David MANGIN

David Mangin est architecte urbaniste, associé de Seura Architectes. Il enseigne à l’Ecole nationale des ponts et chaussées, à l’Ecole d’architecture de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée et, comme professeur invité, à l’Université de Singapour.

David Mangin a publié : « L’architecture urbaine dans l’impasse », Architecture d’aujourd’hui, 1985.

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Une ville passante ou des environnements sécurisés ?

Les périphéries de nos grandes villes se construisent aujourd’hui massivement. C’est là que se fabriquent, dans un nouveau partenariat privé/public, la plupart des aménagements au coup par coup qui se cantonnent sur les friches industrielles, commerciales ou résidentielles (les grands ensembles) des faubourgs et de la banlieue. Les procédures de fabrication de ces périphéries ont un impact sur les problèmes de sécurité d’aujourd’hui et de demain : le premier d’entre eux concerne la sécurité routière, et le second, l’enclavement. Mais les deux sont en réalité intimement liés.

La première des insécurités en France est celle de la route ; certains y voient même la première des « zones de non-droit » tolérée : violence des comportements, conduite en état d’ivresse ou de fatigue expliquent sans l’excuser cette spécificité française. Mais l’objectif de fluidité et de déplacements rapides sur l’ensemble du pays, retenu par les aménageurs du territoire, a aussi sa part de responsabilité.

Y contribuent successivement la géométrie routière, les giratoires et le partage de la voirie.

La géométrie routière des voies rapides urbaines permet aisément des vitesses en courbe et en sortie du réseau à près de 100 kilomètres/heure ; de grands rayons sont nécessaires pour les décélérations ; ceux-ci, outre le fait qu’ils créent de nombreux
« délaissés de voirie » et procurent un sentiment de vide et d’espacement considérable des objets entre eux, déconnectent bâtiments et voies. De ce fait, la dépendance automobile se crée, rendant peu sûrs, et quasiment incongrus, les autres modes de transport. Elle les rend exogènes, voire inquiétants : le deux-roues devient rôdeur, le piéton un vagabond suspect… ou une victime potentielle.

Les giratoires se sont répandus depuis vingt ans. Depuis qu’en 1984, le code de la route a introduit la priorité au véhicule circulant sur la chaussée annulaire, le phénomène a pris une ampleur unique au monde. Meilleure fluidité du trafic, meilleure sécurité et diminution de la pollution en sont les avantages reconnus. Emprise foncière considérable, perte du sens de la géographie du territoire (symbole d’une société qui tourne en rond comme on l’a même écrit), domination de l’automobile par rapport à la desserte, aux traversées des piétons et des deux-roues en sont quelques-uns des inconvénients les plus souvent dénoncés. Progressivement, la prolifération du giratoire a transformé les territoires. Exigés par les riverains et les élus comme image d’entrée de ville (avec les aménagements de micro-paysages, « nains de jardin » qui en occupent les centres), ils contribuent, à force d’accumulation, à détourner l’idée initiale du giratoire. Leur démultiplication et leur sur-dimensionnement contribuent à créer de mini-rocades autour des villages, isolant les bourgs eux-mêmes.

Le partage de la voirie : la spécialisation des voies selon leurs fonctions et leurs modes de transport est à la mode : « sites propres », « voie partagée », « voie citoyenne », où chacun (rollers, automobilistes, transports en commun, vélos, patinettes, handicapés…) pourrait cohabiter en bonne intelligence, semblent une solution de bon sens apparent. Mais, outre la véritable difficulté à mettre en œuvre, dans les profils de la ville existante, toutes ces demandes cumulées, le principe de la voie partagée favorise la vitesse maximale de chaque mode et, de ce fait, l’insécurité des traversées. Ce principe va, de plus, à l’encontre des études de comportement des automobilistes qui ont montré que la perception de nombreux obstacles dans un champ de vision rapproché favorise l’attention et la prudence. Plus simplement, on sait bien que le stationnement des voitures le long des trottoirs a de nombreux avantages : desservir commerces et habitations riveraines, empêcher le stationnement sauvage, garer les voitures… et protéger les piétons, notamment les enfants, de traversées impulsives.

On le voit, les solutions toutes faites en matière de sécurité routière comportent bien des effets pervers. La sécurité dépend, en fait, de nombreux facteurs sous-exploités : géométrie routière, formes urbaines, code de la route, politiques de répression…, qui ne nécessitent pas forcément des mesures ségrégatives de la chaussée ou des quartiers.

Les dangers de l’enclavement

« Sécurité et environnement » : ce slogan de campagne électorale est, depuis quelque temps, traduit auprès des maires par les opérateurs privés sous la forme d’«environnements sécurisés » : des morceaux de nature sous surveillance et à accès le plus souvent payants : les fameux « parcs ». Les parcs étaient, à l’origine, des domaines forestiers clos destinés aux chasses seigneuriales. Ils ont été ouverts au public après la Révolution, ce qui leur a donné l’image positive de privilèges conquis. L’origine historique a fourni le succès idéologique du terme. Accolé au business ou aux loisirs, il cache mal cependant, derrière la récupération souriante, à côté de ses origines cynégétiques, un héritage militaro-industriel : celui des bases militaires d’après-guerre. Ces avant-postes ont préfiguré les parcs d’activités contemporains. Zones extraterritoriales, mono-fonctionnelles, hyper-surveillées, enclaves sans enclos trop visibles, ils demeurent les places fortes (même vertes), de la guerre économique. Et on compense l’isolement par rapport aux populations et aux villes locales par des services et un environnement surabondant, l’espace(ment) et la nature. Les parcs sont en réalité des domaines réservés, privatisés.

Un second phénomène accompagne celui des parcs en tous genres : celui des résidences surveillées et des copropriétés ultra-réglementées. On peut se rassurer en pensant que le phénomène n’est pas nouveau et qu’il existait dans certaines banlieues cossues de l’Ouest parisien ; la nouveauté consiste davantage dans le fait qu’il tend à se généraliser aujourd’hui auprès de couches moyennes dans le sud et le sud-ouest mais aussi en Ile-de-France. Importés des Amériques, ces gated-communities à la française sont plus modérées en apparence que leurs cousins d’outre-Atlantique du fait d’une législation plus rigoureuse en matière d’extra-territorialité ; mais pour combien de temps ? Car, ne nous y trompons pas, ces programmes vendus clés en main aux élus par des « ensembliers urbains » répondent aux désirs croissants « d’évitement scolaire », et de ségrégation sociale, voire générationnelle.

Bien sûr, certaines formes de cours-jardins ou de clos peuvent être des manières positives de concilier voisinage, tranquillité et contrôle social ; mais lorsqu’elles couvrent de vastes emprises, elles deviennent des enclos, voire des enclaves. De plus, en rendant difficile, par leur taille et leur système de voirie, l’accès d’autres terrains aux services publics, elles les enclavent de facto.

Si ces grandes enclaves ont pu se développer, c’est que, par un effet quasi-mécanique, l’extension radioconcentrique de la périphérie autorise les grands terrains peu coûteux, gagnés sur la déprise agricole ; les opérateurs d’aujourd’hui exigent des terrains trop vastes pour leur usage courant : les aires commerciales et de loisirs sont calibrées sur les heures de pointe, les zones d’activités sur les extensions futures et les parcelles résidentielles se tiennent à bonne distance des voisins.

Il en résulte une réduction majeure de l’espace public au sens strict du terme : un espace accessible à tous et gratuit. Cette réduction s’accompagne d’une délégation massive à la surveillance privée. Cette surveillance s’exerce en apparence de manière d’autant plus légère qu’elle est omniprésente. On est passé du barbelé à la vidéo-surveillance. Mais cette omniprésence rassure et inquiète à la fois, car, là-aussi, le cycle insécurité/sentiment d’insécurité est rapidement pervers : un fait divers local, amplifié par la rumeur ou les médias, et les marchands de peur balisent la ville de dispositifs de sécurité plus ou moins visibles sans pour autant prouver leur efficacité dissuasive. Tout cela amplifie une ambiance de ville peu sûre.

Ainsi, d’une demande citoyenne élémentaire pour davantage de sécurité et d’environnement, on est arrivé à une réponse : « l’environnement sécurisé ». Mais parcs et résidences closes sont des réponses à courte vue. La sécurité de chacun ne peut se faire durablement que si elle ne suscite pas, par effet miroir, l’exclusion puis le repli des autres.

La ville n’est pas un arbre

L’étalement urbain, comme la concentration physique de problèmes socio-économiques, peut aussi susciter l’insécurité. Les statistiques de vols et d’agressions dans les périphéries sont de plus en plus là pour le souligner. Aussi, pour rester dans les métaphores écologiques à la mode, peut-être faudrait-il rappeler à notre aide et à notre souvenir le célèbre slogan formule de Christopher Alexander : « Une ville n’est pas un arbre1 » car elle est sans doute la clé d’une structure urbaine plus vi(v)able. Dans l’esprit d’Alexander, qui oppose l’arbre aux structures en semi-treillis, « la ville ne doit pas être un arbre » signifie que l’arborescence hiérarchisée et en cul-de-sac de l’arbre, des racines à la feuille, ne peut être celle d’une ville qui doit assurer la communication entre presque toutes les feuilles. Les conditions de la vie urbaine supposent un maillage quasi-continu de voies, une continuité de l’espace public. Ce dernier principe a un rapport évident avec les questions de sécurité. Chacun sait que le sentiment d’insécurité commence à naître lorsqu’il y a menace mais, surtout, absence d’aide possible : coincé au fond d’une impasse, d’un appartement, d’un tunnel, hors de portée de vue ou de voix des voisins, chacun d’entre nous, victime ou agresseur, redoute et connaît ces lieux en cul-de-sac. Or ces dispositifs se multiplient. Au nom de la tranquillité se crée l’insécurité. Le voisin connu (de palier, de cour, de parcelle) ou l’automobiliste inconnu (des rues et des boulevards de jour et de nuit) se raréfient. Ils sont pourtant la première des préventions. C’est ce que les services publics de transports commencent à comprendre après avoir déserté les quais et les compartiments. Ils réintroduisent des agents dans les gares et les wagons. Ne pourrait-on s’éviter d’emblée ce cercle vicieux en maintenant des passants sur la voie publique, des concierges dans les immeubles et des commerçants dans les commerces ?

Encore faudrait-il que la ville contemporaine ne soit pas un arbre. Rappelons-nous l’avertissement d’Alexander, qui garde toute son actualité : « Pour l’esprit humain, l’arbre est le véhicule le plus simple d’une pensée complexe. Mais la cité n’est pas, ne peut être et ne doit pas être un arbre. La ville est le réceptacle de la vie. Si le réceptacle brise la superposition des stratifications vitales dans son propre intérieur – en étant un arbre – ce sera comme une boule hérissée de lames de rasoir et prête à fendre tout ce qu’elle rencontre. Dans un tel réceptacle, la vie sera mise en pièces. Si nous construisons des villes en arbres, nos vies seront mises en pièces. »

Le tracé des villes en débat

Plus techniquement, pour combattre ces enclavements programmés, il nous faut substituer un urbanisme de tracés à un urbanisme de secteurs, capable de donner sens et hiérarchie à la ville. Il faut rompre avec les solutions toutes faites, externalisées, extra-territorialisées qui homogénéisent les territoires et, de ce fait, font disparaître les sentiments d’appartenance collective et de respect des biens et des personnes. La géographie physique donne du sens à la ville. Elle permet d’habiter des territoires qui, sinon, deviennent homogénéisés, anonymes, passe-partout, uniquement accessibles aux plus riches et aux plus pauvres ou à leurs seuls habitants. Ils ne peuvent alors susciter que l’indifférence.

L’arborescence hierarchisée
et en cul-de-sac de l’arbre
ne peut être celle d’une ville.

Au risque de passer pour angélique, on soutiendra donc qu’un environnement de qualité, des espaces publics qui engagent et méritent le respect sont le début de la vraie sécurité. On demande aujourd’hui aux paysagistes et aux architectes-urbanistes de révéler la géographie initiale des sites à l’intérieur des grandes villes. Mais il est souvent trop tard. Même s’ils méritent d’être tentés, les efforts pour restituer, par exemple, visibilité et accessibilité à une rivière ou à une colline sont souvent illusoires ou ont un coût prohibitif.

Les enjeux prioritaires doivent concerner aujourd’hui les projets d’extension des villes moyennes, des bourgs et des villages. Car, s’ils sont soumis aux mêmes procédures et protagonistes, de plus en plus influents auprès de communes sans moyens, on aboutira aux mêmes résultats : de micro-agglomérations produiront de micro-périphéries au lieu de projeter une continuité territoriale et une diversité de paysages urbains et agricoles.

L’ensemble de ces questions sur le tracé des villes est aujourd’hui en débat mais cela prend la forme de querelles de spécialistes entre urbanistes-architectes et ingénieurs de voirie, sans que les responsables élus ne mesurent réellement les enjeux de société qu’ils recouvrent : par exemple, lorsque les élus exigent aujourd’hui des ronds-points pour régler un problème de sécurité routière ou d’image d’entrée de ville, problèmes qui pourraient être résolus autrement, ils ont du mal à percevoir les conséquences urbanistiques qu’un giratoire à chaque entrée de bourg peut susciter : nouvelles urbanisations découplées de la vie du village, dépérissement des commerces et, en d’autres termes, création d’une mini-périphérie.

Un nouveau partage des responsabilités

D’autres solutions existent bien sûr : une maille continue de voie et la réalisation de boulevards urbains permettent dessertes riveraines, urbanisation des carrefours et la limitation en nombre (et leur réduction en surface) des giratoires pour assurer des
traversées piétonnes : mais cela suppose un nouveau partage des responsabilités publiques/privées, un redécoupage communal (sujet tabou) et que les valeurs de la vitesse et de l’individualisme ne soient pas aussi prégnantes. Cela a sans doute un coût à court terme : mais le coût social à moyen et long terme, n’a-t-il pas, lui aussi, un coût économique considérable ?

En conclusion, à la question académique traditionnelle « y a-t-il des dispositions urbaines plus criminogènes que d’autres ? », on ne peut que répondre prudemment : les grands ensembles de Neuilly ou de l’Ouest parisien sont vécus comme de charmantes résidences. La promiscuité peut à la fois être vécue par certains comme un sentiment d’appartenance sociale ou renforcer, pour d’autres, un sentiment d’isolement. On sait aussi que l’espacement lui-même est affaire culturelle : la « dimension cachée » entre piétons ou voisins d’ascenseur du Caire, de Tokyo, de Manhattan ou de Paris n’est pas la même.

On peut cependant affirmer que certaines dispositions favorisent plus que d’autres le renouvellement urbain : l’histoire nous montre que les systèmes de voies en
cul-de-sac, les grands ensemble bâtis ou les grandes emprises foncières sont plus problématiques en matière de gestion dès que la situation économique et sociale devient difficile et les modes de peuplement figés. Le moins que l’on puisse dire est que ces quelques leçons urbanistiques ne paraissent pas guider les forces du marché et ceux chargés de les réguler. Au risque de construire aujourd’hui les grands ensembles – à plat – de demain.

Bibliographie

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  • Alexander Ch., De la synthèse de la forme, Dunod
  • Banderier J., Quels profils en travers pour les boulevards urbains, Certu
  • Chambon Fr., « La lutte contre l’insécurité, entre enjeu public et dérives commerciales », Le Monde, 29 octobre 2000
  • Delfou J.C, « La délinquance routière, soupape sociale », Libération, 16 juillet 2001
  • Foucault M. , « Des espaces autres », conférence donnée en mars 1967, Dits et écrits, Gallimard-Seuil, 2001
  • Guilly Ch., Atlas des fractures françaises, L’Harmattan, 2000
  • Jaillet M.-Ch., « Peut-on parler de sécession urbaine à propos des villes européennes ? », Esprit, n°258, 1999
  • Le Gal Y., Les Ronds-Points, outils du déplacement urbain : l’exemple de Nantes, Cetu, Giratoire 92
  • Paquot Th., Dossier : « Villes privées ou privatisées », Urbanisme 312, 2000
  • Razac O., Histoire politique du barbelé, La Fabrique, 2000
  • Treutel, Garcias, Treuttel, De l’espace libre à l’espace public, Recherche SCIC Puca, 1996
  1. Alexander, Ch. Une ville n’est pas un arbre, AMC, novembre 1967.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-1/une-ville-passante-ou-des-environnements-securises.html?item_id=2409
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