Patrick De LA MORVONNAIS

est directeur d'études au BIPE.

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Le marché européen du bâtiment : mythe ou réalité ?

Peut-on parler d’un marché européen du bâtiment lorsqu’on sait à quel point cette activité est d’abord nationale, voire locale ? Peut-on justifier une consolidation de données sur un marché où les échanges sont par nature limités, dès lors que la production ne se déplace pas ? Peut-on trouver une légitimité à agréger des chiffres lorsque ceux-ci présentent plus de disparités que de similitudes, tant du point de vue structurel que conjoncturel ? Ces questions, apparemment triviales, méritent un examen attentif et des conclusions nuancées.

Dans tous les pays européens 1, le bâtiment occupe une place essentielle dans l’économie : ramené au PIB, il représente actuellement 9,2 % en moyenne (même si les puristes de la Comptabilité nationale préféreront un ratio réduit de moitié pour ne considérer que la valeur ajoutée). Mais cet effort consenti en faveur du bâtiment varie beaucoup selon les états : très faible en Suède, il est bien supérieur en Espagne, au Portugal et surtout en Irlande (21 %). Si l’on consolide ces montants pour les 19 pays de la zone Euroconstruct 2, le marché européen du bâtiment représentait ainsi un peu plus de 1 000 milliards d’euros en 2005 : pour en saisir l’ampleur, ce chiffre équivaut à la moitié du PIB de l’Allemagne et dépasse les PIB de l’Espagne et du Portugal réunis. On pourrait calculer la dépense de bâtiment par habitant pour juger les efforts nationaux, à condition de corriger les chiffres bruts ainsi obtenus par les parités de pouvoir d’achat, exercice délicat qui montrerait, malgré tout, de sensibles écarts.

Les marchés européens du bâtiment présentent de fortes disparités nationales en termes de structure. Selon leur degré de maturité, ils consacrent une part plus ou moins importante à la construction neuve ; de même, selon le contexte politique et les stratégies économiques, l’équilibre entre le logement et le non-résidentiel se révèle très variable. Le graphique en haut de page suivante permet de distinguer des groupes assez homogènes. Les pays de l’Est construisent peu de logements et préfèrent dans l’immédiat arbitrer en faveur de la construction neuve de bâtiments d’activité. L’Irlande, l’Espagne et le Portugal, en pleine effervescence, consacrent un effort très important au logement et sont encore à un stade où la construction neuve est largement dominante. Des pays plus matures comme la France, l’Allemagne ou l’Italie voient maintenant l’essentiel de l’activité bâtiment se diriger vers l’amélioration-entretien. Deux exceptions enfin : le Royaume-Uni qui, depuis plus de trente ans, a « abandonné » le secteur logement mais qui se place en tête s’agissant du marché des bâtiments non-résidentiels ; et la Suède où, après une crise très sévère, le marché neuf reste anémique.

Le logement neuf, premier marché du bâtiment

A tout seigneur, tout honneur, le logement neuf est encore le premier marché du bâtiment (305 milliards d’euros en 2005, soit 30 % de la production totale). Au cours des années 2002 à 2006, on a ainsi construit en moyenne 2,25 millions de logements par an dans les 19 pays de la zone Euroconstruct, ce qui correspond à un taux de construction de cinq logements pour 1 000 habitants. En ce domaine, les disparités sont énormes : ce taux de construction a été de 14 pour mille en Espagne et de 18 pour mille en Irlande au cours de cette période; à l’inverse, ce taux est resté proche de trois dans les quatre pays de l’Est et au Royaume-Uni et inférieur à trois en Allemagne et en Suède. Le marché européen du logement neuf a ainsi connu de profonds bouleversements depuis une dizaine d’années, comme le montre le tableau ci-contre des mises en chantier pour les cinq plus grands pays.

L’Espagne est désormais, et de très loin, le premier constructeur de logements en Europe en raison de son dynamisme économique, de l’importance de ses flux migratoires et des exigences de reconstruction d’un parc âgé. à l’inverse, l’Allemagne a vu ses achèvements de logements réduits de moitié entre 1997 et 2005. Le rythme annuel est de l’ordre de 200 à 250 000 en Italie et au Royaume-Uni. Par comparaison, la situation actuelle en France est ainsi remarquable.

Le poids des facteurs culturels

La segmentation des marchés selon le type d’ouvrage est très variable selon les pays et traduit des choix à la fois culturels et économiques. Ainsi, en matière de logement, la maison individuelle représente en moyenne 47 % des flux de construction neuve, mais on observe de profondes disparités : ce type d’habitat est largement prépondérant en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas et, surtout, en Irlande. Symétriquement, le collectif domine dans les pays du Sud (Italie, Espagne, Portugal, Grèce) et en Suisse. Cette situation n’est pas forcément corrélée avec le statut d’occupation : si tel semble le cas en Angleterre, par exemple, c’est le contraire dans les pays du Sud qui affichent les plus forts taux de propriétaires occupants en Europe. L’Allemagne compte moins de 45 % de propriétaires occupants et privilégie pourtant la maison individuelle.

Ces choix (hérités de la tradition culturelle et des modes de vie) ont à l’évidence un impact sur la structure d’offre, puisque les acteurs ne sont par organisés de la même manière. De plus, au sein du segment de la maison individuelle, on peut opposer les pays qui privilégient l’habitat dispersé (la France, par exemple) et ceux qui construisent sur le mode groupé (ainsi le Royaume-Uni où 60 % du marché relèvent de ce principe). Là encore, ces particularismes joueront sur la structure de la filière et sur la répartition du rôle de ses différents acteurs (petites entreprises, architectes, promoteurs, grands groupes…).

Typologie des marchés européens du bâtiment


Mises en chantier de logements neufs (en milliers)

Non résidentiel : la diversité.

La construction neuve non-résidentielle présente autant sinon plus de différences. On peut la répartir en trois segments : les bâtiments d’activité (industrie, agricole, stockage); les bâtiments tertiaires (bureaux, commerces, équipements culturels et sportifs, autres) ; enfin les équipements collectifs de l’éducation et de la santé. En moyenne, pour l’Europe, ces trois pôles représentent respectivement 35 %, 48 % et 17 % de l’ensemble. Le graphique de la page suivante permet de mettre en évidence des « modèles » assez typés : l’Italie, l’Espagne, la République tchèque et l’Allemagne développent encore beaucoup leur capacité de production ; la Belgique, les Pays-Bas, la Norvège, l’Autriche, la Suisse, le Portugal et surtout l’Irlande et le Royaume-Uni ont opté nettement pour le tertiaire. Le cas de l’Angleterre est éloquent à cet égard : la part des bâtiments industriels dans l’ensemble du non résidentiel neuf y est la plus faible d’Europe (8 % contre 20 % en moyenne) contre 30 % en Espagne ou 36 % en Italie.

On peut enfin compléter l’analyse en observant les efforts consentis pour l’éducation et la santé : la construction neuve de tels équipements est relativement faible en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Belgique ; elle est significativement plus forte en France, en Irlande, au Portugal et surtout au Royaume-Uni. Face à des besoins gigantesques longtemps ignorés, l’Angleterre tente de rattraper son retard au travers de programmes en partenariats public/privé ; actuellement, le Royaume-Uni représente à lui seul 47 % du marché européen des bâtiments d’éducation et 30 % de celui des bâtiments de santé.

typologie de la construction neuve non-résidentielle en Europe

Le potentiel considérable de l'amélioration

On l’a dit, les travaux d’entretien-amélioration comptent pour près de la moitié de l’activité totale (47 % en moyenne). Contrairement à la construction neuve qui bénéficie d’indicateurs fiables, la mesure de l’activité de rénovation pose partout un problème majeur. Comment en effet suivre l’évolution d’un marché où la notion de volume n’existe pas, où l’imprécision est de règle, où le montant moyen des opérations varie considérablement ? Dans tous les pays européens, on observe ainsi ce paradoxe : une avalanche de chiffres pour décrire la première moitié de la production, une carence de données pour apprécier la seconde. Si l’on distingue correctement le logement du non-résidentiel, l’information est quasi inexistante pour segmenter l’entretien-amélioration par type de bâtiment et ce, dans tous les pays.

Le marché potentiel est pourtant considérable en raison de l’importance des parcs : pour les 19 pays de la zone Euroconstruct, on compte aujourd’hui 210 millions de logements au total (dont 18,5 millions de résidences secondaires et près de 12 millions de logements vacants). Les parcs de bâtiments non-résidentiels sont très mal connus mais on peut en donner un ordre de grandeur : 9 milliards de m² pour ces mêmes pays. L’importance de ces stocks est donc considérable et justifie celle des travaux d’entretien-amélioration qui leur sont consacrés (470 milliards d’euros en 2005 environ). Ces travaux d’entretien-amélioration jouent un rôle d’amortisseur et adoucissent les à-coups de la construction neuve. En revanche, il serait abusif d’y voir un mécanisme contra-cyclique.

Des cycles conjoncturels disparates

Les disparités nationales sont encore plus marquées si l’on s’intéresse aux évolutions. Le marché du bâtiment réagit partout aux mêmes facteurs, qu’ils soient démographiques (pour le logement bien sûr, mais aussi pour les équipements liés à l’éducation et à la santé), économiques (l’emploi et le chômage, l’investissement productif, l’état des finances publiques), financiers (les taux d’intérêt, la disponibilité des prêts), politiques (mesures de soutien ou de relance, dispositions fiscales, grands programmes). Mais si l’on constate une plus grande convergence des économies européennes, le rythme et les conditions de la croissance ne se ressemblent guère.

Dans un secteur comme le bâtiment, particulièrement sensible au contexte macroéconomique (à la hausse comme à la baisse), il n’est pas surprenant de constater des cycles conjoncturels très contrastés d’un pays à l’autre. Les marchés européens du bâtiment sont donc loin d’être en phase, surtout si des politiques publiques spécifiques sont mises en œuvre. La période 1992-1994 a été euphorique pour le bâtiment en Allemagne en raison des programmes de soutien aux nouveaux Länder après la réunification, mais elle a enregistré un recul sévère dans la plupart des pays européens (dont la France). Inversement, l’Allemagne connaît depuis 1996 une crise sans précédent dans ce secteur et ne participe aucunement à la reprise constatée depuis 2004 dans la plupart des pays. Tel est également le cas du Portugal, qui souffre depuis 2002 du contrecoup de l’exceptionnel développement précédent. De ce point de vue, il est donc abusif de parler d’un marché européen du bâtiment lorsque toutes ses composantes nationales obéissent à des tendances bien souvent opposées.

Une filière industrielle plus homogène.

Contrairement à d’autres marchés – l’automo­bile, par exemple – il est de prime abord difficile de qualifier d’ « européen » celui du bâtiment : les échanges réels d’activité se limitent à des travaux dans les zones transfrontalières et à des joint-ventures sur de grands projets (qui concernent d’ailleurs plus souvent les infrastructures). Mais si la production est presque entièrement le fait d’entreprises nationales, les clients sont progressivement davantage européens : c’est vrai pour les bureaux ou les bâtiments industriels en raison de l’internationalisation de l’économie qui suscite des investissements étrangers directs et indirects ; c’est également le cas pour le logement puisqu’un nombre croissant de non-résidents (nord-européens notamment) souhaite une résidence secondaire dans un autre pays (Espagne, France, Italie, par exemple).

Vues sous l’angle amont de la filière, les choses sont très différentes. Les techniques et procédés de construction sont partout comparables et le marché des matériaux, produits et équipements est clairement européen. La meilleure preuve en est la forte internationalisation des industriels de la construction fournisseurs de produits, matériaux et équipements qui ont clairement une logique mondiale. Ainsi, en 2004, le chiffre d’affaires des cinq majors du BTP était de 152 milliards d’euros si l’on prend la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et les pays nordiques ; ce même calcul aboutit à 183 milliards si l’on considère les leaders de l’industrie de la construction. Pour ces derniers, le marché européen du bâtiment est une réalité, compte tenu de ses implications en termes de flux d’échanges.

Un horizon assombri

En conclusion, les années 2004 et 2005 ont été relativement fastes pour le bâtiment qui a constitué un moteur de la croissance économique grâce au dynamisme exceptionnel de la construction de logements (porté par le niveau historiquement bas des taux d’intérêt). Tel sera probablement encore le cas en 2006. Les années 2007 et 2008 devraient être marquées par un changement de régime : essoufflement dans le secteur du logement neuf après l’euphorie précédente (en raison de la hausse probable des taux d’intérêt), reprise limitée du secteur neuf non-résidentiel (le redémarrage de l’investissement, bien qu’avéré, semble insuffisant pour justifier de franches augmentations des besoins de capacité), progression tendancielle des travaux d’entretien-amélioration. Au cours des deux prochaines années, le bâtiment pourrait ainsi évoluer en retrait de la croissance économique d’ensemble. De tels à-coups sont classiques et ne doivent pas surprendre. L’économie progresse de façon heurtée et l’émergence de nouvelles demandes justifie une lente érosion de la part du bâtiment dans l’ensemble des activités, même si son poids demeure essentiel.

Evolution de la production de bâtiment en Europe

  1. Cet article se fonde sur les données fournies par Euroconstruct, un réseau regroupant 19 pays européens, et qui propose une information homogène, fiable et régulièrement actualisée. Les données figurant dans ce texte décrivent des moyennes sur une période de cinq ans (2002-2006).
  2. Les pays de l’Union européenne à quinze à l’exception de la Grèce et du Luxembourg, ainsi que la Norvège, la Suisse, la Pologne, la Hongrie et les Républiques tchèque et slovaque.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/le-marche-europeen-du-batiment-mythe-ou-realite.html?item_id=2732
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