Manuela MARTINI

est maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris 7 - Denis Diderot.

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Un besoin permanent de migrants

Depuis 1945, l’industrie de la construction française a toujours fait appel à une main-d’oeuvre immigrée dont la composition a évolué au fil du temps. Aujourd’hui, Portugais, Algériens, Marocains et Tunisiens constituent le gros des bataillons immigrés dans ce secteur, qui comptent pour 14 % des effectifs.

Les chantiers du bâtiment de Paris sont depuis plusieurs décennies des mosaïques ethniques. Les travailleurs immigrés y sont majoritaires. Leur composition a changé au fil du temps : aux Italiens, dominants pendant la première moitié du XXe siècle, se sont substitués Algériens, Tunisiens, Portugais, Polonais. Dans les grandes villes françaises, comme Marseille et Lyon, la diversité des origines nationales de la main-d’œuvre du bâtiment, notamment du gros œuvre, est tout à fait comparable. Cette réalité n’est pas une exception française. Dans les grandes villes européennes les chantiers sont également peuplés d’étrangers. à Berlin, l’immigration italienne dans le secteur remonte au XVIIIe siècle. En 2000, sur 100 000 travailleurs employés dans la construction dans cette ville, 8 000 provenaient de l’Europe de l’Est, surtout de Pologne, et s’ajoutaient à la main-d’œuvre provenant de l’Europe du Sud (Portugal, Espagne, Grèce, Italie).

Plus largement encore, la sur-représentation des immigrés dans la construction est bien connue pour New York, où Antillais et Coréens ont remplacé les Italiens, ou pour Miami, où les Latinos, notamment Cubains, dominent largement 1. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, mais les exemples sont innombrables et peuvent s’étendre au Canada, à l’Australie, à l’Afrique du Sud.

Si la France est en bonne compagnie dans cette tendance mondiale à la diversification ethnique de la main-d’œuvre du BTP, ses traits marquants sont, eux, spécifiques et liés à son histoire. Pour les saisir, il sera utile de rappeler rapidement l’évolution de la demande dans le secteur à partir des « trente glorieuses » en passant par la crise des années 70-80. Nous pourrons ainsi mieux comprendre la configuration ethnique actuelle de la main-d’œuvre étrangère et essayer d’en expliquer les raisons

Le poids de l’histoire

Pendant les « trente glorieuses », le BTP a été l’un des principaux vecteurs de la création d’emplois en France. L’extraordinaire demande de main-d’œuvre qui anime le marché du travail durant ces années doit beaucoup au quasi-doublement des effectifs de l’industrie de la construction entre 1949 et 1970. En vingt ans à peine, on passe de 1 043 800 à 1 992 000 emplois (dont respectivement 76 % et 85 % salariés) selon les données de la comptabilité nationale 2.

Gérer cet accroissement spectaculaire en termes de stock de main-d’œuvre ne pouvait qu’avoir des conséquences considérables sur la diversification des origines des travailleurs. Ces transformations ont été ultérieurement renforcées par l’intense mobilité interprofessionnelle des migrants. Le BTP est l’un des secteurs où les flux de sortie vers d’autres industries sont les plus marqués. À partir du milieu des années 1960, le BTP n’arrive plus à retenir les jeunes, qui n'y restent que quelques années, surtout s’ils sont Français. Le délégué général de la Fédération nationale du bâtiment, dans le rapport préparatoire au VIIe plan sur les « Incidences sur l’emploi dans le bâtiment et les travaux publics de différentes politiques économiques et sociales », s’exprime en ces termes sur la question : « Pour ce qui est des Français ils figurent dans le BTP, entre 20 et 30 ans, pour un pourcentage qui apparaît normal ; entre 30 et 45 ans, les fuites s’accroissent considérablement, après 45 ans, elles s’accélèrent : il ne s’agit donc pas tant d’attirer les Français que de les retenir, et pour cela d’analyser les mobiles des fuites constatées. » Jean Vibert et ses collaborateurs écrivaient ces mots en février 1976 3. Ces réflexions tombaient au tout début d’une longue période de récession. La crise avait frappé le bâtiment, mais on n’en devinait pas encore la portée.

En termes d’effectifs, on remarque une certaine stabilité dans les années 70, suivie d’une brusque décroissance seulement au début des années 80. La courbe descend ensuite jusqu’en 1986, avec un creux qui se situe autour de 1 590 000 emplois, puis remonte lentement jusqu’en 1990, avec un pic de 1 700 000 emplois. Encore cette remontée n’égale-t-elle pas la période faste qui l’avait précédée, et est-elle suivie d’une grave rechute de 1991 à 1998 (1 380 000 emplois). Il faudra la conjoncture positive du début du XXIe siècle pour que les effectifs du BTP atteignent de nouveau un million et demi d’emplois.

Les besoins de main-d’œuvre sont donc moindres à partir des années 1980. Toutefois, même dans les années difficiles, ils modifient les stratégies de recrutement des employeurs, mais pas aussi profondément que la baisse des effectifs pourrait le laisser entendre. L’analyse des données de stock doit en effet être complétée de celle des flux de sortie, qui restent structurellement très importants dans le secteur, y compris pendant la crise. Certains groupes de travailleurs sont plus touchés que d’autres, les Français sans doute mais également les ouvriers immigrés non-qualifiés. Entre 1969 et 1974, par exemple, les étrangers en sortie sont en moyenne plus de 50 000 par an. Le taux annuel de sorties est inférieur à 10 % pour les Italiens et les Espagnols. Il est voisin de 11,5 % pour les Algériens et les Portugais. Il dépasse 14 % pour le groupe des Tunisiens et Marocains, immigrés plus récents.

Quels étrangers ?

Si la demande croissante a fait grossir les rangs de la main-d’œuvre étrangère pendant les « trente glorieuses », le changement de la conjoncture n’affecte pas de manière significative leur présence. C’est plutôt leur composition qui subit une mutation irréversible. Lorsque le réservoir rural s’était épuisé, voire tari, vers la fin des années 50, le recours à la main-d’œuvre étrangère, qui était en fait une pratique ancienne dans la branche, devint massif. Présents dès la fin du XIXe siècle, les maçons italiens occupent une place considérable dès l’entre-deux-guerres. Les recensements de population et les données produites lors des travaux préparatoires au Plan permettent, quoique de manière imparfaite, de donner un ordre de grandeur du phénomène.

Les étrangers, qui représentaient 12 % de la main-d’œuvre dans le BTP en 1906, en fournissent déjà près d’un quart (23 %) en 1926, soit un doublement en vingt ans. On assiste ensuite à une légère diminution dans les années 30 à cause de la grande dépression qui suivit le krach boursier de 1929. Après la Seconde Guerre mondiale, les taux reviennent aux pourcentages des années 20 et les dépassent rapidement par la suite. En 1969, on compte 450 000 étrangers dans le BTP, soit 28 % des salariés du secteur (dont 31,3 % des ouvriers). En 1974, ces proportions atteignent respectivement 30 % du total de la branche et 35 % des ouvriers 4.

La sur-représentation des étrangers dans l’industrie de la construction reste importante bien qu’elle soit en diminution depuis 1992. En 1999, 16,2 % de l’ensemble des employés de la construction en France sont étrangers (17,4 % des hommes et 5,2 % des femmes), une part retombée depuis à 14 %. En région parisienne, en Rhône-Alpes, en Provence-Côte d’Azur, ils peuvent en revanche représenter dans certains chantiers du gros œuvre de 70 à 80 % des effectifs.

Ces chiffres agrégés masquent en réalité des mutations significatives dans la composition de la main-d’œuvre étrangère. Les Italiens sont largement majoritaires pendant toute la première partie du siècle : ils représentent 65 % des étrangers en 1906, 58 % en 1911, 61 % en 1926, 63 % en 1936, loin devant les Espagnols et, dans une moindre mesure, les Polonais. Après-guerre, la part des Italiens continue d’être largement majoritaire jusqu’au tout début des années 1960. En 1961 encore, 43 % des étrangers sont Italiens, suivis des Algériens et des Espagnols. À partir de 1965 cependant, ces pourcentages chutent brusquement à 21 % et poursuivent leur déclin dans les années suivantes pour arriver à 11,7 % en 1973. Les Algériens vont, du coup, prendre le premier rang (avec des pourcentages qui resteront importants, autour de 28 %des étrangers pendant la décennie suivante). Un nouveau groupe s’impose très rapidement, celui des Portugais, dont la présence connaît une progression spectaculaire : ils pèsent pour 6 % à peine en 1961 et passent à 29 % en 1970. Aujourd’hui encore, ils sont, avec les Algériens, les Tunisiens et les Marocains, le groupe dominant. L’immigration, pourtant croissante, de travailleurs provenant de l’Europe de l’Est n’a pas encore modifié de manière significative la répartition des effectifs immigrés.

Des choix de gestion

Pour expliquer ce phénomène de concentration étrangère massive – plus dense que dans n’importe quel autre secteur en France – la demande due à l’essor du logement social et des travaux publics a certes joué un rôle crucial, mais elle ne rend pas compte de la persistance de la main-d’œuvre étrangère au-delà des « trente glorieuses ». Plusieurs études ont mis en avant le fait que le processus de production en France a connu une transformation relativement modeste, notamment dans le bâtiment. La maîtrise des coûts de production dans cette « industrie de main-d’œuvre » a ainsi porté sur la compression de la masse salariale. Bas salaires, importance de la durée du travail et difficulté des conditions de travail justifient la persistance du poids relatif d’une main-d’œuvre immigrée pourtant extrêmement instable.

La comparaison avec d’autres réalités européennes aide à préciser et à mettre ce point en perspective. Quelles que soient les tendances générales rappelées en introduction, la construction n’est pas une niche pour les immigrés dans tous les pays européens. Aux Pays-Bas, en 1997, seuls 4 700 immigrés, 2 % du total des effectifs, étaient employés dans la branche. Qui plus est, 70 % des employeurs (étrangers ou hollandais) dans l’industrie de la construction n’avaient pas embauché le moindre étranger. La plupart des immigrés travaillent en fait dans les travaux publics, alors qu’historiquement le poids de la main-d’œuvre immigrée, notamment allemande, avait été considérable également dans la maçonnerie et le second œuvre. Les natifs ont développé une sorte d’identité ethnique défensive, où la difficulté de la langue joue un rôle fondamental. Couplée à des hauts salaires et à des mécanismes informels de recrutement, elle agit comme barrière vis-à-vis d’une population étrangère qui pèse pourtant pour 18 % de la population active 5.

Parmi les grands pays européens, la Grande-Bretagne constitue également une exception remarquable. Tandis que, dès la fin du XVIIIe siècle, les Irlandais constituaient le gros des travailleurs de la construction, aujourd’hui on remarque seulement quelques poches de main-d’œuvre indienne (Sikhs) et un certain nombre de petites entreprises caraïbes dans le second œuvre. Les syndicats ont ici joué le rôle clé en réussissant à rendre le secteur attractif pour les Britanniques, dans un contexte de récession de l’industrie extractive.

Rémunération et durée du travail hebdomadaire ont sans doute constitué un élément dissuasif pour la stabilisation de la main-d’œuvre nationale en France, surtout si elle était faiblement qualifiée. Il ne faut pas oublier que dans le bâtiment, on dépassait largement les 40 heures hebdomadaires, même si la diminution des heures travaillées (tant affichées qu’effectivement payées) a été sensible entre les années 50 et les années 70. Mais, à vrai dire, cela vaut aussi pour d’autres secteurs : plus la présence d’étrangers est significative, plus la durée hebdomadaire du travail est grande. En 1971, on travaillait 49 heures dans le bâtiment et 47,2 dans les industries extractives ou dans celles du bois et de l’ameublement, toutes peuplées de 10 à 15 % au moins de salariés étrangers, contre les 43,7 heures des industries polygraphiques qui comptent à peine 3,3 % d’étrangers.

Avec la durée hebdomadaire du travail et l’amélioration des conditions de travail, la valorisation de la rémunération des salariés est une priorité qui revient constamment dans les travaux préparatoires des plans des cinquante dernières années. Elle le reste encore aujourd’hui. Les efforts des premières années du XXIe siècle n’ont pas suffi à combler un écart dont l’origine est ancienne.

  1. Waldinger, 1995 ; Rath, 2002.
  2. Campinos-Dubernet, 1985.
  3. Quelques années plus tôt, le sociologue Claude Thélot avait parlé de secteur « relais » à ce sujet (Thélot, 1973).
  4. Commissariat général du plan. Rapport du comité bâtiment et travaux publics, préparation du 7e plan, annexe VII, « Incidences sur l’emploi dans le bâtiment et les travaux publics de différentes politiques économiques et sociales ».
  5. Rath, 2002.

Bibliographie

  • Barjot Dominique, La grande entreprise française de travaux publics (1893-1974). Contraintes et stratégies. Doctorat d’Etat, dir F.Caron, université de Paris IV Sorbonne, 1989
  • Campinos-Dubernet, Myriam, Emploi et gestion de la main d’œuvre dans le BTP. Mutations de l’après-guerre à la crise, Paris, La Documentation française, 1985
  • Rath, Jan, « A quintessential immigrant niche ? The non case of immigrants in the Dutch construction industry », Entrepreneurship and regional development, n°14, 2002, p.355-372
  • Thave Suzanne, « L’emploi des immigrés en 1999 », Insee Premiere, n°717, mai 2000
  • Thélot Claude, « La mobilité professionnelle en France entre 1959 et 1964 », Economie et statistique, n°51, décembre 1973
  • Waldinger Roger, Still the promised city ? African Americans and New Immigrants in Postindustrial New-York, Cambridge, MA, Haravard University Press, 1995
  • Eurostat : Tendances des entreprises : Construction (NACE Rév-1 F)- Bâtiment et génie civil
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/un-besoin-permanent-de-migrants.html?item_id=2744
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