est architecture et ingénieur, directeur de recherche au CNRS et directeur de la revue Architecture Acier Construction .
Le bâtiment, reflet ou expression d’une civilisation
La plupart des civilisations ont laissé dans la pierre, voire dans la brique, les traces de leurs accomplissements et de leur splendeur passée. C’est même à travers les ruines, les monuments ou les villes qui sont parvenus jusqu’à nous que nous pouvons tenter d’imaginer les organisations sociales, les modes de vie, les péripéties de l’histoire des peuples qui nous ont précédés.
Les architectures de bois, de terre, de toile n’ont certes laissé que poussières trop ténues pour témoigner de leurs bâtisseurs, mais les archéologues savent aujourd’hui faire parler ces fragments pour reconstruire les manières d’habiter. Aussi l’architecture, et plus largement les constructions, sont-elles directement l’expression des sociétés humaines et même une expression particulièrement visible, complexe et durable. En tant que corpus de savoirs et de pratiques profondément enracinés dans l’organisation matérielle, culturelle et économique de chaque société, l’acte de construire s’inscrit dans un temps long.
L’architecture est bien un art de la durée, qui ne met pas seulement en jeu la pensée ou la main du concepteur ou de l’ouvrier, mais qui dépasse les accomplissements individuels pour devenir un bien collectif. La volonté de tel ou tel élu, maire ou président de la République de laisser dans la pierre un témoignage de son « règne », façon Ancien Régime quoique payé par les impôts levés auprès de ses concitoyens, atteste assez du symbole que représente au regard de l’histoire l’association d’un nom à un monument destiné à perdurer.
Le bâtiment reste ainsi constamment tendu entre deux pôles. Le plus contingent est, bien sûr, celui de prégnance de la « satisfaction des besoins », de la rentabilité financière, de la valeur d’usage immédiate, de l’adaptation à la demande. De l’autre côté, la responsabilité face à l’Histoire et plus précisément envers nos descendants, le désir de faire œuvre, le souci de la durée. Cette mise en perspective conduit à s’interroger sur les différentes facettes de l’acte de bâtir : que construire (l’architecture), comment construire (la technologie), que conserver (le patrimoine), quelles villes aménager (l’art urbain), et tout cela pour quel avenir ?
Une extrême diversité
Le secteur de la construction représente environ 10 % du produit intérieur brut des nations industrialisées. Cela signifie beaucoup de bâtiments de toutes sortes, qui sont chacun presque autant de prototypes, où l’on cherche à adapter à un lieu, à un programme, à une situation donnée des typologies architecturales. Tous comptes faits, bien peu de bâtiments reproduisent à l’identique un modèle, à l’exception notable des maisons sur catalogue ou des bâtiments préfabriqués, même s’ils peuvent avoir un air de famille ou se ressembler, parce qu’il nous semble naturel de ne pas chercher à répéter des séries de produits calibrés comme on le fait pour les machines à laver ou les automobiles. Est-ce à dire qu’une attention à l’architecture imprègne la totalité des bâtiments construits ? Loin de là, car la diversité extrême des constructions contemporaines se croise avec l’éventail le plus large du niveau d’exigence architecturale.
C’est finalement un nombre assez restreint de bâtiments qui font sens, ou du moins qui semblent susceptibles de contribuer à l’œuvre collective. Pour autant, le bâtiment le plus banal, voire le plus médiocre, exprime aussi quelque chose de son époque. Les toits obligatoirement en tuile canal des maisons du Midi ou les faux colombages de la côte normande sont aussi l’expression des doutes et des peurs de notre époque. Les boîtes à chaussures des centres commerciaux ne font qu’exprimer l’envie de consommer moins cher qui fait leur succès populaire. Les immeubles de rapport insipides flattent le souhait de banaliser les placements des propriétaires et de mieux s’inscrire dans le marché du logement. Le banal, l’ordinaire, et même le laid sont aussi la marque de notre civilisation industrielle.
Mais l’architecture trouve ça et là à s’immiscer, toujours imprévisible, surprenante, exprimant un désir de réinventer et de réenchanter le monde, en se trompant parfois. La prégnance des modes, des tendances ou des styles en architecture atteste que l’art de construire exprime très directement – quoique de manière fluctuante – les sensibilités et les hésitations d’une époque. Les modes changent vite de nos jours, même si elles sont finalement plus lentes à se renouveler dans le domaine bâti qu’ailleurs. Les bâtiments qui créent la tendance d’aujourd’hui ont souvent été conçus il y a cinq ou dix ans. Aussi la propension à la fragmentation, à la déconstruction, aux percements aléatoires, aux jeux sur les textures, aux formes organiques et libres que l’on voit à l’œuvre dans nombre de bâtiments contemporains est-elle directement issue des progrès de la modélisation informatique et du développement des matériaux depuis une dizaine d’années, tout en témoignant de l’aspiration à plus de liberté et de fantaisie dans la conception des bâtiments, après le constat du rêve impossible d’une société unitaire.
Désir d’invention et technologies
Car le désir d’invention permanente doit évidemment trouver son support dans les technologies d’aujourd’hui, qu’elles soient liées à la conception, aux matériaux et aux produits ou à leur mise en œuvre. Or, paradoxalement, les technologies du bâtiment sont presque rustiques par rapport à nombre d’autres domaines. On peut même dire que le secteur du bâtiment est l’un des plus traditionnels de ce point de vue. Même le monde agricole a davantage intégré la mécanisation, les grandes échelles de production, fût-ce au prix de la pollution des nappes ou des sols. Le bâtiment a certes accepté, avec lenteur, de multiples innovations technologiques, que ce soit l’usage de composants préparés en usine ou en atelier (la plaque de plâtre, le béton prêt à l’emploi, les éléments en béton préfabriqués, les fenêtres industrialisées, les charpentes métalliques façonnées en atelier, les fermettes en bois industrialisées…), le développement des outils de chantier (les grues, les coffrages métalliques, les outils portables tels que visseuses ou cloueuses…) ou les méthodes de planification et d’organisation des chantiers. Mais le travail y reste encore artisanal, avec beaucoup de manutention, de pose, d’assemblage, dans une ambiance de désordre, d’approximation, loin de la taylorisation de la production industrielle. Sans doute la force d’inertie des technologies du bâtiment va-t-elle de pair avec la lenteur de l’architecture et exprime-t-elle une sorte de résistance ou de frottement face aux mutations du monde moderne.
Or, l’enjeu pour le bâtiment n’est pas seulement de refléter une civilisation, mais aussi de construire celle-ci. Dans un monde où la croissance démographique et l’urbanisation massive bouleversent les équilibres territoriaux, l’effort de construction sera considérable dans les prochaines décennies, si ce n’est en Europe, du moins à l’échelle de la planète. On prévoit soixante villes de plus de dix millions d’habitants à l’horizon 2050. Mais comment y vivra-t-on ? Parmi une foule de questions, quatre nous semblent cruciales.
Concilier conservation et création
Celle d’abord du patrimoine. Qu’est-on appelé à conserver ou à adapter des ensembles construits légués par les siècles passés, y compris le XXe ? Notre époque industrielle a la première pris conscience de la notion de patrimoine bâti, d’abord dans les années 1830 sous forme de monuments commémoratifs, puis d’édifices symboliques et religieux, un siècle plus tard d’ensembles urbains et aujourd’hui sous n’importe quelle forme construite. Une grange, une usine, une caserne, un grand ensemble peuvent désormais se voir légitimement accorder une valeur patrimoniale. L’une des expressions de notre civilisation sera sans doute de savoir les conserver et les recycler au service des usages contemporains pour les transmettre à nos descendants.
Au-delà de la préservation des simples édifices, il importe aussi de réussir à concilier la conservation des structures urbaines traditionnelles, gage de continuité, avec la création contemporaine. Les villes doivent pouvoir continuer à se renouveler sur elles-mêmes, comme elles l’ont toujours fait. Même si les politiques urbaines intègrent désormais la notion de protection et d’encadrement d’une partie des tissus existants, la préservation du tissu parcellaire, les bonnes échelles économiques et architecturales d’intervention, les modalités de protection, la capacité à faire du neuf avec du vieux... sont encore largement à explorer. En contrepartie, notre civilisation qui est celle de la liberté doit être capable d’admettre la diversité des matériaux et des formes. La capacité d’invention décuplée par les moyens informatiques de dessin, de modélisation et de représentation dont nous disposons ne doit pas accoucher de souris architecturales. Des règles, oui, mais avant tout des règles urbaines et non des règles architecturales.
Une construction durable
La troisième question est celle de la définition des métropoles, qui inclut le calibrage des densités construites et habitées, la gestion des flux de transport et de circulation, la multifonctionnalité des édifices, le réglage des hauteurs, la définition et la gestion de l’espace public. Des modèles sont en concurrence au niveau mondial, de la ville européenne dense à la ville américaine étalée autour d’un noyau de gratte-ciel, dont les villes chinoises nous offrent une nouvelle interprétation autour du concept de condominium de tours. Aucun modèle ne parvient aujourd’hui à gérer les contradictions inhérentes aux villes modernes et on peut considérer la prolifération de tours dans les villes asiatiques comme le symptôme de sociétés en crise, car les constructions de grande hauteur sont toujours l’expression de sociétés qui cherchent à donner à voir de façon irréfutable l’expression de pouvoirs politiques – le donjon –, religieux – les cathédrales –, économiques – les tours de Manhattan – ou symboliques – la tour Eiffel – pour clamer avec une véhémence suspecte leur confiance en l’avenir.
Enfin, construire des bâtiments qui s’inscrivent dans une gestion durable devient un enjeu de plus en plus prégnant. Est-il utopique de concevoir des bâtiments agréables à vivre et confortables, à énergie positive, pour l’essentiel construits en matériaux recyclables et permettant de récupérer les eaux ? Est-il possible de renouveler nos villes avec une juste densité, en conciliant plaisir de vivre en ville, contact avec la nature même domestiquée, échelle de proximité et des facilités de transport pour tout le monde, sans tomber dans l’excessive voire cauchemardesque densification à outrance ni dans une ville totalement aseptisée ? La construction durable pourra peut-être ainsi être le gage d’une civilisation durable.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2006-10/le-batiment-reflet-ou-expression-d-une-civilisation.html?item_id=2736
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