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Alberto MANGUEL

est écrivain.

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Marthe à Babel

Dieu construisit le monde, les hommes, Babel. Avec Marthe, la laborieuse, Alberto Manguel esquisse une fresque de la pénibilité du travail humain et de ses représentations à travers les siècles.

L’idée qu’on se faisait de Dieu au Moyen-âge était d’un bâtisseur. Son œuvre première et capitale fut le Monde, édifié, avec la totalité de sa mécanique et de ses agréments, en six jours, nous dit fièrement la Genèse. Si l’on en croit l’Ancien Testament, la clé de voûte de cette construction était Jérusalem, la ville sainte que, plus tard, dans l’Apocalypse, saint Jean allait qualifier de miroir de cette autre Jérusalem dont le modèle est dans les cieux, «parée comme une fiancée pour son époux» (Apocalypse, XXI, 2). Dans les premières décennies du Ve siècle, peu avant l’invasion de l’Afrique du Nord par les Vandales, Augustin imaginait une cité idéale capable de survivre à la destruction des cités de la Terre : la Cité de Dieu. Bâtie sur tout ce que le christianisme avait pu récupérer des ruines de la Grèce et de Rome, rejetant « l’erreur » païenne mais s’inspirant de la sagesse antique, elle autorisait à ses habitants l’accès à la Ville éternelle apparue à Jean dans sa vision. Après Augustin, l’habitude s’imposa d’identifier l’église en ce Monde avec la Cité des Cieux.

Ce qui est permis à Dieu ne l’est toutefois pas à l’homme, ainsi que le démontre l’histoire de Babel dans le onzième chapitre de la Genèse. Après le Déluge, les peuples de la Terre s’en furent vers l’est, au pays de Sennaar et, là, ils décidèrent de construire une ville et une tour qui s’élevât jusqu’au ciel. «Or le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les enfants d’Adam, et Il dit : Voilà qu’ils ne sont tous maintenant qu’un peuple, et ils ont tous le même langage ; et ayant commencé à faire cet ouvrage, ils ne quitteront pas leur dessein qu’ils ne l’aient achevé entièrement. Allons, descendons en ce lieu, et confondons-y tellement leur langage, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.» Dieu, dit la légende, a inventé la multiplicité des langues afin de nous empêcher d’œuvrer ensemble, pour que nous n’outrepassions pas nos pouvoirs. D’après le Sanhédrin (un conseil des anciens siégeant à Jérusalem au Ier siècle), le site où la tour s’est jadis élevée n’a jamais perdu ses propriétés particulières et, aujourd’hui encore, quiconque y passe oublie tout ce qu’il sait.

Adam condamné au travail

Selon la tradition, le châtiment de Dieu s’applique à l’ambition de l’homme et non à son désir de travailler. Le travail était le sort auquel Dieu avait condamné Adam pour sa désobéissance dans le jardin : «C’est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre» (Genèse, III, 19) et le travail ne pouvait donc déplaire, fût-ce à un Dieu vengeur. Néanmoins, la formulation du bon plaisir divin est loin d’être claire. Même lorsque l’œuvre projetée est moins ambitieuse que Babel, la préférence du Très-Haut paraît pencher vers autre chose que ce qui est accompli «à la sueur de ton front».

Six jours avant les célébrations de la Pâque à Béthanie, Marthe et Marie organisèrent un dîner en l’honneur de Jésus qui (racontent les évangiles) avait ressuscité leur frère. Tandis que Marthe s’affairait à la cuisine, Marie, assise aux pieds de leur hôte, écoutait ses paroles. Accablée par le nombre des tâches à accomplir, Marthe demanda à sa sœur de venir l’aider. «Marthe, Marthe, dit Jésus, tu t’agites et t’inquiètes pour beaucoup de choses, alors qu’une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, et elle ne lui sera pas ôtée.»

L’ombre de cette scène dans la maison de Béthanie s’étend sur nous de siècle en siècle, confondant chrétiens et non chrétiens, distinguant ceux qui s’occupent des humbles tâches quotidiennes et ceux que l’on sert car leurs occupations ont lieu sur un plan supérieur. La dichotomie fut d’abord considérée comme d’ordre spirituel – entre vie active et vie contemplative, entre quête des biens de ce monde ou des richesses du suivant – mais on en vint bientôt à l’interpréter (ou à la détourner) comme un partage entre ceux qui ont le privilège d’être assis aux pieds du pouvoir divin et ceux auxquels il incombe de s’activer dans les cuisines d’ici-bas. Au XVe siècle, le poète espagnol Jorge Manrique reconnaissait que seule la mort rendrait équitable l’univers partagé entre «los que viven por sus manos / e los ricos» (ceux qui vivent de leurs mains et les riches).

Marie est exaltée sous ses nombreux aspects : princes et potentats, sages et mystiques, prêtres et héros, tous ceux auxquels le destin a accordé la meilleure part. Mais Marthe n’est jamais absente. Qu’elle porte des briques sur le chantier de Babel, qu’elle édifie les somptueux tombeaux des pharaons, qu’elle construise l’immense mur le long duquel les empereurs chinois défilaient comme au long d’un rouleau de bambou, qu’elle érige des colonnes de marbre en l’honneur des dieux de la Grèce, qu’elle compose pour les nantis des mosaïques dans les cours de Pompéi, qu’elle sculpte les ornements, complexes ou sobres, des milliers d’églises d’Europe, ou les dieux en majesté sur une porte dogon, Marthe accomplit avec persévérance ses tâches quotidiennes.

Pendant très longtemps, la notion de peine semble être restée absente de ces représentations du travail. Alors qu’en peinture ou en pierre, dieux et héros, saints et martyrs souffrent visiblement pour leur cause, rares sont les images où les ouvriers du bâtiment paraissent sous le coup d’un quelconque effort physique ou mental. Les hâleurs de pierres égyptiens sur leurs frises, les artisans grecs dans leurs peintures murales, les maçons romains à peine visibles sur le flanc d’un sarcophage, les laboureurs médiévaux, tous figurent comme de simples éléments du paysage humain dans lequel les émules de Marie ont choisi d’exister. Ils remplissent leurs fonctions de manière répétitive et décorative, solides comme des rocs, avec la réalité apparente des animaux ou des arbres. Mais ils n’ont pas d’histoire. C’est seulement s’ils empruntent leurs sujets à la littérature ou à la religion que les artistes se sentent justifiés de donner vie aux activités quotidiennes du travail. La même chose est vraie en Chine, où les plus anciennes images représentant un réel labeur datent du XIIe siècle et ont été exécutées dans le cadre d’examens d’État pour lesquels on demandait aux candidats de peindre une scène suggérée par quelques vers d’un poème.

L’ancien débat autour du ut picture poesis(«en poésie comme en peinture») peut en partie expliquer cette absence, du moins si l’on accepte la distinction classique énoncée par Lessing, selon laquelle la restriction de l’émotion profiterait aux arts plastiques, tandis que la description dans un poème de ce que ressent un personnage serait considérée comme non seulement permissible mais encore nécessaire en littérature. Les travailleurs évoqués jusque dans les textes les plus anciens le sont en des moments de particulièrement grande émotion qui confèrent de la profondeur à leurs activités (la construction du cheval de Troie chez Homère ou celle du labyrinthe de Knossos par Dédale chez Ovide), tandis que la figuration stylisée des mêmes scènes ornant les poteries grecques, par exemple, ne raconte rien en dehors du récit que peut y apporter celui qui les regarde.

De premières représentations

Les premières images du labeur des hommes qui commencèrent à apparaître en Europe à la fin du Moyen-âge (et qui n’étaient plus intitulées, afin de justifier la présence d’artisans ou de maçons, «La forge de Vulcain» ou «La construction de la tour de Babel») semblent avoir coïncidé avec l’intérêt qu’inspiraient à la société postféodale les représentations d’elle-même. Sur plusieurs des illustrations des «Très riches heures du duc de Berry» figurent des charpentiers, des couvreurs et des tailleurs de pierre dans l’exercice de leurs diverses professions, moins en tant qu’indication du déroulement des saisons qu’en tant que portraits indépendants de ces acteurs de la vie sociale. Ils sont au nombre des premières tentatives spécifiques de mettre en lumière certains détails d’une existence laborieuse, en apportant des informations concernant les différentes besognes des membres d’une société donnée. Marthe plutôt que Marie.

Le Caravage fut sans doute le premier peintre qui prit à contre-pied la convention des emprunts à la littérature. Même si, en surface, ses modèles prolétariens servent d’acteurs dans les scènes dramatiques tirées de la Bible qu’il imagine, ce sont en réalité les scènes bibliques qui servent de prétexte à la représentation de gens du commun. Si manifeste était le procédé et si choquante l’intention apparente que (selon la légende) les Carmélites lui refusèrent la «Mort de la Vierge» qu’elles lui avaient commandée parce que le peintre avait utilisé comme modèle une jeune prostituée enceinte qui s’était noyée dans le Tibre. Ce que l’on voyait n’était pas, en dépit de l’intitulé, la mère de Dieu plongée dans son dernier sommeil, mais le corps d’une femme dont la société avait abusé avant de l’abandonner. En 1850, un scandale du même ordre suivit l’exposition du «Christ dans la maison de ses parents», tableau de John Everett Millais auquel Charles Dickens, entre autres, reprochait d’avoir osé représenter la Sainte Famille moins comme une communauté spirituelle de Maries que comme une famille de charpentiers en chair et en os, des Marthes.

Mais il faudra attendre les explorations des impressionnistes pour que le travail en tant que tel, avec toutes ses connotations quotidiennes héroïques et misérables, acquière la valeur d’un sujet digne d’être peint. Chez Vuillard, Bonnard, Monet, avec leurs impressions de travailleurs occupés dans les champs ou les rues et, plus tard, dans des représentations spécifiques de révoltes de travailleurs, comme on en voit dans de nombreux tableaux de l’école italienne «divisionniste», tels que «Le Quatrième-État», de Giuseppe Pellizza, avec son armée d’hommes en marche, ou «L’Appel au travail», de Plinio Nomellini, où figurent un père et son fils sur le point de se joindre à la troupe des ouvriers, un nouveau sujet a fait son apparition ou, du moins, un sujet auquel on a attribué sa scène propre. Dans ces images, l’activité humaine est représentée et commentée non seulement en tant qu’action, mais aussi dans ses conséquences (exploitation et épuisement), ses causes (ambition et faim) et les tragédies inhérentes (accidents et répression par les armes).

Les valeurs de l'image

Il est intéressant d’observer la manière dont beaucoup de ces images, souvent empreintes de sentimentalisme ou de romantisme, ont acquis après la Révolution d’octobre, dans l’art chinois et soviétique de l’affiche, une valeur décorative et même purement graphique. Curieusement, cet art monumental a perdu dans l’esthétique communiste une bonne partie de sa singularité combative, retournant, en un sens, au rôle impersonnel assigné aux travailleurs dans les premières représentations médiévales. Ce fut la photographie, toutefois, ce procédé découvert du vivant de Monet, qui finit par conférer à l’image du travail cette dignité qui vient de la compréhension du spectateur. En manipulant le public pris à témoin, la photographie cadrait les activités des travailleurs à la fois comme un document et comme un objet esthétique, en des images qui appelaient un contexte narratif politique et, en même temps, obéissaient à des règles variables de composition et d’éclairage. Les maçons minuscules qui fourmillent sur la «Tour de Babel» de Brueghel sont moins, à nos yeux, des esclaves en plein labeur qu’un élément collectif du récit biblique. Quatre siècles après Brueghel, le photographe brésilien Sebastião Salgado exposait une série d’images breugheliennes où l’on pouvait voir des essaims d’ouvriers misérables en train de monter et descendre le long des parois d’une monstrueuse mine d’or amazonienne, des images où l’on ne peut guère lire autre chose que l’état de victimes des ouvriers, nos pareils condamnés de nos jours à l’enfer sur Terre.

Une allégorie des bâtisseurs

Et pourtant, même dans de telles images documentaires, demeure un écho, certes inconscient, aux récits établis qui, dans un mode métaphorique ou allégorique, leur prêtent une forme et un argument. L’armée des Marthes de Salgado, ce sont aussi les bâtisseurs de Babel, les esclaves sur les pyramides, l’image biblique allégorique du labeur humain sur cette Terre exécuté «à la sueur de ton front». Un tel symbolisme ne porte nulle atteinte à la lecture «réaliste» qu’on peut faire des images de Salgado, ni à leur valeur de témoignage. Il permet simplement à ses représentations photographiques d’atteindre à un autre niveau encore du récit, de remonter dans notre histoire, pour en ramener des images de Marthe qui n’ont pas toujours été autorisées à apparaître à la surface.

Après la naissance de ses fils Cyril, en 1885, et Vivian, en 1886, Oscar Wilde a composé pour eux une série de contes qui furent par la suite publiés en deux recueils. Le second, «La Maison des grenades», commence par un conte intitulé «Le jeune roi». Ayant été révélé comme l’héritier du trône, un jeune berger est amené au palais royal. La nuit précédant son couronnement, il fait trois rêves dans lesquels il voit sa couronne, son sceptre et son manteau fabriqués par «les mains blanches de la souffrance», et il refuse de les porter. Afin de le faire changer d’avis, on lui explique que la souffrance a toujours été le lot du peuple et que «s’il est amer de travailler pour un maître, il est plus amer encore de n’avoir pas de maître pour qui travailler.» «Riches et pauvres ne sont-ils pas frères ?» demande le jeune roi. «Oui, lui répond-on, et le nom du frère riche est Caïn.»

Le troisième rêve du jeune roi lui fait voir la Mort et l’Avarice occupées à surveiller une armée de travailleurs peinant dans une forêt tropicale. Parce que l’Avarice refuse de se défaire de quelques graines qu’elle tient serrées dans sa main osseuse, la Mort réagit en massacrant tous les hommes de l’Avarice. Voici comment Wilde décrit la scène que Salgado allait photographier un siècle plus tard :

«Il vit là une immense multitude d’hommes au travail dans le lit asséché d’une rivière. Ils grouillaient comme des fourmis sur la paroi rocheuse. Ils creusaient des puits dans le sol et descendaient au fond. Certains d’entre eux fendaient les pierres à l’aide de grandes haches ; d’autres fouillaient le sable… Ils se pressaient de tous côtés en s’interpellant les uns les autres, et aucun ne restait oisif.» Alors, en dehors du cadre de la photographie de Salgado, condamnant des milliers de Marthes à un destin bien pis que celui des maçons dispersés de Babel, Wilde conclut le rêve : l’Avarice referme son poing.

Texte traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/marthe-a-babel.html?item_id=2729
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