée
par les Arabes, la recommandation de l’oracle de Delphes est gravée
au cœur de l’identité européenne. Tout Européen
doit contribuer à une définition commune de l’Europe
en s’efforçant de se connaître lui-même.
Une telle espèce d’Européens intelligents
et curieux d’eux-mêmes semble hélas régulièrement
en voie de disparition. Hume estimait qu’en son temps un Européen
était une impossibilité, à l’instar de la Chimère,
parce qu’il lui fallait être à la fois le citoyen d’une
nation et le produit de plusieurs ; Rousseau pensait qu’il ne restait
d’Européens qu’en un seul endroit : la Corse («
J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île
étonnera l’Europe ») ; Burke déplorait que «
l’âge de la chevalerie [eût] disparu. Celui des sophistes,
des économistes et des calculateurs lui a succédé
; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais ».
Deux siècles plus tard, en 1934, Thomas Mann se souvenait d’une
rencontre avec son vieux mentor, l’éditeur Sammi Fisher, et
rapportait une observation faite par Fisher à propos d’une
connaissance commune :
- « Il n’est pas européen », dit-il en hochant
la tête.
- « Pas européen, Herr Fisher ? Et pourquoi donc ? »
- « Il ne comprend rien aux grandes idées humaines. »
La remarque de Fisher devait être entendue à
la fois comme une définition et comme une élégie.
Concept difficile à définir
Aujourd’hui, privé d’une lingua franca
(l’anglais informatique est trop appauvri pour qu’on le
prenne en compte), assailli par des accusations d’arrogance et de
brutalité (le terme « eurocentrique » est devenu une
insulte), méfiant vis-à-vis des « idées humaines
» (nonobstant la Cour internationale de La Haye), infiniment moins
enclin à la chevalerie qu’à une sophistique calculée
(voir, par exemple, la notion de Gastarbeiter), le concept d’Europe
est bien difficile à définir.
Trop belle pour être vraie
Des communications officielles lancées artificiellement
dépeignent une Europe trop belle pour être vraie. Mais, pour
exister, un concept n’a besoin ni n’être beau, ni d’être
vrai.
L’Europe en tant que concept semble presque se passer
des efforts du Parlement européen (abolition des barrières
douanières, tentatives d’uniformisation des fromages, possibilité
de travailler pour les mêmes bas salaires dans n’importe lequel
des pays membres) et des symboles laborieux qu’il a inventés
(le drapeau constellé d’étoiles reflétant celui
des Etats-Unis, la monnaie inoffensive et dépourvue d’histoire,
la Journée de l’Union européenne dont personne ne se
souvient).
Comme tout le monde le sait, il existe une Europe avec
ses histoires, ses littératures, ses cuisines et ses paysages,
de même qu’il existe une Inde avec ses dizaine de cultures
différentes ou des Etats-Unis d’Amérique qui en possèdent
à peine une. Il paraît futile de nier que toute construction
sociale, toute cité, toute nation ou tout continent est un pot-pourri
fait de bric et de broc ; que l’histoire « européenne
» s’entremêle avec celle des Arabes que l’Europe
a expulsés, des Tartares qu’elle a repoussés, des Africains
qu’elle a asservis, des Juifs qu’elle a persécutés
et gazés, des Indiens d’Amérique qu’elle a massacrés
; qu’il faudrait tout l’art d’un théoricien de l’écrit
pour réunir sous la bannière d’une littérature
commune les œuvres de Kafka, Zola, Lorca et Pessoa, par exemple ;
qu’andouille et Bratwurst, Venise et Manchester ne furent
jamais concues par un même œil ni pour un même palais.
Comme dans une vaste combinaison de métaphores,
tous ces différents éléments constituent, quelque
part dans les profondeurs de l’esprit, quelque chose que nous appelons
Europe et dont l’existence est indépendante des traités,
des accords fiscaux et de la publicité.
Il est vrai que toute définition implique à
la fois une limitation et une invention : une limitation de ce qu’à
notre avis l’objet défini n’est pas, et une invention
de ce qui peut, imaginons-nous, constituer quelque chose que nous connaissons
déjà, puisque nous ne pouvons définir ce que nous
n’avons pas encore imaginé. Le mythe d’Europe reflète
cette dualité. Ovide écrit qu’alors même qu’elle
se retourne, terrifiée, pour observer le rivage qui s’éloigne
derrière elle, Europe pose tendrement une main sur les cornes du
taureau blanc et tient dans l’autre un panier plein de fleurs de
son pays natal. L’Europe est, comme sa fondatrice, à la fois
indigène et étrangère, enracinée et exilée,
saisie sous le regard d’un observateur quasi divin et libre de construire
son espace et son temps à elle.
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