Jacques LUCAN

Architecte, historien, professeur à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à l'École d'architecture de la ville et des territoires de Marne-la-Vallée.

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Le renversement d'une tendance séculaire

Peut-on (re)densifier les villes, alors que la période récente a vu un mouvement de décrue ? Cela semble plus compliqué que par le passé en raison des nouvelles exigences réglementaires, environnementales et sociétales. Une autre échelle de construction, celle d'îlots-bâtiments, permettrait-elle de réaliser de fortes densités, et à quelles conditions ?

Avec la révolution industrielle, les villes se sont étendues, les banlieues ont excédé les centres, des centres qui se sont dans le même temps densifiés. Paris offre un exemple caractéristique de cette évolution : en 1860, la ville a étendu son territoire aux villages qui l'entouraient (Belleville, Ménilmontant, Vaugirard, Auteuil, etc.), elle a enfermé ceux-ci dans l'enceinte de Thiers - l'actuelle limite du boulevard périphérique - et s'est rapidement densifiée d'habitations, mais aussi d'établissements industriels ou artisanaux, jusqu'à saturation, ce qui fut le plus souvent synonyme de surpeuplement et d'insalubrité. À l'issue d'un premier mouvement séculaire, la ville voit donc le nombre de ses habitants frôler, en 1921, les 2,9 millions.

Un second mouvement séculaire s'enclenche à partir de cette année, inverse du précédent. Une décrue du nombre d'habitants, qui touche un plancher légèrement supérieur à 2,1 millions d'habitants à la fin du XXe siècle, soit 800 000 habitants de moins. Pour l'essentiel, cette décrue n'est pas due à l'augmentation de surfaces dévolues aux industries, bureaux, commerces et autres équipements. Elle est imputable à un desserrement des constructions consécutif à la résorption d'un habitat insalubre qui couvrait l'essentiel de l'Est parisien et qui était incroyablement surpeuplé !

Le paradoxe est que rien ne dit que ce desserrement ait été ressenti comme une dédensification ! Les rénovations urbaines ont été et sont encore souvent regardées comme l'incursion de grands ensembles dans la ville historique : les Hauts de Belleville, les quartiers Jeanne-d'Arc et Italie, le Front de Seine, etc.

La question est maintenant de savoir ce qu'il en est d'une possible (re)densification, corrélative d'un mouvement qui verrait l'urbanisation non plus s'étendre sur des territoires naturels ou agricoles, mais bien au contraire occuper des terrains urbains délaissés - les friches industrielles notamment - ou des ensembles construits jugés de faible densité.

Les difficultés de la (re)densification

Construire ou densifier des terrains situés dans des tissus urbains constitués oblige au respect d'un grand nombre de règles que les plans locaux d'urbanisme précisent en fonction de situations spécifiques, et que les exigences environnementales n'ont tendance qu'à augmenter. Il en résulte qu'il est difficile, sinon le plus souvent impossible, d'atteindre les densités anciennes. Aujourd'hui comme hier, mais selon d'autres modalités, la ville tend à se desserrer : elle se soucie du contexte patrimonial, elle met les bâtiments à distance les uns des autres, elle demande que les terrains libres soient plus vastes, que les surfaces en pleine terre soient préservées sinon augmentées, etc. Ce phénomène est aussi à l'unisson d'une demande, quasiment constante des riverains d'une opération nouvelle, de diminuer les quantités construites et les hauteurs de bâtiments envisagées, donc les densités, et ce même si les nouvelles constructions respectent les règles par ailleurs édictées. On comprend dès lors pourquoi les velléités de construire à grande hauteur, jusqu'à 50 mètres pour des bâtiments d'habitation par exemple, sont le plus souvent vouées à l'échec.

Ce constat serait encore renforcé s'il était fait mention d'exigences latentes, qui ne sont pas (encore) codifiées. Elles concernent, par exemple, l'ensoleillement et l'orientation des bâtiments - avec un retour à l'antienne de l'héliotropisme -, le régime des vents et la lutte contre les îlots de chaleur, le stockage et la récupération des eaux, la protection de la biodiversité, etc. Toutes ces exigences environnementales produisent des paramètres qui ont généralement tendance à retreindre les possibilités de construction, et elles s'appliqueront d'autant mieux sur des terrains libres de constructions anciennes.

Donc, qu'en est-il sur des terrains qui peuvent faire l'objet de plans d'aménagement de vaste ampleur, comme les anciens terrains Renault à Boulogne-Billancourt ou le quartier Clichy-Batignolles à Paris, par exemple ?

Densité qualitative : mixité et mutualisation

Un objectif semble faire aujourd'hui consensus : la mixité sociale. Dans les opérations d'aménagement, il n'est plus question de séparer des secteurs dévolus aux logements sociaux d'autres secteurs qui accueilleraient des logements en accession à la propriété. On recherche même souvent une mixité d'usages par la réalisation de bureaux ou d'équipements publics mêlés aux bâtiments de logements, afin qu'un quartier, un îlot ou même un bâtiment ne soient pas monofonctionnels, mais qu'ils participent à une ville diversifiée.

L'objectif de mixité change les caractéristiques mêmes de la densité : elle n'est plus seulement quantitative - relative à la surface construite sur une parcelle -, mais qualitative.

La mixité de programmes modifie en effet le paysage urbain. En principe, contrairement à ce qui était advenu au XXe siècle, il ne serait plus possible de distinguer les programmes de logements par leur architecture : logements sociaux et logements en accession à la propriété ont une apparence très semblable, voire aucune différence sensible. En outre, l'introduction de bâtiments de bureaux ou d'équipements serait un facteur de diversité architecturale, aussi bien qu'une condition pour qu'un quartier vive de plusieurs temporalités. Enfin, la mixité est censée amplifier les possibilités de relations sociales, rompant avec toute logique qui tendrait à fabriquer des ghettos.

Une autre échelle de construction : le macrolot ou îlot-bâtiment

Une étape supplémentaire dans la réalisation d'une mixité sociale et programmatique amène à s'interroger à propos de ce que des programmes distincts sont susceptibles de partager. De ce point de vue, un mot est récemment devenu omniprésent chez les architectes et urbanistes, mais aussi chez les aménageurs et responsables politiques : « mutualisation », une mutualisation jugée aussi capable de générer des économies d'échelle substantielles...

La mutualisation des aires de stationnement en sous-sol - entre logements et bureaux, notamment -, celle des espaces verts ou collectifs, celle de services ont pour conséquence de souder de plus en plus les programmes les uns aux autres, jusqu'à ce qu'ils forment un îlot, qui est de fait un seul édifice. Ce qui est décrit ici a récemment été nommé macrolot : un macrolot est un îlot-bâtiment qui peut être entièrement réalisé en vente en état futur d'achèvement (Vefa) par un maître d'ouvrage leader, le plus souvent privé.

Concevoir et réaliser un îlot-bâtiment ouvre des possibilités que ne permet pas le découpage d'un îlot en parcelles et propriétés initialement indépendantes. Le fait d'avoir affaire à une seule unité de propriété permet une interprétation et une application favorables des règles de vis-à-vis entre bâtiments, ou permet de répondre plus facilement aux exigences en matière de stationnement ou d'espaces libres, les demandes étant comptabilisées au niveau de l'îlot entier et non plus à celui du programme individuel.

Bien sûr, la réalisation d'îlots-bâtiments permet d'atteindre des densités fortes - un coefficient d'occupation du sol d'une parcelle avoisinant 4 pour beaucoup de grandes opérations d'aménagement actuelles. Mais est-ce sans danger ?

Vers une globalisation urbaine

La réalisation d'îlots-bâtiments rend finalement copropriétaires des partenaires très différents, aux intérêts qui peuvent être divergents : bailleurs sociaux, propriétaires privés de logements, de commerces et de bureaux, collectivités locales pour les équipements publics, etc. La gestion à long terme des îlots-bâtiments pourrait se révéler pleine d'embûches : ne ressemblent-ils pas aux ensembles mégastructurels des années 1960-1970 ? Ceux-ci se sont révélés être d'une gestion difficile, sinon catastrophique, avec à la clé de très lourdes rénovations, souvent prises en charge par la puissance publique.

La réalisation d'îlots-bâtiments est le signe d'une globalisation urbaine, c'est-à-dire d'un système dans lequel on ne pourrait plus distinguer des éléments autonomes, tous les programmes étant intrinsèquement liés. Ce système d'interdépendances généralisées est, par voie de conséquence, doté de très faibles niveaux d'articulation. Est-il nécessaire et indispensable d'aller toujours plus avant dans cette voie ? Si oui, à quelles conditions ?

Avantages et inconvénients des îlots-bâtiments

Aujourd'hui, dans les grandes opérations d'aménagement urbain, la tendance à la réalisation d'îlots-bâtiments semble ne faire que s'amplifier. Il est évident que, plus une opération est importante, plus elle devient intéressante pour les grandes entreprises de construction, le mouvement de concentration de celles-ci y trouvant une raison supplémentaire de se poursuivre, et ce au détriment des entreprises de moyenne importance.

Du point de vue du développement durable, il faut noter que l'évolution ou la mutation de fonction de tout ou partie d'un îlot-bâtiment sera nécessairement difficile, dans la mesure où des programmes différents sont, du point de vue de la structure bâtie, imbriqués les uns dans les autres.

Il faut aussi faire le constat que la mutualisation ne porte pas toujours les fruits attendus : des opérations qui avaient été initialement conçues pour partager les emplacements de stationnement automobile ou les espaces libres des jardins voient ceux-ci se parcelliser pour que logements sociaux et copropriétés privées restent distincts du point de vue des usages.

De la multiplication des îlots-bâtiments pourrait donc résulter des quartiers nouveaux, faits d'ensembles autonomes qui tendent à se replier sur eux-mêmes. En dernière instance, le risque est qu'un îlot-bâtiment devienne un isolat, séparé d'autres isolats par l'espace public : le paysage urbain en perdrait bien sûr toute continuité forte et toute cohérence d'ensemble.

Pour éviter cet écueil, il serait nécessaire de réfléchir de nouveau à des formes urbaines qui permettent plusieurs niveaux d'articulation entre parcelles, îlots et paysage d'ensemble de la ville. Aujourd'hui, employer le mot « parcelle » apparaît à certains anachronique, sinon rétrograde. Pourtant, une structure urbaine faite de parcelles qui n'ont pas la taille d'un îlot facilite une mutabilité des constructions, condition du renouvellement urbain. Bien sûr, il s'agit non pas de préconiser le retour à des parcelles d'immeubles traditionnels, mais de repenser la taille des opérations et leur découpage, de considérer la nécessité ou non d'imbriquer des programmes, et lesquels.

Il faut donc de nouveau penser au long terme pour ne pas concevoir aujourd'hui des mégastructures figées. Une conception d'opérations à l'échelle de l'îlot n'est-elle pas seulement légitime dans des situations de très fortes densités urbaines, ou dans des situations qui nécessitent de construire au-dessus d'infrastructures de transport, par exemple ? Mais ailleurs ? La décision de mener de telles opérations de construction doit être prise après en avoir vraiment pesé les avantages attendus, sans oublier les inconvénients qui concernent, entre autres, la gestion et la maintenance à long terme et les capacités de mutation.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/le-renversement-d-une-tendance-seculaire.html?item_id=3329
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