Comment j'ai construit certains de mes hôtels
1) La réalité
Il y a des hôtels dans presque tous mes livres. Je ne les construis pas avec des matériaux de construction habituels, pas de murs porteurs, pas de poutres, d’échafaudages, guère de béton et de briques, pas de verre, de bois, d’aluminium, je me contente de peu, quelques adjectifs de couleur dans les chambres, pour les rideaux, les couvre-lits (murs humides et sales, tapissés d’un vieux tissu orange assorti aux fleurs sombres du couvre-lit et des rideaux). Je ne dessine pas les plans de mes hôtels avant de les construire, mais presque toujours je les vois, comme dans un rêve, les hôtels de mes livres sont des chimères d’images, de souvenirs, de fantasmes et de mots.
Il y a toujours quelques personnages ici et là dans les hôtels que j’ai construits, des fantômes plus ou moins inspirés de personnes réelles que j’ai croisées lors de mes voyages, le réceptionniste de l’hôtel de Venise, des femmes de chambre invisibles, des grooms en livrée noire et boutons dorés avec une petite toque noire sur la tête, des portiers inventés, en habit d’apparat, redingote et gilet gris, qui veillent devant des portes d’hôtels imaginaires. A côté de ces silhouettes à peine esquissées, il y aurait les contours plus consistants de quelques figures qui friseraient le statut de personnage de roman, mon ami le barman de l’hôtel de Venise, le patron de l’hôtel de Sasuelo, la patronne de l’hôtel Ape Elbana à Portoferraio. On pourrait retenir des convergences entre tel et tel de mes hôtels, entre la réception de l’hôtel de Venise et celle de l’hôtel Hansen à Shanghai, on noterait des lignes de force, des points communs, des coïncidences asiatiques, des convergences méditerranéennes, un style peut-être se dessinerait, les chambres auraient des motifs récurrents, il y aurait un petit perron commun à plusieurs livres. J’aurais pu commencer une phrase à Madrid au début des années 1990 et la finir en Corse il y a quelques années. Le petit perron fleuri serait le même, issu d’une imagination pérenne :
L’entrée de l’hôtel présentait un petit perron fleuri, au haut duquel s’ouvrait une double porte vitrée. (La Réticence, hôtel de Sasuelo, 1991). Je gravis le perron et traversai la tonnelle sous laquelle des nappes blanches avaient été dressées pour le déjeuner. (Fuir, hôtel de Portoferraio, 2005).
Je pourrais fermer les yeux et les invoquer tour à tour, les hôtels de mes livres, les faire revenir, les matérialiser, les recréer, je revois la petite entrée de l’hôtel de Venise dans La Salle de bain, les escaliers sombres et inquiétants de l’hôtel de Sasuelo dans La Réticence, je revois le long couloir du seizième étage de Faire l’amour, je revois le couloir encombré de bâches et de pots de peinture de l’hôtel en construction de Fuir. Je revois des halls de réception déserts et des couloirs labyrinthiques.
Je ferme à peine les yeux – je peux fermer les yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire –, et je suis immédiatement dans le grand hall désert de l’hôtel de Tokyo aux lustres de cristal illuminés, trio de lustres éblouissants qui se mirent à se balancer doucement au moment même où nous rentrions à l’hôtel, les lustres se mettant à osciller sur eux-mêmes comme des cloches de cathédrale s’ébrouant lentement sur notre passage dans un cliquetis de verre et de cristal (...), puis, l’onde passée, la lumière ayant vacillé au plafond en plongeant un instant l’hôtel dans l’obscurité, les lustres, encore en mouvement, se rallumèrent en plusieurs temps dans le hall et se remirent en place dans le frissonnement à rebours de milliers de paillettes de verre transparentes retrouvant peu à peu leur immobilité. Je pourrais alors traverser le hall jusqu’aux ascenseurs, je pourrais prendre l’ascenseur jusqu’au seizième étage (le couloir de l’étage était silencieux, interminable, moquette beige, plateau de room-service abandonné devant une porte avec des vestiges épars de repas, une serviette de guingois jetée à travers une assiette sale), et, glissant ma carte magnétique dans la serrure, je pourrais entrer dans ma chambre mentalement.
Je me tenais à la fenêtre sans bouger, le corps dissimulé dans l’angle des rideaux que je ne faisais qu’entrouvrir de la main pour regarder dehors, et je me demandais si quelqu’un qui se serait trouvé dehors en ce moment eût pu se douter qu’il y avait quelqu’un dans la chambre. (La Réticence, hôtel de Sasuelo, 1991).
Il y a toujours un narrateur immobile à la fenêtre dans les hôtels de mes livres, presque caché, silencieux, dans l’ombre, la lumière éteinte, ou seulement une petite lampe de chevet allumée derrière lui sur la table de nuit ou au-dessus de la tablette du lavabo, un narrateur pensif, ou inquiet, regardant à l’extérieur, guettant, scrutant la petite route de Sasuelo ou observant la ville de Tokyo derrière la baie vitrée, tout se mélange dans mon esprit, le quartier de Shinjuku illuminé dans la nuit et le jardin devant l’hôtel de Sasuelo où divers détritus reposent dans la pénombre, des vieilles planches, une barque retournée, quelques pneus abandonnés.
Aucun de nous n’avait encore allumé de lumière dans la chambre, ni le plafonnier ni la lampe de chevet. En contrebas, à quelques mètres de la fenêtre, apparaissait l’ombre d’un toit plat, en terrasse, recouvert de hautes rampes de néons verticaux qui clignotaient imperturbablement dans la nuit comme des balises aériennes, avec des reflets intermittents et dilatés, rougeoyants, noirs et mauves, qui pénétraient dans la chambre et recouvraient les murs d’un halo de clarté rouge indécise qui faisait briller sur le visage de Marie de pures larmes infrarouges, translucides et abstraites. (Faire l’amour, hôtel de Tokyo, 2002).
2) Inventaire, influences
L’hôtel de Venise dans La Salle de bain.
Pendant une quinzaine de pages, je me suis ingénié à cacher que l’hôtel se trouvait à Venise. Je ne me suis jamais préoccupé de lui trouver un emplacement plausible dans la ville, un lieu réel où le construire (les Zattere, par exemple), ni même un lieu imaginaire où il s’érigerait. L’hôtel n’avait ni entrée ni façade ni enseigne, c’était un hôtel purement mental, une vue de l’esprit, je ne m’intéressais qu’à la chambre, l’intérieur de la chambre où s’enferme le narrateur. Je fis le tour de la chambre. Le lit était recouvert d’un édredon brun-rouille. Un lavabo saillait du mur, sous lequel se trouvait un bidet en plastique. Une table ronde et trois chaises étaient bizarrement disposées au centre de la pièce. Voilà pour la description. Au-delà de cette chambre qui se situe dans mon esprit, j’ai construit un réseau de couloirs, de corridors, de coudes, de paliers et d’étages (c’était un labyrinthe, nulle indication ne se trouvait nulle part). Les autres pièces n’apparaissent dans le livre qu’au gré de mes besoins romanesques, par apports successifs, non pour tenter de constituer un ensemble architectural harmonieux et fonctionnel, mais au rythme des scènes que je compose, chaque pièce n’étant créée que pour sa fonctionnalité fictionnelle.
L’hôtel de Tokyo dans Faire l’amour
Je rejoignis Marie à la fenêtre, regardai un instant avec elle le bouquet très dense de tours et
d’immeubles de bureaux qui se dressaient devant nous dans l’obscurité, épars et majestueux, chacun, du haut de ses étages, semblant veiller personnellement sur son propre périmètre administratif de silence et de nuit, tandis que mon regard allait lentement de l’un à l’autre, Shinjuku Sumitomo Building, Shinjuku Mitsui Building, Shinjuku Center Building, Keio Plaza Hotel. Pourquoi tu ne veux pas m’embrasser ? me demanda alors Marie à voix basse, le regard fixe, au loin, avec quelque chose de buté dans le visage. Je continuais de regarder dehors sans répondre. Au bout d’un moment, d’une voix neutre, étonnamment calme, je répondis que je n’avais jamais dit que je ne voulais pas l’embrasser. Alors, pourquoi tu ne m’embrasses pas ? dit-elle en s’approchant de moi pour me prendre l’épaule. (..) Je répondis de la même voix calme, presque atone, comme un simple constat : Je n’ai jamais dit non plus que je voulais t’embrasser.
C’est la première image du livre Faire l’amour, ce bref dialogue entre le narrateur et Marie devant la grande baie vitrée de l’hôtel de Tokyo. Le livre s’est construit à partir de cette image, elle s’est imposée à moi tandis que je marchais dans le petit sentier abrupt de la Tour d’Agnelo en Corse. J’ai tout de suite su que cette image donnerait naissance à un livre et non à un film, car c’était une image littéraire, faite de mots, d’adjectifs et de verbes, et non de chair, de tissu et de lumière, comme au cinéma. La façon dont j’ai construit cet hôtel à Tokyo est tout à fait représentative de la manière dont je construis mes hôtels, autant dire de la façon dont je construis mes personnages. Car, d’un point de vue littéraire, il n’y a pas de différence entre construire un hôtel et construire un personnage. Dans les deux cas, des détails issus de la réalité se mêlent à des images qui se forment dans l’imagination, le songe ou le fantasme, parfois s’ajoutent quelques esquisses, des petits dessins, des photos (mais je fais très peu de repérages en général), des documents plus classiques, des guides touristiques, un plan de Tokyo très détaillé, des prospectus qui me permettent de localiser les hôtels dans l’espace et de recopier leur adresse exacte (j’avais passé la tête dans l’habitacle pour indiquer le nom de l’hôtel au chauffeur, le répétant deux ou trois fois en précisant l’adresse telle qu’elle était indiquée sur la carte de visite que j’avais en ma possession, 2-7-2, Nishi-Shinjuku, Shinjuku-ku). Je ne compose un hôtel qu’à partir de plusieurs hôtels existants. Je les mélange et je les fonds ensemble pour en créer un à ma mesure, nourrissant mon imagination de détails véridiques puisés dans la réalité qui vont se greffer à l’hôtel en devenir que je suis en train de construire. C’est vrai pour les hôtels comme pour les personnages de mes livres - pour les personnages féminins de mes livres (je fais mine de parler d’hôtel, mais je suis en train de parler d’Edmondsson ou de Marie). Ce réseau d’influences multiples, de sources autobiographiques variées, qui se mêlent, se superposent, se tressent et s’agglomèrent jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer le vrai du faux, le fictionnel de l’autobiographique, se nourrit autant de rêve que de mémoire, de désir que de réalité. Un tel mélange d’influences est particulièrement frappant dans le cas de l’hôtel de Tokyo, où la chambre m’a été inspirée par une chambre d’un hôtel où j’avais résidé à Osaka (le Regency Hyatt d’Osaka) et l’extérieur par un hôtel que je connaissais à Tokyo (le Century Hyatt de Tokyo), ce qui fait que deux hôtels au moins m’ont servi de modèle pour construire cet hôtel imaginaire, un à Tokyo et un à Osaka, sans compter d’autres hôtels encore, à Sendai ou à Shinagawa, auxquels j’ai emprunté ici et là quelque dernier détail (la scène du téléviseur qui s’allume tout seul dans la chambre pour prévenir de l’arrivée d’un fax m’a été inspirée d’un épisode qui m’est réellement arrivé dans un hôtel de Shinagawa).
Intérieur, Hôtel Regency Hyatt, Osaka, juin 2002.
Extérieur, Hôtel Century Hyatt, Tokyo, juin 2002.
Ainsi, comme au cinéma, où il est fréquent que l’on mélange plusieurs lieux pour composer un décor unique (dans mon film Monsieur, j’ai filmé la façade de l’appartement place Sainte-Catherine à Paris et l’intérieur à Bruxelles), l’intérieur et l’extérieur de l’hôtel ne correspondent pas, mais forment un nouvel ensemble, un bâtiment hybride, fantasque et littéraire, une construction immatérielle d’adjectifs et de pierre, de métal et de mots, de marbre, de cristal et de larmes.
Nous quittâmes la chambre et nous prîmes l’ascenseur, nous étions côte à côte dans l’étroite cabine de verre transparente qui descendait au cœur de l’atrium de l’hôtel, et je regardais les lustres immobiles dans le hall, trois lustres d’une amplitude spectaculaire, trois à quatre mètres d’envergure et près de huit à dix mètres de haut, leur forme évoquait des flacons de liqueur ou d’alcool blanc, des salières en baccarat, des carafes de vin aériennes aux reflets irisés, étroits au sommet et s’évasant de plus en plus à mesure qu’on descendait le long de leur corps, pour devenir presque ronds à la base, enveloppés, féminins, et, malgré la rigueur de leurs lignes, leur éclat avait quelque chose de fluide et d’aquatique, et c’était peut-être à des gouttes d’eau géantes finalement qu’ils faisaient le plus penser, ou à des larmes, mon amour, trois gigantesques larmes de lumière étincelantes qui pendaient là en suspension dans le hall de l’hôtel dans un poudroiement de paillettes et de nacre.
Hôtel Century Hyatt, Tokyo, novembre 2000.
3) La fiction
En travaux
Il ne m’a suffi que de quelques infléchissements, de légères variations, d’infimes changements, pour transformer le début de la deuxième partie de Fuir en nouvelle autonome, où la priorité n’est plus donnée aux personnages, mais à l’hôtel lui-même.
Le train arriva à Pékin un peu avant neuf heures du matin. Je ne me souviens de rien, je suivais Zhang Xiangzhi et Li Qi dans la gare, mon sac à dos sur l’épaule, nous ne disions rien, nous piétinions sur place au milieu d’une foule compacte de voyageurs chargés de sacs et de ballots. Les sorties qui donnaient sur l’esplanade de la gare centrale avaient été condamnées par des travaux d’aménagement ou de rénovation, et nous dûmes emprunter un étroit couloir en plein air bordé de palissades. Ce fut là mon premier contact avec la ville (c’était la première fois que je me rendais à Pékin), ce petit alignement zigzagant de planches brutes posées à même le sol que nous suivions en file indienne le long d’un chemin de terre ocre et poussiéreuse. Lentement, au-dessus de nos têtes, de fins bras métalliques de grues géantes pivotaient dans le ciel blanc, tandis que l’air chaud, lourd, âcre, brûlant, chargé de sable et de poussières irrespirables, tremblait devant nos yeux dans un bruit de foreuses et de marteaux-piqueurs qui faisait vibrer l’atmosphère de ce matin caniculaire.
Je marquai un temps d’arrêt en arrivant sur l’esplanade, ébloui par le soleil et le bruit, par la ville, par la chaleur, par la poussière et la circulation. Zhang Xiangzhi avait hélé un taxi et nous étions montés dans la voiture tandis qu’il donnait l’adresse d’un hôtel au chauffeur. Je ne savais pas où nous allions, je ne savais pas ce qui allait se passer. J’étais assis sur la banquette arrière du taxi, Zhang Xiangzhi avait pris place à l’avant et conseillait le chauffeur, l’admonestait, le prenait à partie (il avait, en toutes circonstances, une façon véhémente de parler chinois). Li Qi, à côté de moi, restait silencieuse, elle me regardait de temps à autre à la dérobée, avec douceur et bienveillance, elle ne semblait pas chercher à élucider les raisons de ma froideur à son égard, cette sorte de distance, de barrière invisible que j’avais instituée entre nous depuis le coup de téléphone de Marie dans le train. Les baisers que nous avions échangés cette nuit me paraissaient si étranges et lointains, je n’en gardais qu’un souvenir de douceur irréelle, distante et vaporeuse. Je ne lui avais rien dit de la mort du père de Marie, je n’en avais rien dit à personne, et nos relations étaient devenues encore plus énigmatiques qu’au début du voyage. Le front en sueur, les yeux fixes, je regardais les rues défiler par la vitre, nous dépassions des voitures et des motos, une marée de deux-roues aux remorques de fortune qui charriaient tout et n’importe quoi dans la circulation, des choux et des épis de maïs, des piments rouges séchés, un amas de vieux ordinateurs, des poulets vivants entassés dans des cages qui filaient dans les rues en caquetant et laissant quelques brins de paille s’envoler dans leur sillage.
Arrivés à l’hôtel, Zhang Xiangzhi demanda à voir le directeur, et nous l’attendîmes dans un grand hall vitré impersonnel, avec un bar désert, où un employé passait l’aspirateur entre des tables abandonnées. L’hôtel paraissait en travaux, ici et là étaient empilés des madriers, des poutres, des rails d’échafaudages. Une minuscule boutique était ouverte, qui ne vendait rien, les armoires étaient vides, les étagères protégées par des bâches. Plus loin, dans un renfoncement, une porte en verre fumé donnait sur un business center désaffecté, où de volumineux rouleaux de papier peint cylindriques avaient été entreposés contre les murs. Je lus distraitement quelques affichettes touristiques placardées à l’entrée qui proposaient des excursions d’une journée à la Grande Muraille, Badaling ou Mutianyu, avec des illustrations photographiques de mauvaise qualité qui insistaient moins sur la beauté des sites que sur les agréments d’un car Pullman climatisé. Lorsque le directeur parut dans le hall, il salua chaleureusement Zhang Xiangzhi, qu’il paraissait connaître de longue date, et il nous invita à le suivre dans l’hôtel.
L’unique ascenseur de l’hôtel était momentanément hors d’usage, la cabine ouverte et immobilisée au rez-de-chaussée, un technicien en short agenouillé sur le sol, un masque noir de soudeur sur le visage, qui fixait un joint dans une petite gerbe pétaradante d’étincelles bleues et blanches. Le directeur contourna la cabine immobilisée et poussa la lourde porte coupe-feu des escaliers de service, nous précédant dans la cage d’escalier en allumant son briquet devant lui pour nous guider dans le noir. Au troisième étage, nous débouchâmes dans un long couloir encombré de matériel de peinture, pots métalliques, seaux, jerrycans et bidons. Le sol, sur une dizaine de mètres, était recouvert de grandes bâches en plastique transparentes, et nous dûmes nous aventurer sur ce chemin meuble et ondulant pour gagner les chambres, nos pieds s’enfonçant dans les aspérités du polyéthylène en faisant crisser les bâches sous nos pas dans un froissement continu de matière. Nous longions ce long couloir désert où se succédait une enfilade de portes absentes, qui avaient été retirées ou n’avaient jamais existé, et, jetant un coup d’œil au passage dans les chambres, nous apercevions, dans l’encadrement des chambranles vides, des silhouettes de jeunes peintres torse nu, un turban de pirate sur la tête, qui peignaient au rouleau en écoutant la radio à plein tube dans des volumes parfaitement nus, dans lesquels des particules de plâtre dansaient dans la lumière fluide d’un rayon oblique. D’autres pièces, plus loin, étaient tout aussi inachevées, beaux parquets en bois brut sur le point d’être poncés, murs nus recouverts d’une simple couche d’enduit dont les fenêtres étaient largement ouvertes sur la rue, pas un lit, pas un meuble, parfois un lavabo neuf, en émail blanc, posé en attente sur le sol au milieu d’une chambre.
Passée une nouvelle porte, le directeur nous guida vers un ascenseur flambant neuf, les plastiques de protection n’ayant pas encore été retirés des parois. Il manipula une clé de sécurité pour débloquer les portes et nous montâmes jusqu’au dernier étage. Après quelques détours, nous débouchâmes dans une verrière surchauffée dans laquelle régnait une température de près de quarante-cinq degrés, le soleil tapant à la verticale sur les vitres. Le sol n’était pas encore achevé, mélange de poussière sèche, de brique pilée et de gravats. Ici et là se dressaient quelques échafaudages qui avaient été montés pour installer des lustres, des centaines d’emballages d’ampoules vides traînaient sur le sol parmi des seaux et des outils abandonnés. Le directeur nous fit entrer dans la pièce et me montra un lit de camp de fortune, qui avait été installé le long de la baie vitrée, une paire de draps pliée avec soin à l’extrémité du matelas. Il échangea quelques mots en chinois avec Zhang Xiangzhi, puis ils me laissèrent seul sans autre explication, et je dus me résoudre à admettre que cette pièce en travaux de près de quatre cents mètres carrés était ma chambre.
Je ressortis de l’hôtel, passai la matinée seul à errer dans le quartier. Les travaux de l’hôtel semblaient s’être étendus à la rue, en être la continuation insidieuse, un prolongement anarchique et aberrant. La chaussée avait été entièrement éventrée, les canalisations et des câbles de téléphone mis à nu. Des ouvriers en short, torse nu, casqués et en tongs, piochaient dans les tranchées, les bras dans la poussière et les pieds dans des ornières de boue sèche et glaiseuse. En lieu et place du trottoir courait un chemin de planches métalliques ajourées, semblables à des passerelles de navire, que je suivais le long d’un terrain vague en friche, où des centaines d’arbres nains qui venaient d’être plantés se desséchaient sous un soleil de plomb, leurs maigres troncs protégés par des pagnes de canisses, qui leur allaient comme des jupes à des squelettes.
De retour à l’hôtel, j’allai me rallonger sur le lit de camp, épuisé, l’esprit vide, le corps en sueur. Je sentais une présence derrière moi, comme si quelqu’un m’observait depuis mon retour dans la chambre, mais je n’arrivais pas à déterminer la source de ce regard insistant qui paraissait m’épier. A travers mes yeux entrouverts, dans la brume voilée de mon esprit engourdi, je finis par remarquer la présence de deux ouvriers juste au-dessus de moi, accroupis sur la verrière, qui progressaient lentement à croupetons sur le toit, des outils à la main, harnachés par des filins métalliques. Je les voyais entrer et sortir de mon champ de vision, silencieux et irréels, qui semblaient se déplacer davantage dans les brumes ouatées de mon imagination que sur le toit de cet hôtel de Pékin où ils se trouvaient en ce moment. Depuis cette nuit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevais le monde comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. Je regardais ces deux ouvriers qui étaient en train de fixer des boulons au-dessus de moi aux angles de la verrière, et je dus me rendre à l’évidence, l’hôtel où m’avait emmené Zhang Xiangzhi n’était pas encore terminé – plutôt qu’être simplement en travaux comme je l’avais cru initialement, c’était un hôtel en construction.
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