La violence est le symptôme d'une crise de la sociabilité
Longtemps, l’insécurité dont se
plaignaient les habitants de certains quartiers a été ramenée
à un ressenti ou à un fantasme qui faisait douter de sa
réalité. L’insécurité n’est pas
réelle, disait-on, c’est une vision du monde, notamment celle
de « petits Blancs » aigris et racistes qui rêvent de
pratiquer l’auto-défense et de s’organiser en milices.
Mais, peu à peu, il a fallu se rendre à l’évidence,
l’insécurité n’était pas pure imagination.
Dans les années quatre-vingt-dix, elle devient d’ailleurs
la première préoccupation des Français. Elle l’est
toujours aujourd’hui.
La crise économique est une des causes les plus
souvent évoquées pour expliquer la croissance de l’insécurité
ou la montée de la violence dans notre pays. Il est indéniable
que la situation économique de ces dernières années,
et la dégradation du marché de l’emploi qu’elle
a occasionnée, ne sont pas pour rien dans l’ampleur prise
par les violences urbaines.
Cette dégradation a pour conséquence directe
le chômage, lequel peut contribuer à faire naître une
délinquance ou une violence d’acquisition, résultant
notamment d’une jalousie envers les possédants doublée
d’une envie de leur ressembler. La violence d’acquisition est
générée par la société de consommation,
omniprésente dans le monde moderne. Les valeurs auxquelles se réfèrent
la plupart des jeunes des quartiers sont largement inspirées par
l’idéal de consommation, de progression individuelle, de standing,
de reconnaissance par l’apparence, de réussite rapide accessible
à tous et sans préalable requis. Ce sont elles qui incitent
les jeunes à porter tel vêtement ou telle marque pour être
reconnus ou respectés.
Or ces valeurs ne sont classiquement pas celles des quartiers
défavorisés qui, pendant longtemps, ont été
identifiés et se sont définis comme des quartiers ouvriers.
La raréfaction de l’emploi et la transformation du marché
du travail ont modifié les perceptions et les modes de vie attachés
au monde ouvrier. Cette appartenance, parfois revendiquée comme
telle (voir l’époque de la « banlieue rouge »
où une grande partie des quartiers étaient situés
dans des communes gérées par des élus communistes),
avait des vertus. Elle permettait une entrée rapide des jeunes
dans le monde du travail, quasi indépendamment de leur parcours
et de leurs résultats scolaires, en suivant la voie leur permettant
de devenir de futurs ouvriers.
Un
phénomène né en période de plein emploi
Cette intégration dans l’univers de la production
servait de marqueur ritualisé du passage de l’adolescence
à la vie adulte et sonnait l’arrêt de comportements
ou d’attitudes potentiellement délinquants : commencer à
travailler, c’était arrêter ses bêtises et se
ranger. Enfin, cette entrée dans le monde du travail garantissait
et pérennisait une homogénéité et une solidarité
intergénérationnelles – singulièrement entre
les pères et les fils – dont la défaillance, aujourd’hui,
a des effets pernicieux qui contribuent au développement de la
violence.
Pourtant, l’augmentation de la délinquance
et de l’insécurité ne date pas de la crise. Elle apparaît
au milieu des années cinquante-cinq/soixante, soit en période
de pleine croissance économique et de plein emploi. Aussi, s’il
y a une corrélation évidente entre le chômage et la
délinquance, l’un n’entraîne pas systématiquement
l’autre.
Le désœuvrement des jeunes des quartiers
est lié à ce qu’une partie d’eux ne trouve pas
de travail, nous l’avons dit, mais il est surtout lié à
ces formes pathologiques du malaise social.
On a déjà évoqué cette jeunesse
bouillonnante d’énergie qui ne sait pas quoi faire d’elle-même.
Ne pas savoir quoi faire de soi peut paraître bénin, mais
il y a des âges et des situations où ce désœuvrement
peut se révéler dangereux. A cause de l’impuissance
et de l’anonymat, on peut être saisi d’accès meurtriers,
de volonté de foncer pour faire de la place autour de soi en vue
d’espérer trouver la sienne. La violence et l’excitation
qu’elle engendre sont des remèdes à l’ennui. Quand
on a l’impression de ne pas avoir d’avenir et lorsqu’on
manque d’espoir, la violence est un excellent succédané
et une façon de se sentir exister. Car elle fait vibrer, procure
des sensations riches, des émotions fortes, et elle donne l’illusion
d’exister aux yeux du monde, particulièrement à ceux
des copains et de la cité.
Dans cette optique, les bagarres entre jeunes ou les
affrontements avec la police peuvent être le catalyseur puissant
de toutes les frustrations. Celles-ci peuvent déboucher sur des
formes plus inédites de violence, violences de dégradations
ou vandalisme. Ces formes sont probablement les plus inquiétantes
car elles s’appuient sur la rage qui emporte tout sur son passage
et ne trouve sens que par la haine qui vient l’alimenter. Ces violences
dures et démonstratives puisent leurs sources et trouvent leurs
héros dans des conduites viriles et machistes où sévissent
la loi du plus fort et celle du talion.
Savoir
qui exclut et qui est exclu
L’exclusion est également souvent citée
comme cause de la violence des jeunes. La paternité de cette notion
est généralement attribuée à Alain Touraine
qui discernait, dans les années quatre-vingt-dix, l’effacement
d’une domination verticale (ceux d’en haut dominant et opprimant
ceux d’en bas) et son remplacement par l’exclusion, à
savoir une mise à distance horizontale éloignant ceux qui
sont « dedans » de ceux qui se tiennent à la périphérie
de la société.
La notion d’exclusion a été maintes
fois utilisée et elle est aujourd’hui passée dans le
langage courant. Mais on ne sait pas toujours ce qu’elle désigne
et l’on peine à discerner les processus réels et concrets
qui permettraient d’établir qui exclut et qui est exclu. Aussi
l’exclusion est-elle devenue une formule qui désigne un procédé
aveugle ou mécanique, extérieur et discret, parfois même
un phénomène quasi naturel d’évolution de nos
sociétés.
Des
réactions « victimisantes » ou « persécutrices
»
Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit
empruntée par ceux-là mêmes qui en subissent les effets.
Le malaise et le mal-être des habitants des quartiers défavorisés
sont réels. Réelles aussi, et nombreuses, sont les discriminations
qu’ils subissent, particulièrement les jeunes, encore plus
s’ils sont d’origine étrangère.
Mais manquer d’espoir, être dominé
et souffrir de discriminations est une chose, entretenir un discours de
victimisation en est une autre. Or, nombreux sont les jeunes qui s’alimentent
d’un tel discours et le transmettent autour d’eux. Cantonnés
dans le quartier et tournant en circuit fermé, il leur est difficile
d’échapper à la pression du groupe et à sa vision
du monde, en vertu de laquelle ils se reconnaissent et s’identifient
comme des victimes. Ils nourrissent un sentiment d’exclusion qui
peut attiser la violence et leur donner envie de se venger. Certains d’eux
entrent alors dans une logique paranoïaque et perçoivent comme
des ennemis potentiels tous les représentants de cette société
« qui les rejette ». D’où les agressions ou les
attaques contre les chauffeurs de bus, les enseignants ou les policiers.
Face à ces phénomènes, les réactions
sont souvent diverses et donnent lieu à des prises de position
parfois extrêmes. L’une, que je qualifierai de victimisante,
considère que la véritable violence est celle de l’économie
et des nouvelles formes du capitalisme qui sont à l’origine
des inégalités sociales, du chômage de masse et de
la précarisation de pans entiers de la population. C’est à
cette violence fondamentale que répondrait quasi légitimement
– dans le désespoir et la rage – la violence des nouvelles
classes dangereuses.
L’autre, que je qualifierai de persécutrice,
considère que la violence et l’insécurité sont
à la fois le résultat du laxisme des institutions et du
refus des lois et de l’autorité par une population de sauvages
et de barbares. Ces deux opinions peuvent s’appuyer sur des éléments
de réalité. Néanmoins, par leur manichéisme
et leur refus de prendre en compte la complexité des situations
et des relations, elles ne permettent pas de trouver de véritables
solutions et elles contribuent même à conforter le sentiment
d’impuissance, si répandu aujourd’hui, et qui est lui-même
sans aucun doute générateur de violences.
Ces visions du malaise social – soit caritatives,
soit sécuritaires – ont suscité la création
de médecines d’urgence qui s’efforcent, à l’aide
de traitements appropriés, de résorber le mal dans les endroits
où il sévit. Sans grand succès apparemment, puisqu’il
ne fait qu’empirer, dans le silence assourdissant des médias
qui ont renoncé à rendre compte de l’étendue
des désastres.
Je pense donc que le diagnostic est erroné et
à tout le moins incomplet. La violence ne peut être simplement
considérée comme un mal extérieur. Si les banlieues
sont la partie malade de la société, alors elles sont «
un malade désigné », c’est-à-dire le porteur
des symptômes qui affectent l’ensemble du corps social.
Il faudra donc, à la fois lutter contre les actes
de violence avec tout l’arsenal juridique, répressif et préventif
dont
on dispose et en même temps viser à « transformer la
violence », en acceptant d’apprendre ce qu’elle dit de
nos fonctionnements individuels et collectifs.
Les
porteurs des symptômes de nos maladies sociales
Ma pratique professionnelle consiste à travailler
avec des individus et des institutions, en laissant s’exprimer les
points de vue et les émotions de gens très divers par leur
identité, leurs appartenances et leur niveau hiérarchique.
C’est par cette pratique que j’ai pu comprendre un certain nombre
de choses sur la violence et entrevoir des modes de transformation positive
de cette violence.
Il faut le dire crûment : la violence existe partout
dans la société, sous des formes diverses : institutionnelles,
économiques ou familiales. Mais il y a une forme de violenunes
hommes issus de l’immigration maghrébine et africaine. Ces
jeunes sont nos « maladesce très visible et très quotidienne
qui est le fait principalement de je désignés », les
porteurs de symptômes de nos maladies sociales.
La première des maladies sociales, c’est
la dépression. La dépression, sur le plan social, se traduit
par un manque d’estime de soi, par un sentiment d’inutilité
sociale, l’absence de sens et de projet. L’échec scolaire
et professionnel si marqué dans les quartiers populaires est renforcé
pour ces jeunes par des discriminations vécues ou ressenties. Aujourd’hui,
les discriminations ethniques subies par les jeunes fils d’immigrés
maghrébins et africains contribuent fortement à l’augmentation
des violences qu’ils font subir. Le mépris, les dévalorisations,
les injustices contribuent à ancrer ces jeunes dans une représentation
d’eux-mêmes comme victimes persécutées, qui auraient,
de ce fait, d’autant plus de légitimité à persécuter
à leur tour.
La deuxième maladie sociale, la sociopathie, se
traduit par de l’individualisme et une sorte d’indifférence
aux autres. En sont responsables l’induction de la compétition
par toute l’évolution technologique et économique,
l’influence aussi des messages de ce que certains ont appelé
la « Mc’Donaldisation » du monde : des messages qui ont
un impact terrible sur des personnes qui sont dans un état de fragilité
sociale et culturelle.
La troisième maladie sociale de notre époque,
c’est la victimisation, la paranoïa, qui se manifestent par
la haine des institutions qui représentent la société,
la méfiance et les ressentiments à l’égard du
monde extérieur, le besoin de reconnaissance et de revanche, la
peur du racisme et le sentiment de persécution. Toute insulte,
tout regard malveillant – et ils sont nombreux – rappellent
à la condition de minoritaire mal aimé, mal accepté.
Beaucoup de jeunes ont fait d’une façon ou d’une autre
l’expérience de la peur. Cette méfiance – souvent
justifiée – va créer un mécanisme de défense
préventive à l’égard de cette hostilité
– ce qui ne va pas contribuer à apaiser les tensions dues
à un mode agressif de quête de réparation, d’amour
et de reconnaissance.
Cette minorité peut servir de bouc émissaire
à tous nos dysfonctionnements sociaux. Notre société
choisit les plus faibles pour exprimer sa maladie. D’autant plus
qu’elle est elle-même en état de grande faiblesse. Une
société solide et sûre d’elle-même serait
capable de gérer ses fragilités. Notre société
aujourd’hui ne le peut pas et elle a besoin de boucs émissaires
quand elle n’arrive plus à résoudre ses problèmes.
Elle fait semblant d’être unie et démocratique et se
perd dans une auto-évaluation trompeuse, une autosatisfaction illusoire.
Le malaise des banlieues est le révélateur
des sentiments d’impuissance et d’insécurité qui
minent le « vivre ensemble », véritable fondement de
notre République. En effet, le sentiment et la réalité
de l’insécurité d’une part, le sentiment et la
réalité de l’impuissance d’autre part, sont à
l’origine d’un apparent désintérêt pour
la vie politique et d’un grandissant manque de confiance envers les
élites et les responsables administratifs et politiques. Le citoyen
ne se sent pas protégé ni même écouté
par les nouvelles aristocraties qui le gouvernent. Ce déficit démocratique
ainsi qu’une sorte de vide spirituel et culturel le laissent sans
protection face aux tentations sectaires, communautaires et maffieuses.
Apprendre
à vivre ensemble
Que faire ? D’abord, réunir et réconcilier
ceux qui ne se rencontrent plus. Les
« racistes », les « immigrés », les agents
des services publics, tous ces gens qui sont souvent à la fois
auteurs et victimes de violences.
Le racisme et la violence dans les milieux populaires
témoignent de la manière dont les uns et les autres perçoivent
la réalité sociale. Même déformée et
parfois transformée en préjugés, cette réalité
est vécue au travers l’expériences qu’il importe
d’entendre et de ne pas confondre avec de simples chimères.
Les expériences vécues par les enfants d’immigrés
maghrébins et africains sont réelles, les injustices, les
humiliations subies par eux ou par leurs parents dans un climat de marginalisation
sont réelles. Mais non moins réelles sont les expériences
négatives et douloureuses vécues par beaucoup de prétendus
« racistes », victimes des violences par lesquelles s’exprime
la quête de réparation de ces enfants de la banlieue.
Il est vain de chercher une solution unique, une panacée
: il faut ralentir ces processus de retour à des situations régressives
et inhumaines en modifiant les conditions sociales qui favorisent les
peurs, les frictions sociales intercommunautaires, les malentendus, les
persécutions et les agressions qui interagissent les unes sur les
autres.
Rompre
avec le manichéisme
Ensuite, nous avons tous besoin de transformer les représentations
qui engendrent la violence. Concrètement nous devons rompre avec
le manichéisme, lui-même alimenté par les partis et
les médias. Ce manichéisme que l’on voit à l’œuvre
également dans l’interprétation des événements
internationaux nous ôte la possibilité d’une compréhension
en profondeur. Quand nous victimisons les uns et mettons en accusation
les autres, nous participons à la violence et nous contribuons
à la perpétuer.
Enfin, il faut travailler au changement des institutions
qui est la condition du changement social : la violence est le symptôme
d’une crise de la démocratie, de la sociabilité et
du vivre ensemble. Les institutions renforcent les peurs par des fonctionnements
inadaptés qui empêchent la coopération : dévalorisation
des gens de terrain et des habitants des quartiers populaires, impuissance,
enfermement, cloisonnements et solitudes… Mes expérimentations
en thérapie sociale ont montré à quel point donner
la parole et le pouvoir à ceux qui ne supportent plus des fonctionnements
institutionnels périmés pouvait transformer les mentalités
et les représentations.
Bien sûr, pour atteindre ces objectifs, nous devons
apprendre à vivre ensemble. Or, aujourd’hui, apprendre à
vivre ensemble, cela signifie apprendre à coopérer dans
le conflit. En effet, le conflit est devenu inévitable dans
nos sociétés : proximité de personnes dont les normes
sont différentes, remise en cause nécessaire de l’autorité
sous sa forme traditionnelle, peu adaptée au traitement de la complexité,
surabondance des informations et des propagandes… Cette formation
au conflit que j’appelle « thérapie sociale »,
et qui est une nouvelle forme d’éducation civique, doit nous
permettre de répondre aux défis d’un monde menacé
par toutes les sortes de totalitarismes.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-1/la-violence-est-le-symptome-d-une-crise-de-la-sociabilite.html?item_id=2404
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