Mariella COLIN

est professeur de langue, littérature et civilisation italienne à l'université de Caen. Elle dirige l'équipe de recherche "Identités, Représentations, Echanges (France-Italie)".

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Italiens en France : le bâtiment, vecteur d'intégration

Pendant près d’un siècle, le bâtiment a constitué une voie de promotion sociale pour les Transalpins. L’âge d’or des entreprises familiales italiennes dans l’Hexagone a toutefois touché à sa fin à partir des années 70 avec la concentration observée dans le BTP.

Dans les années 1880, l’émigration italienne en France – qui en tant qu’émigration des élites ou bien émigration saisonnière avait existé pendant des siècles – devient un phénomène de masse. à partir de cette date, les Transalpins – qui, de 1901 à 1962, formeront par leur nombre la première communauté étrangère dans l’Hexagone – ont joué un rôle majeur dans l’industrie française du bâtiment et des travaux publics. Ils ont offert une main-d’œuvre bon marché bien que souvent expérimentée : terrassiers, mais aussi maçons, ils ont répondu aux besoins du patronat confronté à une pénurie grandissante de main-d’œuvre. Appréciés de leurs employeurs, ils ne le sont guère des ouvriers français, à qui les opposent des incidents xénophobes (comme en 1894 sur les chantiers de la société des Grands Travaux de Marseille).

Ils continuent d’affluer au début du XXe siècle, quand s’amorce une reprise de la construction de logements : en 1911, ils représentent près de 10 % des ouvriers du bâtiment. Après le reflux entraîné par la Première Guerre mondiale, le mouvement reprend après l’armistice de 1918, en raison des besoins de l’industrie, mais aussi et surtout de l’hémorragie humaine qu’a représenté le conflit pour notre pays. À partir de 1919, les Italiens sont les premiers bénéficiaires de l’appel de la France, pour répondre aux besoins de la reconstruction dans le Nord-Est : en 1927, ils représentent 58 % de la population étrangère du bâtiment. Si beaucoup sont arrivés comme manœuvres, certains acquièrent rapidement une qualification. Mais nombre d’entre eux doivent retourner en Italie suite à la crise des années 30 ; quant à ceux qui restent, s’ils n’ont pas été naturalisés, ils souffrent de l’attitude de l’Italie mussolinienne pendant le second conflit mondial. Cependant, leur réputation dans le domaine du bâtiment est telle que l’immigration reprendra à la Libération. C’est pourquoi la part des Italiens dans ce secteur demeure importante dans le deuxième après-guerre, alors qu’elle a beaucoup régressé dans le reste des professions.

Le chantier comme lieu d’identité

Dès le début de l’émigration populaire, les Italiens ont été attendus dans les chantiers des grands travaux publics et des grands édifices urbains français. Lieu de passage et de brassage pour les immigrés réguliers comme pour les clandestins et les réfugiés politiques, « le chantier » a été celui où s’est forgée l’identité commune des ouvriers du bâtiment pour lesquels l’émigration a été le point de départ. Les hommes y ont circulé et les savoir-faire aussi, et ce transfert de technologie sur le terrain a facilité la transmission d’une culture matérielle.

Dans un premier temps, les chantiers européens ont été un lieu de rendez-vous annuel pour les ouvriers transalpins originaires des régions frontalières de l’Italie du Nord. L’émigration temporaire masculine permettait de compléter les ressources insuffisantes des zones montagnardes, dont les habitants se sont spécialisés très jeunes dans les travaux du bâtiment et du réseau routier.

Ce sont les filières typiques de l’émigration villageoise des maçons-cimentiers qui, à partir du Piémont (notamment de la région de Biella), ont essaimé dans toute la France. Les mécanismes de recrutement intracommunautaire (au sein d’une même famille, d’un même village, d’une même province), puis le passage du statut d’ouvrier non-qualifié à ouvrier qualifié, voire à tâcheron ou même entrepreneur, ont joué à fond. En s’appuyant sur leurs compétences dans la préparation et l’utilisation du ciment et du béton armé, les migrants transalpins ont su satisfaire les besoins du monde citadin et agricole français, en s’assurant un marché auquel ils étaient à même de répondre.

À cette époque, l’industrie du bâtiment demandait beaucoup plus de main-d’œuvre que de capital, et sa richesse résidait dans la qualité de son personnel. Dans un secteur comme le BTP, caractérisé autrefois par la nature peu capitalistique de l’activité et par une forte mobilité professionnelle et sociale, il était relativement aisé de passer du statut d’ouvrier à celui d’entrepreneur. Ce passage pouvait s’effectuer directement, mais, de façon plus fréquente, par l’entremise de statuts intermédiaires tels que chef de chantier, tâcheron ou sous-traitant. Ainsi s’explique un double jeu d’ascension professionnelle (intragénérationnelle) et sociale (intergénérationnelle). Trajectoires individuelles et appartenance à une catégorie collective se croisent et s’éclairent mutuellement dans ces itinéraires, où les récits de l’immigration se fondent avec l’explicitation des relations au métier des ouvriers et des patrons.

Une promotion progressive

Parmi ceux qui sont restés en France, la plupart ont connu une ascension socioprofessionnelle plus ou moins grande, mais toujours modelée par une même stratégie, mobilisant l’énergie et le temps des individus, faisant appel tant à la polyvalence qu’aux savoir-faire spécifiques. Grâce à leur travail acharné et à la solidarité familiale, les manœuvres sont devenus chefs d’équipe ou chefs de chantier ; les ouvriers qualifiés, artisans indépendants ou patrons.

Lorsque la réussite s’est ensuivie, elle a été jugée comme le résultat d’une éthique fondée sur des valeurs comme l’effort, l’esprit de sacrifice ou la solidarité. La construction empirique s’est avérée être un puissant moteur d’intégration économique et sociologique, qui a induit l’installation de l’entrepreneur, la durabilité de la structure, l’accès à la nationalité française pour l’obtention des adjudications. La forte charge symbolique qui se rattache à la construction a été perçue par ceux qui en ont été les auteurs comme une satisfaction et une gloire en soi, tandis que dans l’imaginaire collectif français, les Transalpins se sont trouvés durablement associés aux chantiers et aux métiers du bâtiment, en acquérant une image de professionnels compétents. Une réputation unanimement considérée par les anciens émigrés et leurs descendants comme l’un des ressorts fondamentaux de leur réussite, et qui parfois est allée jusqu’à se transfigurer en mythe.

Des réussites entrepreneuriales

L’on ne peut que souligner, à cet égard, l’apport des monographies d’entreprises locales fondées sur des échantillons restreints, et l’on voit bien tout l’intérêt des études menées sur la région parisienne, le Sud-Est, la Touraine ou la Basse-Normandie.

En région parisienne, les réussites entrepreneuriales ont été nombreuses. Il y a eu, bien sûr, des fondateurs d’entreprises familiales, mais aussi de grosses sociétés anonymes à vocation internationale, telle la Régie générale des chemins de fer fondée par François Vitali, au XIXe siècle. Une autre ascension brillante est sans doute celle de Gino Valatelli, créateur en 1927 de la Société auxiliaire d’entreprises (SAE), ensuite fusionnée avec Fougerolle au sein d’Eiffage. Cette réussite italienne s’est aussi incarnée dans la personne de Jean-François Roverato, PDG du groupe Eiffage.

Mais, de façon beaucoup plus fréquente, les Italiens ont créé des PME à fondement familial. Le fait de parler le même dialecte, d’appartenir à la même famille, a réduit les coûts de trans­action. Pratiquant l’endogamie migratoire (les ouvriers se recrutent dans la même province que leur patron), ils ont adopté des comportements claniques (indivision des propriétés, emploi de salariés familiaux). Ces caractéristiques ont conféré une grande cohésion sociale à l’entreprise. Tel est le cas des entreprises de Nogent-sur-Marne – où les Italiens constituaient la moitié de la main-d’œuvre étrangère – comme les maisons Schenardi, Cavanna et Taravella. On retrouve ces caractéristiques chez d’autres entreprises italiennes de bâtiment, comme la maison Andreone, établie à l’Hay-les-Roses par Henri, tâcheron de son état, qui rachète, en 1932, avec ses deux fils, une petite entreprise locale. La maison Andreone s’imposera dans la construction d’un habitat pavillonnaire, puis, après une période de mise en sommeil durant l’Occupation, retrouvera, de 1950 à 1973, un vigoureux dynamisme.

Le cas des Piémontais

En dehors de la région parisienne, les Italiens se sont portés vers le Sud-Est, pour d’évidentes raisons de proximité. Dans l’entre-deux-guerres, la maison des frères Antonin et Jean Gianotti construira plusieurs lignes de chemin de fer dans les Alpes-Maritimes. Ils sont venus en masse en Lorraine, attirés par l’industrie métallurgique en pleine expansion à la suite de la mise en valeur des minerais de fer de Briey ; mais ils ont trouvé aussi à s’employer dans le bâtiment, second secteur d’accueil. Certains entrepreneurs italiens ont connu de brillantes réussites, comme les frères Buzzi en Meurthe-et-Moselle, Paul Giracca à Nancy ou Peduzzi dans les Vosges.

Un cas particulier est celui de l’insertion de l’immigration piémontaise du bâtiment dans le quart nord-ouest de la France. En Touraine et en Normandie, la trajectoire professionnelle et la réussite sociale de ces migrants transalpins du bâtiment ont été parfois étonnantes. Originaires des zones préalpines et professionnellement compétents avant leur arrivée en France, ils se sont hissés jusqu’au niveau d’entrepreneurs, en sachant saisir les opportunités que leur offrait l’Ouest français. Le pionnier de cette « émigration du béton » a été Giocchino Novello, qui arrive à Tours en 1860 et commence à travailler comme artisan-entrepreneur, en fondant une entreprise – la maison Novello – qui poursuivra son activité sur cinq générations, de 1872 à 1995. En Normandie, le moment fort de l’implantation italienne est le premier après-guerre, lorsque, dans les années 20, arrive le flux transalpin le plus important. Les maçons-cimentiers, et encore plus les artisans et les artisans-entrepreneurs qui continuent de se mettre « à leur compte », se dispersent sur tout le territoire normand jusqu’à la fin des années 30. Dans cet ensemble, le parcours d’Alfredo Zanello est à plus d’un titre exemplaire : il devient rapidement artisan-entrepreneur et petit patron à Tessy-sur-Vire, dans la Manche, en s’appuyant sur une organisation du travail où la famille et les liens de parenté jouent un rôle primordial. Après 1944, son entreprise profite des grands ouvrages de la Reconstruction, s’équipe en machines et engins et se développe ; ce qui se confirmera ensuite dans les années de croissance, grâce à une série de gros chantiers, et qui ne se démentira pas non plus dans les années de crise et de récession.

Les quatre clés de l’insertion

L’expérience de la plupart de ces entreprises révèle quatre caractéristiques majeures de l’immigration italienne du bâtiment et de son ascension sociale en France.

En premier lieu, si le bâtiment apparaît comme une spécificité italienne, c’est que, de bonne heure, les hommes ont dû, dans leur très grande majorité, se constituer en maçons pour répondre à la demande locale. Devenus tâcherons, ils ont créé leur entreprise, même s’ils se sont trouvés souvent exclus des adjudications de travaux publics en tant qu’étrangers.

Deuxièmement, l’entreprise familiale, fondée sur l’axe père-fils, a assuré, dans l’entre-deux-guerres et les années 50, une sorte d’âge d’or de l’entreprise italienne.

Troisième réalité, l’entreprise a joué le rôle d’un puissant vecteur d’intégration : elle a ouvert la voie au mariage avec des Françaises et à la naturalisation.

Enfin, la plupart des entreprises fondées par des Italiens ont disparu, en tant qu’entités indépendantes, à partir du milieu des années 70 : non seulement en raison d’une insuffisance de taille, mais aussi de leur structure familiale qui, après avoir fait leur force, a induit une fragilité intrinsèque lors de la succession. Cette période signe donc la fin du grand mouvement d’intégration des Italiens dans le bâtiment…

Bibliographie

  • Mariella Colin (dir.) L’Emigration-immigration italienne et les métiers du bâtiment en France et en Normandie, Cahier des Annales de Normandie, n°31, 2001
  • Dominique Barjot, Fougerolle. Deux Siècles de savoir-faire, Paris, Presses de l’Ecole des ponts et chaussées, 1993
  • Patrizia Audenio, Paola Corti, Ada Lonni, Imprenditori biellesi in Francia fra Ottocento e Novencento, Milan, Electa , 1997
  • Antonio Bechelloni, Michel Dreyfus, Pierre Milza (dir.), L’Intégration italienne en France, Bruxelles, Editions Complexe, 1995
  • Pierre Milza (dir.), Les Italiens en France de 1914 à 1940, Rome, Ecole française de Rome, 1986
  • Marie-Claude Blanc-Chaléard (dir.) Les Italiens en France depuis 1945, Presses Universitaires de Rennes, 2003
  • Pierre Milza, Voyage en Ritalie, Paris, Plon, 1993
  • Emo Zanello, Zanello Alfredo, un émigré italien devenu entrepreneur, Cabourg, Editions Cahiers du temps, 2005
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/italiens-en-france-le-batiment-vecteur-d-integration.html?item_id=2746
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