Hugues de JOUVENEL

est directeur général du groupe Futuribles, directeur-rédacteur en chef de la revue Futuribles et expert international en prospective et stratégie.

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La diversité des situations est la règle

Alors qu’il observe la « désynchronisation des temps sociaux », Hugues de Jouvenel explique combien le temps libre signifie solitude et errance pour certains, « multi-appartenance » pour d’autres.

Comment évoluent les rapports entre le mode de vie et l’utilisation du temps ?

Hugues de Jouvenel. Le mode de vie est un compromis, évolutif dans le temps, entre les aspirations personnelles et les contraintes socio-économiques. Depuis la révolution industrielle, il a été dominé par le travail et structuré par le temps de travail.

La vie peut, en gros, être divisée en trois tranches : les études avant vingt-cinq ans, le travail entre vingt-cinq et quarante-neuf ans, la retraite au-delà de cinquante ans. L’année est structurée par le temps de travail et les vacances; la semaine par les jours de travail et le week-end; la journée par le temps au travail et hors du travail.

Dans les années soixante-dix, 90 % de la population active était salariée et la grande majorité travaillait au même moment et à un même endroit. C’est l’époque où l’on a construit les tours de La Défense ou l’usine Renault à Flins.

Aujourd’hui, ce qui est saisissant, c’est la désynchronisation des temps sociaux et la délocalisation du travail, en raison notamment de la dématérialisation de l’activité productive. Désormais, la majorité du personnel de Renault est engagée dans des activités tertiaires avec un ordinateur et un téléphone portables. Le « neuf heures/dix-huit heures » et le lieu unique de travail explosent pour une partie de la population. La dérivée de cette évolution, ce sont les CDD, les emplois atypiques ou temporaires, l’intérim… qui préfigurent l’avenir. Les différents itinéraires personnels deviennent plus chaotiques et aléatoires que par le passé : on se marie plus tard ou pas, on a un enfant hors mariage (c’est le cas pour 40 % des enfants à la naissance aujourd’hui), on va de famille décomposée en famille recomposée… Il n’y a plus un mode de vie mais une mosaïque de modes de vie.

Est-ce différent selon les catégories socioprofessionnelles ?

Non. Il y a des personnes à bas revenus qui achètent des produits de luxe et des hauts revenus qui font leurs courses chez Leclerc. Il n’y a plus vraiment de différence, même si les plus pauvres n’achètent pas autant de produits de luxe.

L’ European Value Survey, qui est une enquête sur les valeurs menée tous les dix ans dans trente-cinq pays, montre que l’individualisme augmente partout et pour toutes les catégories socioprofessionnelles. Cet individualisme s’accompagne d’une revendication d’autonomie dans l’organisation de sa vie, et ce besoin d’autonomie se reflète également dans la façon d’utiliser son temps.

La prégnance du travail modifie les situations individuelles…

En Europe, le taux d’emploi, c’est à dire le pourcentage des 15-64 ans ayant effectivement un travail, est extrêmement différent suivant les pays. Au Danemark, pays de dix millions d’habitants, près de 80 % des 15-64 ans sont au travail alors qu’en Belgique, pays à la population comparable, ils sont moins de 60 % dans ce cas.

En France, en Allemagne, et plus encore en Italie et en Espagne, ce taux décline depuis trente ans, alors qu’il augmente dans les pays scandinaves et aux Pays-Bas.

Le chômage ne peut donc pas s’expliquer uniquement par la mondialisation et le choc technologique car tous les pays européens sont logés à la même enseigne ! Il y a des facteurs endogènes : la France a fait le choix du chômage et du sous-emploi. On le voit très bien dans les chiffres.

Taux d'emploi en Europe (1972-1999)
Population en emploi civil
sur population d'âge actif
(15 à 64 ans)

1972
1992
1999
Belgique
50.0
55.7
58.8
Danemark
73.3
74.9
76.5
France
63.8
58.5
59.8
Allemagne
67.1
63.9
64.9
Irlande
59.6
51.1
62.5
Italie
53.3
54.2
52.5
Pays-Bas
55.7
63.0
70.9
Norvège
66.6
71.1
78.0
Espagne
57.0
46.7
53.8
Suède
73.1
76.9
72.9
Royaume-Uni
68.8
66.8
71.7

En France, comme en Allemagne, le taux d'emploi a régressé entre 1972 et 1999 alors qu'il augmentait aux Pays-Bas ou en Norvège.
Sources : OCDE

Or, quand on dit que le taux d’emploi en France est de 60 %, cela signifie que les personnes hors emploi se trouvent massivement chez les 20-30 ans pour lesquels le taux d’emploi avoisine les 20 % et chez les 55-59 ans avec 48 % de taux d’emploi. Au total, 40 % de la population d’âge actif est sans travail ! Le travail « monétarisé » est devenu minoritaire en France.

A quoi dédie-t-on son temps libre ?

Pour les gens qui travaillent, les quatre cinquièmes de leur surcroît de temps libre ont été absorbés par la télévision depuis trente ans, le reste étant dédié aux vacances, et à des vacances plus fractionnées.

En fait, la diversité des situations est, là aussi, la règle. Pour certains, surtout ceux qui ont peu d’éducation, le temps libre, c’est la solitude. Pour un jeune de banlieue, le temps libre, c’est la rue, du temps errant et sans argent. Cela n’a rien à voir avec le temps libre de l’étudiant bourgeois !

Pour d’autres, la règle devient la « multi-appartenance » : on appartient à son entreprise, mais pas à 120 % ; on est membre d’un club de foot, mais aussi d’un club d’internautes avertis…Pour ceux-là, l’occupation du temps libre n’est pas un problème : ils courent partout.

Les « seniors » ont-ils des comportements particuliers ?

Un Français sur deux, de 55 à 59 ans, est déjà hors emploi. Plus de 18 millions de Français ont plus de 60 ans. Ils ont près de 25 ans d’espérance de vie devant eux – dont environ 20 ans en bonne santé –, avec souvent un bon pouvoir d’achat. Ces personnes consomment plus de voyages et de loisirs que les autres. On observe d’ailleurs un élargissement des plages de temps de vacances et leur fractionnement. On voit également se développer les personnes à multi-habitations. Quant au développement des familles à plusieurs étages, on voit bien que pour la femme de 60 ans qui a sa grand-mère en maison de retraite, sa mère en mauvaise santé et une fille de 35 ans au chômage avec un petit enfant, il n’y a guère de possibilités d’avoir du temps libre… Il n’y a donc pas de modèle d’usage du temps.

Les trente-cinq heures changent-elles quelque chose ?

La loi sur les trente-cinq heures a surtout permis à certaines grandes entreprises de faire un troc à bon compte : pré-retraites contre trente-cinq heures. Pour les PME, c’est l’enfer !

Il est vrai néanmoins que la manière dont se met en place la réduction du temps de travail a des incidences sur le mode de vie et de logement de ceux qui en bénéficient. Dans la majeure partie des cas, il y annualisation du temps de travail, et donc sept à huit semaines de congés payés au lieu de cinq…

Qu’est-ce qui va encore évoluer dans l’organisation des temps de la vie ?

La désynchronisation des temps sociaux va s’accentuer. D’où, par exemple, les débats sur les horaires d’ouverture des magasins ou des services publics. A New York, à Tokyo, le métro fonctionne 24 heures sur 24, pourquoi pas aussi un jour à Paris ? Peut-être verra-t-on des administrations françaises ouvrir le samedi et fermer le mardi ? Cela prendra du temps, mais cela changera. Les modèles standard du salariat se modifieront. Ainsi, si le télétravail ne s’est pas développé comme tout le monde s’y attendait, c’est parce que les gens n’ont pas eu envie de travailler chez eux, le travail à domicile étant, de plus, perçu comme une sorte de régression sociale parce que payé à la tâche. Cela va changer avec les jeunes générations …

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-1/la-diversite-des-situations-est-la-regle.html?item_id=2403
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