Construire le futur
Spécialiste de la prospective, Hugues de Jouvenel analyse les moyens dont dispose un chef d’entreprise ou un élu pour mieux décider, en s’efforçant d’explorer les futurs possibles. Il esquisse au passage certaines des évolutions à venir de l’offre du secteur du bâtiment.
« L’avenir ne se prévoit pas, il se construit », écrivait le philosophe Luc Blondel, et le défi inhérent à la démarche prospective est d’amener nos contemporains à opérer une véritable révolution culturelle : cesser d’être les spectateurs, voire les victimes, d’un avenir subi ; devenir eux-mêmes de véritables artisans d’un avenir choisi.
De tout temps, les hommes ont été inquiets de l’avenir et, spontanément, ont été portés à chercher des assurances, y compris en allant consulter oracles et pythies. Sans doute sont-ils plus inquiets encore aujourd’hui en raison du sentiment que tout s’accélère, que les interdépendances se multiplient, que leur environnement est plus incertain et dangereux qu’auparavant. En bref, que leur avenir leur échappe, qu’ils n’ont plus la maîtrise de leur destin.
Cette impression, même si elle est très répandue, est assez largement erronée. Certes, il est toujours tentant, notamment lorsque les choses vont mal, de chercher des boucs émissaires, de se dire que si le climat économique est morose, c’est à cause du prix du pétrole, de la mondialisation et de la concurrence exacerbée qu’exercent vis-à-vis de nous les pays émergents… Et, par un même réflexe spontané, on attend alors de l’extérieur qu’une divine solution, comme par miracle, intervienne. Mais il n’est point de fatalité ni de miracle. C’est à nous de jouer, certes en tenant compte de notre environnement, dont l’évolution est empreinte de grandes incertitudes, mais sans négliger pour autant les marges de manœuvre dont nous disposons dans la construction de notre avenir.
Cela est vrai pour le chef d’entreprise comme pour l’élu, aussi bien dans une collectivité locale que dans une fédération professionnelle. Les uns comme les autres sont tous un peu comme le capitaine d’un bateau disposant normalement de deux instruments complémentaires : la vigie et le gouvernail.
Le rôle de la vigie
La vigie (du mot vigilance, activité à laquelle on se réfère souvent aujourd’hui en parlant de veille, d’intelligence économique et/ou stratégique) a vocation à alerter le capitaine sur le vent qui se lève, le récif qui guette sa route. Elle doit en permanence être en alerte pour essayer de déceler quelles sont les tendances lourdes et émergentes d’évolution de son environnement stratégique.
Sa fonction est, au-delà du brouhaha quotidien et de l’écume des jours, d’identifier les symptômes, les indices révélateurs de tendances lourdes et/ou émergentes. Elle doit ainsi pouvoir contribuer à répondre à l’incessante question du « que peut-il advenir ? » qui renvoie à l’exploration des futurs possibles.
Cette exploration du futur peut être réalisée à l’aide de deux familles de méthodes : celle relevant de la prévision qui, quels que soient les outils utilisés, fondamentalement repose sur l’extrapolation des tendances passées. Celle-ci postule en effet que tout change, toujours de la même manière et dans le même sens suivant des « lois » plus ou moins pérennes. Elle est très en vogue chez les économistes, y compris ceux du bâtiment qui raisonnent en cycles.
La seconde famille est celle de la prospective qui repose sur l’idée que l’avenir n’est pas prédéterminé, qu’il n’est donc pas connaissable par avance et ce, quelles que soient les méthodes utilisées, qu’il est ouvert à plusieurs futurs possibles, y compris à des ruptures et à des discontinuités majeures rendant caduque la simple prolongation des tendances passées.
Pour illustrer mon propos par quelques exemples intéressant très directement le secteur du bâtiment, j’évoquerai pêle-mêle les tensions sur les approvisionnements et le prix des hydrocarbures qui, aujourd’hui, n’ont rien à voir avec les chocs pétroliers des années 70, ainsi que le changement climatique et la nécessité de diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre, tout cela risquant d’avoir un impact majeur, tant sur la demande que sur l’offre de logements, leur répartition spatiale, notamment en raison des impacts de ces phénomènes sur la mobilité, et des exigences nouvelles des clients en matière de qualité environnementale.
Ou, pour prendre un exemple encore plus trivial, il est tout aussi évident que l’évolution démographique, y compris les migrations inter-régionales, celle des valeurs et des comportements mais aussi celle de l’emploi et donc de l’insertion plus ou moins tardive des jeunes sur le marché de l’emploi, auront des impacts majeurs sur l’évolution du nombre et de la composition des ménages. A fortiori, le vieillissement démographique, le phénomène de la solitude, du grand âge et les handicaps qui y sont liés, donc le problème du maintien à domicile de personnes exigeant un habitat adapté incorporant le cas échéant des services de surveillance à distance (domotique).
Face à ces évolutions aisément prévisibles, sous l’effet de l’essor des sciences et des techniques, des automatismes nouveaux, des substitutions entre matériaux et de leur « fonctionnalité » nouvelle, du développement du « prêt-à-poser », l’offre également devra s’adapter et les entreprises du bâtiment se réorganiser, y compris pour fournir à leurs clients des biens et des services (maintenance) plus adaptés. Des matériaux, des métiers seront voués à disparaître ; d’autres apparaîtront aussi bien dans le neuf que dans la réhabilitation.
Sur tout cela, les acteurs du bâtiment doivent s’interroger, assumer une fonction de veille et de prospective sur l’évolution de leur environnement extérieur : le grand large (y compris en s’appuyant alors sur des systèmes de veille mutualisés) et leur bassin de vie appréhendés à l’aune des facteurs et des acteurs déterminants, y compris bien entendu leurs concurrents et leurs alliés, actuels et potentiels.
Les scénarios « Bâtiment 2015 »
Prétendre qu’en opérant ainsi ils seront à l’abri de tout risque serait illusoire. Mais ce nécessaire travail de veille et d’anticipation est néanmoins indispensable, s’ils ne veulent pas être acculés en permanence à gérer des situations en urgence sans avoir alors de véritables libertés de manœuvre. Et si l’exercice est difficile, il n‘est certes pas impossible. En témoignent les scénarios élaborés par le groupe « Bâtiment 2015 », établi dans le cadre de la Fédération Française du Bâtiment à l’initiative de son Conseil des professions.
Je viens de relire ces quatre scénarios, deux ans après leur achèvement, et si aucun d’entre eux ne prétendait correspondre et ne correspond exactement aux évolutions en cours, force est de constater que bien des changements ont, durant cet exercice, été bien anticipés. Ainsi, de l’augmentation du prix du pétrole et des exigences nouvelles en matière de qualité environnementale, de la montée en puissance de la zone Pacifique et des difficultés économiques et sociales en Europe, de l’évolution de la demande en logements et de l’économie de l’offre…
Mais à quoi bon s’interroger sur ce qui peut advenir, sinon pour éclairer les décisions et les actions du capitaine, chef d’entreprise ou élu, que ce soit d’un territoire ou d’un syndicat professionnel ? Pour lui permettre, cette fois à l’aide du gouvernail, d’amener son embarcation à bon port. Et ce dont il s’agit ici n’est plus d’explorer ce qui peut advenir mais de savoir ce que nous pouvons et voulons faire.
Nous ne pouvons pas faire grand-chose sans un minimum de veille et d’anticipation, car alors nous sommes pris au dépourvu par les événements, pris éventuellement à contre-pied par la conjoncture et souvent acculés à subir plutôt qu’à agir. C’est somme toute ce qu’affirmait déjà Talleyrand lorsqu’il disait que « quand c’est urgent, c’est déjà trop tard ». Je n’ai pas le personnel, je n’ai pas les compétences, je n’ai pas les moyens techniques : je ne peux pas répondre. Ainsi, la veille et l’anticipation sont-ils les instruments indispensables bien qu’imparfaits dont tout acteur a besoin pour être réellement artisan du futur.
Le gouvernail de l’action
Prétendre pour autant que l’on peut être totalement maître de son avenir serait évidemment mensonger. Le décideur est un acteur parmi d’autres opérant sur un marché dont l’évolution pour une part échappe à son contrôle. Il dispose de moyens en hommes, en savoir-faire, en équipements qui, assurément, ont leurs vertus et leurs limites. Il est donc important qu’il sache apprécier correctement ses marges de manœuvre, qu’il ne les surestime pas ni ne les sous-estime comme souvent on est enclin à le faire. Qu’éventuellement, il s’interroge sur la manière d’accroître ses marges de manœuvre en explorant notamment les alliances qu’il peut établir avec d’autres partenaires au sein de son secteur d’activité. Cela est d’autant plus important dans le bâtiment que la dispersion des entreprises nuit sans doute à l’indispensable coordination des travaux et aux besoins des clients demandeurs d’une offre globale
Mais aussi célèbre dans le monde de la prospective que la phrase de Talleyrand est celle de Sénèque qui disait « qu’il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va ». Encore faut-il que le capitaine, le chef d’entreprise ou l’élu ait un projet, qu’il ait été à même de se représenter quel objectif (quel futur souhaitable et réalisable) il poursuit dans une perspective à moyen et à long termes. À moyen et à long termes parce qu’on ne peut pas changer de cap tous les jours, changer instantanément nos portefeuilles de compétences, changer de métiers, de produits, de marchés.
Il faut prendre position, donc prendre des risques et des responsabilités. C’est la contrepartie naturelle de la liberté que nous revendiquons de construire notre avenir. Et c’est sans doute la condition d’un partenariat plus équilibré avec les donneurs d’ordres, y compris les collectivités locales dont le rôle ira sans doute croissant, que ce soit en matière d’habitat social ou d’aménagement. Cette notion de projet d’entreprise deviendra sans doute de plus en plus cruciale pour remédier aux difficultés de recrutement, améliorer l’image des entreprises du bâtiment, rendre plus attractifs les emplois dans ce secteur.
Alors viendra la question de la stratégie, des voies et moyens qu’il convient d’adopter (et que nous pouvons en effet adopter, qui sont à notre portée) pour parvenir à l’objectif que l’on s’est assigné. Quels sont les besoins en personnel et en équipements et comment les faire évoluer ? Quelle offre de construction et de services convient-il de mettre en place, pour quel(s) marché(s) ? Comment positionner celle-ci au regard des industries d’amont et vis-à-vis des offres concurrentes ?
Rien n’est plus logique et évident que ce besoin d’anticiper pour agir, que cette complémentarité entre la vigie et le gouvernail dont nul ne peut vraiment se passer dès lors qu’il entend être un acteur responsable d’un avenir qui, très largement, reste à construire. S’imaginer que cet avenir dépendra exclusivement des autres et de facteurs extérieurs à nos entreprises est le témoignage d’une grande démission, sinon d’une lâcheté. Ainsi, confrontées au même environnement extérieur, les entreprises opérant dans le même secteur et la même région ont des performances fort différentes. À quoi tiennent ces différences sinon au génie et à l’énergie des hommes, à leur capacité à anticiper et à fédérer leurs ressources autour d’une vision partagée ambitieuse et mobilisatrice?
Je n’ai guère évoqué le problème des coûts et des prix ni a fortiori des modalités de financement. Je n’ai pas davantage traité de l’inflation législative et réglementaire ou, sur un autre registre, de la composition des logements. Il est clair qu’en toutes ces matières apparaîtront de nouvelles exigences et opportunités. Assurément, il incombe aux chefs d’entreprise de les anticiper et de savoir en tirer profit.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/construire-le-futur.html?item_id=2745
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