Sophie BOUTILLIER

est maître de conférences habilitée à diriger des recherches en économie et docteur en sociologie. Elle dirigele Centre d'étude sur l'économie en mutation et l'entreprise/Laboratoire de recherche sur l'industrie et l'innovation à l'université du Littoral Côte d'Opale. Elle est également responsable du Club des dirigeants Artisanat/Université pour le Nord-Pas-de-Calais.

Partage

L'ascenseur social de l'artisanat

Le secteur du bâtiment offre des opportunités nouvelles de création d’entreprises à de nombreux salariés, souvent relativement âgés, issus d’une formation professionnelle et insérés dans le monde du travail à un âge précoce. Ces nouveaux artisans, grâce à des savoir-faire pointus, sont ancrés dans la modernité et répondent à des besoins sociaux précis.

Depuis le début du XXe siècle, l’emploi salarié a progressé régulièrement grâce au développement des grandes entreprises industrielles. La modernisation de l’organisation du travail et l’introduction du taylorisme et du fordisme dans les ateliers ont été le terreau fertile de l’expansion de l’emploi salarié, à la fois ouvrier, employé et cadre, d’abord aux États-Unis, puis en Europe. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans «L’étrange défaite», Marc Bloch considère que la permanence des petites entreprises en France est une marque de faiblesse face aux «concentrations techniques» en Allemagne. Ce type d’analyse était alors courant : la nouvelle modernité industrielle se conjugue avec le salariat et les grandes entreprises 1. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction est basée sur ce binôme. Résultat : en ce début de XXIe siècle, entre 80 % et 90 % de la population européenne travaillent en tant que salariés, tous types de contrats confondus.

La crise des années 70 remet en cause ce schéma d’organisation industrielle et réactualise la thèse de la petite entreprise 2. Dans les pays européens ou aux États-Unis, les créations d’entreprises se multiplient grâce en particulier aux mesures visant à réduire le nombre de barrières administratives (guichet unique, par exemple).

Le secteur du bâtiment n’est pas extérieur à cette évolution : porté par une demande nouvelle des consommateurs, c’est aussi et surtout une source importante de nouveaux emplois créés par des individus, parfois en situation de marginalité vis-à-vis du marché du travail, soucieux de leur indépendance et désireux de devenir leur «propre patron».

De l’entreprise fordiste à « l’hypofirme »

L’accroissement de l’emploi salarié avait conduit nombre d’économistes, comme J. A. Schumpeter (1883-1950) et J. K. Galbraith (1908-2006), à annoncer la disparition de l’entrepreneur et de la petite entreprise, stigmates d’un passé industriel révolu. L’avenir du capitalisme est, pour eux, celui de la société anonyme dirigée par de puissants managers diplômés des grandes universités. J. A. Schumpeter publie en 1911 «Théorie de l’évolution économique», et donne à l’entrepreneur un rôle économique central : l’innovation technologique, organisationnelle, etc. Dans «Capitalisme, socialisme et démocratie», publié en 1942, il annonce la fin du capitalisme et la disparition de l’entrepreneur. Celui-ci est remplacé par une organisation industrielle complexe dirigée par des managers et des actionnaires. L’innovation est accaparée par des équipes de chercheurs dont le métier est d’innover. Dans les années 60, J. K. Galbraith actualise cette thèse en développant le concept de la «technostructure» : le monde est dominé par de puissantes entreprises dirigées par des managers et des actionnaires. Ces organisations sont puissantes et intimement liées à l’État. Le petit entrepreneur est tout à fait incapable d’envoyer une fusée dans l’espace, la grande entreprise le peut !

Au début des années 80, en revanche, cette analyse est fondamentalement remise en question : la petite entreprise serait l’avenir de la société post-industrielle 3. M. J. Piore et Ch. F. Sabel publient «Les chemins de la prospérité» : l’entreprise fordiste n’est plus adaptée à la nouvelle donne industrielle. Cette thèse n’est pas nouvelle. Dans les années 70, E. F. Schumacker avait déclaré «small is beautiful». Mais l’expérience Benetton en Italie, et aux États-Unis l’invention du micro-ordinateur par deux étudiants, redonnent à la thèse schumpeterienne de l’entrepreneur innovateur un nouveau souffle.

Le gisement de la création d’entreprise

La petite entreprise ne remplace pas la grande. En ce début de XXIe siècle, les économistes privilégient la thèse d’une recomposition des rôles entre des entreprises de taille différente. Le développement de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui «l’entreprise en réseau» et le maintien à un niveau assez élevé du sous-emploi dans les pays industrialisés 4 conduisent à privilégier, d’une part, l’idée d’une organisation décentralisée de la production grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) à partir d’une société holding qui coordonne par voie contractuelle un ensemble de sous-traitants et de partenaires. Ils incitent, d’autre part, à considérer la création d’entreprise comme une source insoupçonnée de création d’emplois (en premier lieu de l’entrepreneur lui-même) et, par voie de conséquence, d’insertion, voire d’ascension sociale. Pour M. Castells, l’avenir du capitalisme est celui de l’entreprise en réseau, idée qu’il développe dans une typologie «La société en réseau», publiée à la fin des années 90. Grâce aux NTIC, l’entreprise est d’emblée multinationale et produit tel ou tel composant dans différentes parties du monde en fonction du coût de la main-d’œuvre, mais aussi de son niveau de qualification, ou encore des ressources dont disposent différents pays en matière de recherche et développement.

Les années de forte croissance économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les fameuses «trente glorieuses», ont été jusqu'à la crise des années 70-80, celles de l’âge d’or du salariat et de la grande entreprise. Le développement du système scolaire et l’allongement de la période de scolarité obligatoire ont permis à des individus issus de milieux sociaux modestes d’accéder au statut de cadre notamment. Selon l’édition 2006 des Données sociales de l’Insee, seuls 24 % des cadres ont un père cadre. Toutefois, la logique dénoncée par P. Bourdieu au début des années 60 des «Héritiers» est toujours d'actualité, car les fils d’ouvriers restent sous-représentés par rapport aux fils de cadres parmi les cadres. En 2003, 58 % des ouvriers sont fils d’ouvriers. Toutefois, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont principalement issus des milieux ouvriers et artisans et commerçants : 29 % des artisans-commerçants-chefs d’entreprise avaient un père issu du même milieu socioprofessionnel. Mais, 36 % avaient un père ouvrier (contre seulement 6 %, un père cadre).

Nombre d’artisans sont d’origine ouvrière. L’histoire économique le montre. Ce phénomène est aussi largement illustré par la littérature populaire. Nous citons deux exemples. Dans «325 000 francs», publié dans les années 50, R. Vaillant met en scène un jeune ouvrier qui multiplie les heures supplémentaires au mépris de sa santé pour accumuler un capital qui lui permettra de racheter le commerce dont il rêve, car sa fiancée ne veut pas être la femme d’un ouvrier. Le projet tourne mal. Il perd un bras. Faut-il y voir une parabole illustrant la difficulté de passer du statut d’ouvrier à celui d’artisan ? Dans «L’hôtel du Nord», publié en 1929, E. Dabit place les propos suivants dans la bouche de Madame Lecouvreur dont le mari ouvrier vient de racheter ledit hôtel : «Pour elle, le bonheur, c’était de vivre avec les siens sans chômage ni maladie. On n’a jamais été patrons…»

A la fin des années 90, la spéculation autour de la bulle internet a donné à nombre d’individus l’idée que l’on pouvait faire facilement fortune en créant une entreprise avec peu de moyens. L’un d’entre eux raconte son expérience avec beaucoup d’humour dans un petit ouvrage au titre évocateur : «Comment j’ai foiré ma start up». Mais, quel que soit le secteur d’activité, les responsables politiques ont bien identifié aujourd’hui la création d’entreprise comme un moyen de lutte contre le chômage, nouvel ascenseur social se substituant au salariat des années de croissance 5.

Ascenseur social ou insertion sociale ?

Le secteur du bâtiment 6 reste en ce début de XXIe siècle un secteur d’activité peu concentré. Près de 35 % de son chiffre d’affaires sont réalisés en France par des entreprises de 0 à 10 salariés inclus. Les trois plus grandes entreprises du secteur ne réalisent qu’environ 6 % du chiffre d’affaires global 7. Les entreprises du bâtiment constituent à l’heure actuelle le premier secteur en termes de nombre d’entreprises inscrites au répertoire Sirene des entreprises artisanales 8, soit 36%, et totalisent la plus garde part des emplois de l’artisanat. Entre 1997 et 2004, le nombre d’entreprises du bâtiment inscrites au répertoire Sirene des entreprises artisanales a augmenté en moyenne annuelle de 1,5 %, contre 0,4 % pour l’ensemble des entreprises artisanales recensées, tous secteurs confondus 9.

Les entreprises du bâtiment appartiennent à la catégorie des très petites entreprises (TPE), d’où les vocables «d’hypofirme» ou «d’entreprise en solo». En 2003 10, environ quatre artisans du bâtiment sur dix travaillent seuls, soit 116 000 entreprises sur un total de 286 000. Ils concentrent leur activité sur de la rénovation, plutôt que de la construction neuve, et sur des chantiers de taille modeste.

Certains développent leur entreprise grâce à un savoir-faire particulier qui les rapproche davantage de l’artiste que de l’artisan, notamment en matière de décoration intérieure, ou encore maîtrisent des savoirs de haut niveau en matière d’habitat écologique. Ils se positionnent sur des niches technologiques très étroites, qui les isolent de la concurrence, au moins pendant une période, à l’image de l’entrepreneur schumpeterien qui grâce à l’innovation fait de son entreprise un monopole (temporaire) !

Outre l’indépendance, l’objectif de ces nouveaux entrepreneurs est de pérenniser leur entreprise et de préserver leur vie privée (nombre d’entre eux partent vivre à la campagne). Ils sont relativement âgés (quatre sur dix ont plus de 50 ans), issus d’une formation professionnelle (titulaire d’un CAP ou d’un BEP) et ont été insérés dans le monde professionnel à un âge précoce. On dénombre, outre des travailleurs âgés, d’autres «marginaux» : les femmes (bien que ces dernières occupent une place encore très limitée dans le bâtiment), les jeunes (moins de 40 ans) et les demandeurs d’emploi.

Indépendance et modernité

L’entreprise artisanale n’est pas un stigmate d’un passé industriel révolu, elle s’est adaptée, même intégrée dans la modernité d’aujourd’hui. Les nouveaux artisans du bâtiment répondent à la fois à des besoins de proximité (réparer une fuite d’eau dans l’urgence, assurer divers travaux d’électricité…), mais aussi se faufilent dans des niches technologiques très pointues touchant à la fois à l’art (rénovation personnalisée d’une habitation) et à la technologie (en respectant l’environnement physique et humain) et travaillent en réseau. C’est aussi un vivier de création d’entreprises et d’emplois. Nombre de ces nouveaux artisans se trouvent, avant la création de leur entreprise, dans une situation de marginalité vis-à-vis du marché du travail : jeunes, femmes, personnes âgées de plus de 50 ans, demandeurs d’emploi.

Alors que le salariat semble offrir de moins en moins de perspectives de carrière, en raison notamment de l'augmentation de la flexibilité et de la précarité, l’artisanat est source de création d’emplois, en premier lieu pour l’entrepreneur lui-même. Mais, à l’image de la citation de Galbraith placée en exergue de ce texte : l’existence de l’entrepreneur est placée sous le signe de l’insécurité car sa survie dépend de sa capacité d’adaptation, en bref, à innover. Schumpeter avait-il raison ?

  1. Voir les analyses de J. A. Schumpeter et de J. K. Galbraith.
  2. Voir les analyses de M. J. Piore et Ch. F. Sabel et de M. Castells.
  3. Le lecteur peut sur ce point se reporter à l’article suivant : S. Boutillier, L’entreprise artisanale, entre l’entrepreneur et la grande entreprise, Marché et organisations, L’Harmattan, à paraître.
  4. En 2003, l’Organisation internationale du travail recensait au niveau mondial le nombre record de 185 millions de chômeurs. Rapport de l'OIT : Une mondialisation juste : créer des opportunités pour tous, 2004.
  5. Voir à ce propos l’interview de Christiane Lecocq, présidente du réseau des boutiques de gestion dans Les échos du 26 juin 2006.
  6. Le bâtiment regroupe un ensemble d’activités très diversifiée : maçonnerie, couverture, plomberie, chauffage, menuiserie, serrurerie, installation d’électricité, aménagement, finition, terrassement, travaux divers...
  7. http://www.btp.equipement.gouv.fr
  8. Source : Insee.
  9. Idem.
  10. Entreprises en bref, n° 10, septembre 2003.

Bibliographie

  • R.Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
  • M.Castells, L’ère de l’information, tomes 1,2 et 3, Fayard, 1999
  • J.KGalbraith, Le nouvel état industriel, Gallimard, 1968
  • M.Marchesnay, L’hypofirme, fondement de l’hypermodernité ?, 7è congrès international francophone en entrepreneuriat et PME, Montpellier, octobre 2004
  • M.J Piore, Ch. F. Sabel, Les chemins de la prospérité, Hachette-Littérature, 1985
  • J.A Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1979
  • J.A. Schupeter, Théorie de l’évolution économique, Dalloz, 1935
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/l-ascenseur-social-de-l-artisanat.html?item_id=2742
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article