© Madeleine Santandrea

Jean-Philippe TOUSSAINT

est écrivain

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Villes conscientes, villes inconscientes

Les villes de mes livres ne sont pas faites d'immeubles, de rues, de places et de tours de verre, ce sont des villes intérieures, abstraites et psychiques. Ce ne sont pas des villes de briques, d'aluminium et de béton, mais des villes mentales, construites avec des mots, des adjectifs et des adverbes. En réfléchissant à la place de la ville dans la littérature, je me suis rendu compte qu'il y avait deux sortes de villes dans les livres, les villes conscientes et les villes inconscientes 1.

Villes inconscientes

Qu'est-ce qu'une ville inconsciente ? Une ville sous-jacente, une ville qui s'impose à soi sans réfléchir, une ville qui ne constitue pas un thème majeur du roman, pas même un décor délibéré : une ville immatérielle et invisible. Selon Freud, il existe deux variétés de faits psychiques inconscients : les faits psychiques latents, mais susceptibles de devenir conscients, et les faits psychiques refoulés, qui, comme tels et livrés à eux-mêmes, sont incapables d'arriver à la conscience. Pourrait-on dire, sur le même modèle, qu'il y aurait en littérature des villes latentes et des villes refoulées ? J'aime le parfum légèrement corrosif que dégage cette idée de ville refoulée. Refoulée, tiens, tiens. Y aurait-il des villes refoulées dans mes livres ? Puisque, par définition, les villes refoulées n'atteignent pas la conscience, je ne suis peut-être pas le mieux placé pour juger de la place qu'elles pourraient occuper dans mes livres. Je devrais même, en toute logique, être incapable d'en parler. D'en parler, certes, mais pas nécessairement d'admettre qu'elles puissent exister. Ce n'est pas parce qu'il est impossible d'observer directement les trous noirs, en physique, ces concentrations d'énergie dont le champ gravitationnel est si intense que nulle matière ni aucun rayonnement ne peut s'en échapper, qu'on peut conclure à leur inexistence. Il est même possible de déduire leur présence de façon indirecte, en observant les effets qu'ils induisent sur leur environnement. On pourrait alors, sur le même modèle, pour débusquer les villes refoulées en littérature, essayer d'en traquer les signes invisibles, les vides ou les béances, de déceler les manifestations de leur inexistence.

Il y a au moins une ville dont l'absence est aveuglante dans mes livres, c'est Bruxelles. Bruxelles, où je suis né, Bruxelles où j'habite, Bruxelles où je suis en ce moment et où j'écris ces lignes (quel temps fait-il ? oh, pas terrible, vous connaissez Bruxelles). Bruxelles n'apparaît pas, il n'y a pas la moindre évocation d'une rue de Bruxelles dans mes livres. Il y aurait pourtant l'embarras du choix, il suffirait de laisser parler le coeur ou la mémoire pour faire sonner quelques sonorités familières : la rue Montjoie, la rue Jules-Lejeune, la rue Washington, la rue Américaine, la rue Quentin-Metsys, l'avenue Émile-Duray, l'avenue des Klauwaerts — la cartographie de mon enfance ! Quand j'y pense, il n'y a même pas trace de la plaine de jeux où j'allais jouer, dans les années 60, quand j'habitais au 2, rue Jules-Lejeune (mon adresse d'écolier, qui m'est encore aujourd'hui presque aussi familière que ma date de naissance), et qui, de son vrai nom — car elle porte un nom, cette plaine de jeux, je m'en suis rendu compte récemment -, s'appelle la plaine de jeux Renier-Chalon, mais que j'ai toujours appelée et que j'appellerai toujours (à supposer que l'occasion s'y prête, naturellement, et elle ne s'y prête que trop rarement) la plaine, la seule, l'unique.

Bruxelles, c'est bien davantage qu'une de ces villes invisibles dont parle Italo Calvino, c'est une ville aveugle, c'est une ville absente. Il n'y a pas de ville absente dans la belle nomenclature poétique de Calvino, on y trouve les villes et le désir, les villes et le regard, les villes et les échanges, les villes et le ciel, on y rencontre des villes continues, des villes effilées, des villes cachées, mais pas de villes absentes. Pourquoi cette absence ? Pourquoi ce refoulement ? Selon la théorie psychanalytique, si certaines représentations sont incapables de devenir conscientes, c'est à cause d'une certaine force qui s'y oppose. Quelle est donc cette force, cette résistance, qui fait que Bruxelles est absente de mes livres ? Je l'ignore, mais je sais que cette force a nécessairement partie liée avec l'enfance. Bruxelles, c'est la ville de mon enfance. Plusieurs personnalités coexistent souvent chez les écrivains, chacune interagissant avec les autres, cherchant à s'affirmer, à marquer sa singularité, à imposer aux autres sa domination ou sa faiblesse. Ces personnalités intimes contradictoires sont comme des territoires intérieurs, aux frontières imprécises et mouvantes, qui se mêleraient, se fondraient, se combineraient, fusionneraient, parfois se superposeraient. Chez moi, trois personnalités, au moins, cohabitent, une personnalité secrète, une personnalité sociale et une personnalité créatrice. Chacune pourrait avoir sa ville pour étendard : Bruxelles, l'invisible, la privée, l'apparemment absente, serait la ville de ma personnalité secrète. Paris, c'est ma capitale économique, ma métropole internationale, mon siège social (mes adresses professionnelles y prolifèrent : 27 rue Saint-Guillaume, 7 rue Bernard-Palissy, mes adresses privées s'y multiplient, rue des Tournelles, rue de Longchamp, rue Saint-Sébastien), et pour finir, il y aurait Ostende ou Barcaggio, qui serait la ville de ma personnalité créatrice — je dis Ostende comme je dirais Barcaggio, je mets les deux localités sur le même plan symbolique, elles ont pour moi une équivalence intime, même si leur équivalence objective ne saute pas aux yeux (Ostende, la flamande, Barcaggio, la corse).

Il y a deux manières, je crois, pour un écrivain, d'accéder à la ville : physiquement, avec le corps, en s'aventurant à travers les rues de la cité, ou mentalement, immobile, en se transportant simplement en pensées dans tel ou tel quartier. Je pratique assidument les deux méthodes. À Paris, je marche, je flâne, je me promène, je prends le métro, et c'est bien là une activité d'écrivain, qui fait partie intégrante du travail de création. On croit que je glande — erreur : je travaille. J'arpente la ville, je la parcours à pied, je l'éprouve physiquement, je sens le trottoir glissant sous ma semelle quand je hâte le pas sous la pluie sur la place Saint-Sulpice pour me rendre à Saint-Germain-des-Prés. Je me laisse imprégner par la ville, mes sens sont en éveil, la vue, bien sûr — des visions éparses de Paris sont gravées à jamais dans ma mémoire, des angles et des carrefours, la perspective des immeubles haussmanniens du boulevard Malesherbes vue de la place Saint-Augustin, la cour de Rome devant la gare Saint-Lazare, l'étroite galerie qui passe sous les arches du pavillon de Rohan aux abords du Louvre -, mais aussi l'odorat, l'odeur du métro à Richelieu-Drouot, un arôme de café crème un matin de pluie dans la lumière jaune d'un café où tinte le bruit d'un flipper, les arbres au printemps sur les quais de la Seine, une odeur de pollen, un rayon de soleil sur le pont du Carrousel, et même le toucher, le contact rond d'un réverbère effleuré au passage, les rampes lisses et froides du métro quand je descends dans les profondeurs de la station Saint-Sébastien-Froissart, sans compter l'ouïe, le murmure incessant de Paris, les scooters qui démarrent au changement de feu, la rumeur infinie de la circulation.

Je n'ai pas réfléchi pour situer l'action de mon premier livre à Paris, c'est venu naturellement, inconsciemment pourrait-on dire en donnant à inconscient le sens immédiat de non choisi, non délibéré. Paris, c'est ma ville, on pourrait même dire que Paris est au coeur de tous mes livres, que les narrateurs de tous mes romans sont parisiens. Paris, c'est pour moi la ville inconsciente par excellence, celle qui s'impose à soi sans réfléchir, celle où habitent les personnages de fiction. Mais Paris, dans mon premier livre, n'est pas une ville réelle, elle n'a pas d'existence matérielle autonome, elle n'a pratiquement pas de réalité physique. Elle n'existe que dans l'esprit du narrateur, qui passe ses journées enfermé dans sa salle de bain. Paris représente alors le monde extérieur, la ville est perçue comme une menace. La seule description de Paris dans La Salle de bain est faite à travers la fenêtre d'une chambre à coucher :

Il pleuvait. La rue était mouillée, les trottoirs étaient sombres. Des voitures se garaient. D'autres, en stationnement, étaient couvertes de pluie. Les gens traversaient la rue rapidement, entraient et sortaient de la poste dont l'immeuble moderne me faisait face 2.

C'est la seule description de Paris qu'on trouve dans le livre. Pas de vue pittoresque, pas de ponts de la Seine, pas de tour Eiffel, avec sa silhouette en A majuscule qui s'élève au-dessus du Champ-de-Mars. Et, quelques pages plus loin : « Dehors, c'était toujours aussi parisien. » L'adjectif parisien, ici, on le voit, est ironique, il s'applique à la grisaille et à la pluie, et non à la vie intellectuelle de la capitale. Paris reste une abstraction dans le livre, il n'y a aucune interaction entre la ville et les pensées du narrateur. Il en sera de même pour Venise, un peu plus tard dans le roman. Venise, ville symbolique, ville d'eau qui répond à la salle d'eau de la salle de bain où le narrateur passe ses après-midi. Mais, en vérité, ce symbolisme de l'eau, cette Venise aquatique sont à peine traités dans le livre. C'est surtout le thème de l'indifférence qui est repris, et même amplifié, il y a, comme pour Paris, le même refus de décrire la ville, de la faire exister. Le narrateur passe ses après-midi dans sa chambre d'hôtel à Venise, une chambre banale, impersonnelle. Il ne sort pas, il ne visite pas la ville, il ne va pas au musée, sa seule visite extérieure sera pour aller acheter du linge de rechange dans un grand magasin. Le traitement sera encore plus radical pour d'autres villes que traverseront en coup de vent les narrateurs de mes livres suivants, Cannes dans Monsieur, Milan ou Londres dans L' Appareil-photo. À chaque fois, le narrateur ignorera souverainement les villes qu'il traverse. Cette désinvolture, cette négation des villes évoquées transparaît dans la description de Milan proposée dans L' Appareil-photo :

Je passai à Milan deux journées interminables, où, entre deux rendez-vous, j'occupais mon temps à parcourir la ville à la recherche de journaux anglais et français, que je lisais à peu près intégralement dans divers parcs, passant de banc en banc pour suivre la progression du soleil 3.

Et elle sera poussée à son comble dans la description de Prague :

Prague, n'en parlons pas 4.

Entre impertinence et solipsisme, ce sont là, plus encore que des villes inconscientes, des villes déniées, au sens psychanalytique du terme — un déni est le refus de reconnaître une réalité dont la perception est traumatisante pour le sujet.

Villes conscientes

Une ville peut être dite consciente, dans un livre, quand elle passe du statut de décor neutre où se déroule l'action à celui de thème délibéré, volontairement traité, et que la ville devient un vrai protagoniste du récit, quasiment un personnage à part entière. Alors que le narrateur de La Salle de bain se contente d'une description passive de Paris qu'il aperçoit à travers la fenêtre de sa chambre à coucher, Balzac, dans Le Père Goriot, va prendre Paris à bras le corps, soulever la ville de terre avec l'énergie de l'ogre de la littérature qu'il était et l'embrasser du regard depuis les hauteurs du Père-Lachaise.

Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « À nous deux maintenant ! » 5

En faisant prononcer cette phrase à Rastignac, « À nous deux maintenant », Balzac personnifie Paris, il l'humanise, il fait de la ville un alter ego de son héros, un personnage imaginaire auquel Rastignac pourra se confronter, qu'il pourra défier, auquel il va se mesurer.

Le mot Paris apparaît plus de trois mille fois dans La Comédie humaine. Jamais une ville n'aura été aussi intentionnellement décrite, sondée, scrutée, auscultée, que Paris sous la plume de Balzac, qui en fera la ville consciente par excellence. Italo Calvino, dans sa préface à Ferragus, nous éclaire sur le dessein balzacien :

Faire d'une ville un roman représenter les quartiers et les rues comme des personnages dotés chacun d'un caractère différent évoquer figures humaines et situations comme une végétation spontanée qui germe du pavé de telle ou telle rue, ou comme des éléments si dramatiquement opposés à leur cadre que les cataclysmes explosent en chaîne faire en sorte que, dans le cours mobile du temps, la vraie protagoniste soit la ville vivante, sa continuité biologique, le monstre-Paris 6.

Blaise Cendrars, quant à lui, dans sa préface à Ferragus (mais quel écrivain n'a donc pas écrit sa préface à Ferragus ?), explique que, dès la première page, Balzac esquisse le plan psychologique, anatomique, physique, mécanique, économique de ce Paris moderne qui tiendra tant de place dans son oeuvre. Cette première page devenue mythique de Ferragus (qui en fait quatre, au demeurant, et même six pages et demie selon les éditions du livre ! — on reconnaît bien là la démesure de Balzac, d'écrire une première page qui ne fait pas loin de dix pages !) — est un tour de force, c'est un poème en prose, un chant, un inventaire, une énumération, une litanie. C'est une ode aux rues de Paris, un hymne, une coulée de mots comme on dirait une coulée de béton. La description de Paris et de ses rues est exponentielle, excessive, démesurée, à l'image de la ville au XIXe siècle, qui ne cesse de grandir et de se développer, aussi bien dans la réalité que sous la plume de Balzac. Les métaphores pour décrire le Paris de Balzac prolifèrent dans les innombrables préfaces de Ferragus : « un monstrueux polype ou tumeur, ville tentaculaire qui vide les personnages de leur substance » (Blaise Cendrars), « un gigantesque crustacé dont les habitants ne sont que les articulations motrices » (Italo Calvino).

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l'être un homme coupable d'infamie puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s'est pas encore formé d'opinion puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense 7.

Balzac, qui se lamente que le vieux Paris disparaisse avec une rapidité effrayante, dit à propos d'une petite rue qu'il avait évoquée dans un de ses livres (la rue du Tourniquet-Saint-Jean, qui a disparu à la suite des travaux de construction de l'hôtel de ville) qu'elle n'a plus désormais d'existence réelle, mais seulement une existence typographique. L'expression existence typographique est magnifique et pourrait s'appliquer à la ville entière : Paris ville-lumière, Paris ville-phare, Paris ville-monstre est, primordialement, pour Balzac, une ville typographique. Italo Calvino nous rappelle d'ailleurs que la première idée de Balzac dans Ferragus était d'évoquer le réseau des sociétés secrètes de son temps, mais qu'il allait très vite se détourner de ce projet initial pour se concentrer sur l'évocation de la ville, car ce qui passionnait Balzac désormais, selon Calvino, c'était « le poème topographique de Paris » (on notera au passage que Calvino, en grand oulipien, magicien du langage et prestidigitateur, escamote le y du typographe pour le o du topographe !).

Certaines villes, plus que d'autres, ont le don d'inspirer les écrivains. La merveilleuse Alexandrie de Lawrence Durrell n'a que peu à voir avec ce que fut la ville réelle dans l'histoire. Cette Alexandrie cosmopolite que décrit Durrell à la veille de la Seconde Guerre mondiale, croisement d'Occident et d'Orient, avec ses communautés grecques, juives, coptes, qui vivaient en harmonie, son riche passé hellénistique, sa mémoire byzantine, ses racines chrétiennes et musulmanes (« cinq races, cinq langues, une douzaine de religions »), cette Alexandrie immatérielle, diaphane et illusoire, chaleureuse et chatoyante, n'a de consistance et de réalité que dans le rêve de Lawrence Durrell. C'est une création de l'esprit, une ville d'encre et de papier. La quête de Darley, le narrateur, se confond d'ailleurs étroitement avec celle de l'écrivain :

Je suis venu ici afin de rebâtir pierre par pierre cette ville dans ma tête 8.

La description de la ville n'a peut-être pas de fondement historique objectif, mais l'existence fictive de la ville demeure dans la mémoire de tous ceux qui ont traversé ses pages, ou, ce qui revient au même, parcouru ses rues : rue Bab-el-Mandeb, rue Abou-el-Dardar, Minet-el-Barrol. La ville et ses sortilèges subsisteront à jamais dans l'esprit du lecteur qui aura senti frémir le vent du large sur le front de Justine (« Une ville devient un univers lorsqu'on aime un seul de ses habitants »). Elle vit encore dans nos coeurs, cette Alexandrie manuscrite, elle scintille, grouille, s'anime de mille parfums, odeurs de camphre et de cumin, de briques et de trottoirs brûlants, de couleurs — impalpables touches de vert, mauve crayeux et reflets de pourpre -, de miroitements de lumières, d'éclats de soleil et de poudroiements de poussière.

Pas à pas sur le chemin du souvenir, je reviens vers la ville où nos vies se sont mêlées et défaites, la ville qui se servit de nous, la ville dont nous étions la flore, la ville qui jeta en nous des conflits qui étaient les siens, et que nous imaginions être les nôtres bien-aimée Alexandrie. […] Qui est-elle, cette ville que nous avions élue ? Que contient et résume ce mot : Alexandrie ? 9

Alexandrie — ville élue par Lawrence Durrell, ville choisie, peinte, fantasmée et aimée -, Alexandrie — la ville, plus encore que les personnages qui la peuplent (Justine, Darley, Nessim, Clea, Pursewarden, Mountolive) — est le sujet conscient, délibéré, on pourrait dire intentionnel, du Quatuor d'Alexandrie.

Les villes de fiction, évidemment, ont l'avantage sur les villes réelles de ne pas subir l'usure du temps. Leurs façades ne se détériorent pas, elles ignorent l'humidité, la rouille ou les fissures. Les monuments historiques que l'on croise au détour des pages des livres qui les abritent ne subissent pas les multiples dégradations liées à la pollution atmosphérique ou aux composés soufrés issus des combustibles de chauffage. Les immeubles, dans les livres, ne noircissent pas, ne tombent pas en ruine. Même les matériaux de construction ne semblent jamais altérés par le temps : la ville demeure, comme au premier jour, dans son corset de plomb d'imprimerie, dans sa sangle typographique, elle ne change nullement, indifférente au passage des jours — dans le pire des cas, une fois tous les vingt ans, pour rafraîchir les grandes constructions de mots que sont les villes de la littérature, il faut procéder à une nouvelle traduction, pour redonner aux pages leur lustre du premier jour, à la manière d'une grande campagne de ravalements de façades.

De Dublin, Joyce disait que si elle venait à disparaître on pourrait la reconstruire grâce à son Ulysse. Pour établir le trajet de Leopold Bloom dans le roman, Joyce a reconstitué les rues de sa ville à l'identique, recréant les immeubles, la tour Martello à Sandycove, l'hôtel Ormond ou le pub Davy Byrne's. Il s'est inspiré de si près de la Dublin véritable qu'il a créé une réalité nouvelle, plus vraie que nature (« mon livre a été pour moi une réalité plus grande que la réalité même »). Il en est de même pour la Vienne de Musil. Sans doute Vienne a-t-elle davantage changé en un siècle que la ville en prose inaltérable qu'a peinte Musil dans son livre, en s'inspirant, pour la bâtir, de la topographie véritable de la ville qu'il a connue au début du XXe siècle. Si la Vienne réelle du 13 août 1913, capitale de l'empire, sur laquelle s'ouvre L'Homme sans qualités, s'est nécessairement corrodée en cent ans, a subi les outrages du temps, l'usure, les dégradations, les réaménagements, les destructions, son évocation littéraire, elle, sa reconstitution en mots, n'a pas pris une ride, et d'autant moins quand c'est le talent littéraire de Musil qui donne son souffle à cette description poétique :

Comme toutes les grandes villes, Vienne était faite d'irrégularité et de changement […] intervalles de silence, voies de passages et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance, éternel déséquilibre des rythmes en gros, une sorte de liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons, des lois, des prescriptions et des traditions historiques 10.

Il y a deux manières d'accéder à la ville pour un écrivain. Il peut y accéder, je l'ai déjà évoqué, de façon presque inconsciente, par la marche et la déambulation, mais il dispose également d'une autre voie d'accès, non plus physique cette fois, mais mentale, qui lui permet d'atteindre la ville par l'imagination, le souvenir ou la réminiscence. L'écrivain peut alors, il doit, en convoquant le passé, recréer la ville de toutes pièces, la rebâtir en mots dans les pages de son livre. C'est cette alchimie particulière qui est à l'oeuvre dans l'écriture : transformer la pierre, le métal et le verre des villes réelles en cet or immatériel et abstrait qu'est l'or de la langue littéraire.

Alors, dans les livres, apparaîtront des villes conscientes, dont l'évocation sera partie intégrante du projet, sera un des thèmes porteurs du roman, comme on parle de murs porteurs en architecture. Il en est également ainsi dans mes propres livres. J'avais consciemment pour ambition de faire un portrait de Berlin à la fin des années 90 dans La Télévision. Je voulais faire de Berlin une ville contemporaine, quotidienne, une ville a-historique, sans les évocations obligées de la Seconde Guerre mondiale ou du mur de Berlin. J'ai décrit la ville en été, un Berlin inattendu, ensoleillé, où le narrateur attrape un coup de soleil. Il en est de même pour le Tokyo que je décris dans Faire l'amour. Lorsque j'ai imaginé l'histoire de rupture amoureuse entre Marie et le narrateur, j'ai su tout de suite que c'était à Tokyo qu'il fallait la situer, dans les lumières de Shinjuku.

Je rejoignis Marie à la fenêtre, regardai un instant avec elle le bouquet très dense de tours et d'immeubles de bureaux qui se dressaient devant nous dans l'obscurité, épars et majestueux, chacun, du haut de ses étages, semblant veiller personnellement sur son propre périmètre administratif de silence et de nuit, tandis que mon regard allait lentement de l'un à l'autre, Shinjuku Sumitomo Building, Shinjuku Mitsui Building, Shinjuku Center Building, Keio Plaza Hotel 11.

Tokyo, 2002. © Jean-Philippe Toussaint

Mais que la ville soit consciente ne veut pas dire qu'elle ne peut pas être fantasmée. Car les villes littéraires sont des villes fantasmées, réinventées par l'écrivain, reconstruites en phrases et s'étendant en paragraphes, qui auront autant à voir avec le songe subjectif de l'auteur qu'avec la réalité topographique des cités véritables. Certes, il faut s'inspirer du réel, s'approcher de la ville existante et la revisiter en mémoire. Il faut se laisser imprégner par la ville qu'on veut décrire. Il faut qu'elle infuse en nous, longtemps, comme le thé, avant d'en restituer les formes, les lumières, les aspérités et les contours. L'éloignement nous y aidera. Il est préférable, pour évoquer un lieu dans un livre, de ne pas, ou ne plus, s'y trouver. Il vaut mieux ne pas avoir les tours de Shinjuku à portée de regard si on veut les décrire, mais avoir plutôt la grande plage d'Ostende sous les yeux, j'en ai fait l'expérience, pour éviter toute paresse dans la description. Il faut alors, à partir de rien — la mer du Nord, la grande plage d'Ostende qui s'étend jusqu'à Mariakerke -, se replonger en pensées dans les lumières de Tokyo et retrouver la féerie lumineuse de Shinjuku, s'efforcer de recréer les néons et la nuit et rendre en mots leur scintillement pour le faire apparaître dans l'esprit du lecteur.

En contrebas, à quelques mètres de la fenêtre, apparaissait l'ombre d'un toit plat, en terrasse, recouvert de hautes rampes de néons verticaux qui clignotaient imperturbablement dans la nuit comme des balises aériennes, avec des reflets intermittents et dilatés, rougeoyants, noirs et mauves, qui pénétraient dans la chambre et recouvraient les murs d'un halo de clarté rouge indécise qui faisait briller sur le visage de Marie de pures larmes infrarouges, translucides et abstraites 12.

Il ne faut pas demander aux écrivains de penser la ville, de dire ce qu'elle est ou ce qu'elle devrait être, ce n'est pas leur fonction, c'est du ressort de l'architecte, de l'urbaniste ou du politique. La réflexion sur la ville de l'écrivain n'est pas pratique, réaliste ou quantifiable, elle n'a pas non plus à être utopiste ou rêveuse. C'est dans une autre dimension que s'épanouit sa réflexion sur la ville, c'est dans l'imaginaire, dans l'illusion scintillante des néons et des lumières clignotantes de la nuit. Les villes des écrivains sont purement cérébrales, psychiques et solipsistes. Leur géographie n'est que mentale, leurs villes ont la tessiture du rêve et la cohérence d'une vision intérieure. L'écrivain, dans ses livres, ne construit que des villes chimériques, des villes bâties avec des signes abstraits — les lettres de l'alphabet -, où l'unité de base, le mot, est la maison, la phrase est la rue, le paragraphe le quartier, les verbes des potentialités de circulation, les adjectifs des accessoires décoratifs ou du mobilier urbain — des bancs, des lampadaires (point trop n'en faut, d'adjectifs) -, et où les pages qui se suivent et que le lecteur tourne sont la texture même de la ville, sa matière qui se déploie de chapitre en chapitre, à perte de vue, dans l'agencement des paragraphes.

Tokyo, 2002. © Jean-Philippe Toussaint

Shanghai, 2001. © Jean-Philippe Toussaint

La décision de situer Fuir en Chine relève d'un choix conscient d'aller vers le monde contemporain, vers le monde d'aujourd'hui tel qu'il est en train de changer et de se construire, le monde qui bouge, qui vit et se transforme. Au début du roman, on trouve une description classique de Shanghai, inspirée de souvenirs réels, qui introduit une touche de mélancolie dans le roman, « cette mélancolie rêveuse que suscite la pensée de l'amour quand elle est jointe au spectacle des eaux noires dans la nuit » :

Sur l'autre rive, par-delà les flots encrassés de déchets végétaux, boues et algues qui stagnaient dans l'obscurité dans un ressac majestueux en suspension à la surface de l'eau, se lisait dans le ciel comme dans les lignes de la main la ligne futuriste des gratte-ciel de Pudong, avec la boule caractéristique de l'Oriental Pearl, et, plus loin, sur la droite, comme en retrait, modeste et à peine éclairée, la majesté discrète de la tour Jinmao 13.

L'évocation de Pékin est beaucoup plus décalée. Le narrateur n'aperçoit la ville qu'en coup de vent de l'arrière d'une moto, la visite de la Cité interdite tient en une seule longue phrase, très rythmée, qui adopte le rythme endiablé de la moto qui file dans la ville. Plus tard, les personnages traverseront d'autres paysages autoroutiers urbains, que, dans le livre, je situe à Pékin. Pour cette image emblématique de Fuir - trois personnages qui fuient à moto -, je me suis inspiré d'une photo réelle que j'avais prise une nuit à la volée à Changsha.

Changsha, 2001. © Jean-Philippe Toussaint

Trois fragments de Fuir, 2012. © Jean-Philippe Toussaint

Cette scène se situait donc dans la réalité à Changsha, la capitale du Hunan, mais je l'ai située à Pékin dans le livre, en m'inspirant de surcroît, pour pimenter encore l'imbroglio des sources d'inspiration, de souvenirs épars de paysages autoroutiers que j'avais aperçus à Canton. Et quand, quelques années plus tard, j'ai adapté la scène au cinéma, c'est à Canton, juste retour des choses, que je suis venu tourner la scène.

Mais c'est toujours ainsi que sont construites les villes dans les livres, par superposition de lieux véritables et de lieux fantasmés, de souvenirs réels et d'imagination, d'éléments de documentation et d'invention pure. La ville littéraire, consciente ou inconsciente, sera toujours cet alliage, ce matériau composite, cet assemblage inédit de réalité et de fiction, la combinaison fructueuse d'une ossature — le réel -, qui établira ses fondations et structurera ses assises, et d'un liant, ou d'une matrice — l'imagination créatrice -, qui lui apportera sa résistance au temps, sa poésie et son ouverture au rêve.

L'auteur remercie Mme Oster-Stierle, de l'université de la Sarre, pour son soutien.

  1. Dans le no 15 de Constructif (octobre 2006), Jean-Philippe Toussaint avait signé « Comment j'ai construit certains de mes hôtels », texte publié à nouveau en 2012 dans un recueil intitulé L'Urgence et la Patience, aux Éditions de Minuit.
  2. Jean-Philippe Toussaint, La Salle de bain, Éditions de Minuit, 1985.
  3. Jean-Philippe Toussaint, L'Appareil-photo, Éditions de Minuit, 1989.
  4. Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (à l'étranger), Éditions de Minuit, 2000.
  5. Honoré de Balzac, Le Père Goriot.
  6. Italo Calvino, préface à Ferragus (1973).
  7. Honoré de Balzac, Ferragus, chef des Dévorants, Folio, « Folio classique », 2001.
  8. Lawrence Durrell, Le Quatuor d'Alexandrie, Buchet-Chastel, 1963.
  9. Ibid.
  10. Robert Musil, L'Homme sans qualités, Seuil, 2004.
  11. Jean-Philippe Toussaint, Faire l'amour, Éditions de Minuit, 2002.
  12. Jean-Philippe Toussaint, Faire l'amour, Éditions de Minuit, 2002.
  13. Jean-Philippe Toussaint, Fuir, Éditions de Minuit, 2005.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/villes-conscientes-villes-inconscientes.html?item_id=3328
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