Ethnologue, professeur à l'université Paris Diderot-Sorbonne, codirecteur du Pôle des sciences de la ville.
Le village « rurbanisé »
Suis-je encore dans un village ? C'est la question que tout villageois a envie de se poser quand il vit dans un de ces lieux que l'on désigne encore comme « village » mais qui est bien, il en a la secrète et concrète expérience, rattaché sinon à une ville, à coup sûr à une « communauté urbaine ».
Il y a un moment maintenant que la vie de village s'est quelque peu « décivilisée » devant les assauts de la cité qui, lentement mais très sûrement, partout se rapproche. Ainsi, le village, ou plutôt l'idée de village comme « mise en compte humain de toutes les valeurs et de toutes les figures inscrites par le sol et les lieux », comme le voyait Gaston Roupnel dans son Histoire de la campagne française (1932), ne colle plus ou presque plus à cette définition, sauf dans le cas d'habitat très reculé. On découvre finalement que ce n'est pas l'aspect qui fait le village, mais la vie qu'on y mène — pour être plus précis, qu'on y menait !
La réalité contemporaine implique que les maisons, lorsqu'elles ne sont pas celles de retraités souvent venus ou revenus de la ville, sont le jour durant fermées à double tour et abandonnées jusqu'au soir à rythme régulier, que le village se vide et se remplit à heures précises, et ce pas uniquement par les travailleurs, mais aussi par ceux qui vont se ravitailler au centre commercial le plus proche, épiceries, boulangeries et cafés de village ayant fermé par milliers depuis de longues années.
Le changement est tel que l'assemblage hétéroclite de maisons qui fait le charme des villages est aujourd'hui vécu non plus comme une communauté originale liée à un environnement rural, mais comme le serait la vie dans un immeuble à plat où le voisinage et l'entraide coutumière se délitent par le fait même que le « village-dortoir » ne vit plus sur lui-même, s'alimentant à l'extérieur en tout point.
Les règles du monde urbain
De plus en plus soumis aux règles du monde urbain qui pousse à ses portes, les villages sont entrés dans la double croyance contemporaine de la concentration et de la patrimonialisation. Cela a eu pour effet pervers de confiner leurs rues à la seule fonction de passage : on s'y déplace en voiture, on s'y rencontre de moins en moins, les fêtes locales ne font plus recette et, si l'on veut attirer du monde, ce n'est plus aujourd'hui que par le biais d' « événements » particuliers et médiatisés. Les villages sont désormais évanouis le jour et enfermés le soir. Ceux qui y vivent vraiment cherchent à masquer, derrière des volets fraîchement repeints, des difficultés économiques réelles et la solitude croissante des uns, des unes et des autres que les seules « sorties » sur Internet ne résolvent pas... tout comme en ville.
On ne peut nier que, jusqu'au fin fond des villages, la vie s'est accélérée, que partout nous avons sauté dans le train à grande vitesse de la modernité sans nous en apercevoir, et que l'espace traditionnel du village et de son environnement a implosé sans faire de bruit. Si le sentiment d'être en ruralité persiste à cause de paysages souvent réinventés et figés pour dire à ceux qui passent qu'ils sont bien là en Bourgogne, dans le Quercy, en Provence, etc., la réalité est une mise à égalité dans un système de vie, de déplacements et de consommation qui place les zones commerciales à équidistance des petites villes et villages qui entourent la ville centre. C'est ainsi que, depuis la fin du XXe siècle, les villageois assistent, impuissants et plus ou moins consentants, à une transformation perpétuelle dans laquelle l'avenir prend la place du présent et où l'« être en pays » s'applique avec l'idée de terroir comme un label auquel chacun à droit et non plus comme un droit à l'origine (avec ce que cela impliquait parfois de chauvinisme et d'étroitesse d'esprit, on appelait d'ailleurs cela l'esprit de clocher).
L'ordre économique et consumériste
Faire du futur une philosophie du temps participe de cette « rurbanité » galopante qui, dans ses gènes mêmes, prône un « à venir » survalorisé pour des gens pourtant encore inscrits dans le seul « sur place » qui alimente leur présent ! La vie villageoise d'hier, de centripète qu'elle était pour les jeunes et les actifs est devenue centrifuge, produisant dans ce mouvement qui nous extériorise quotidiennement un éparpillement indéniable de la mémoire du lieu. Dans le règne montant de l'ordre économique et consumériste auquel j'ai assisté, je me souviens comment, au début de notre transformation, les villageois connurent les joies fugaces des fuites en voiture et des voyages organisés à l'étranger. Depuis, les découvertes du monde extérieur ont fait place à des activités spécialisées, totalement coupées du village et parfois même des siens — chacun dans la famille ayant ses propres occupations.
Pour la majorité des habitants, l'histoire individuelle ne se construit plus au village mais à travers des réseaux qui ne sont plus seulement familiaux, même si ceux ci restent forts, mais de plus en plus personnels : sports communs, hobbys partagés, spectacles, rencontres, etc. Au point que les villageois se sont construit des temps personnels sans plus de relations avec le lieu qu'ils habitent et que leurs vies, nos vies, sont devenues des additions de moments individuels. Comme en ville, temps et espaces des uns et des autres se superposent sans plus se rencontrer les psychanalystes diraient qu'il y a comme une « déliaison du vivre-ensemble ». Nous achetons, vivons, consommons en ville comme à la campagne presque tous de la même façon, vivant encore côte à côte mais parfaitement désinscrits du communautaire la prise sur la réalité ne passe plus que par des intermédiaires matériels et techniques qui semblent faire notre unité.
« Rurbanisation » de la vie intime
Pour revenir à la vie intime des villageois, là encore on trouvera des signes forts de « rurbanisation ». Pour ne prendre que la famille : les divorces, qui hier faisaient scandale, ne font plus ou presque plus réagir la petite communauté villageoise, habituée désormais a voir des familles décomposées, recomposées, au point même que des familles éclatées peuvent, en changeant de maison mais sans sortir du village, pratiquement coexister, pour le plus grand bonheur des enfants et des animaux de compagnie... Avant, seule la ville permettait, grâce à l'anonymat, d'échapper à l'insupportable contrôle social hérité des systèmes sociaux traditionnels qui pesaient dans et sur nos villages-mondes. Voilà qu'aujourd'hui, et nous avons en cela rejoint les habitants des grandes villes, partout nous vivons dans le virtuel, dans l'absolu bonheur de ne plus être vus, de ne plus échanger autrement que par écrans interposés. Voitures, déplacements, courses, tchats, cyberachats, Facebook, Skype... nous vivons tous notre vie en flashs et nos échanges, en même temps qu'ils se sont multipliés au sein d'un virtuel village global, font de nous des individus solitaires happés, englobés par l'information urbaine.
Ces impressions livrées — quoiqu'il me faudrait parler aussi de la jeunesse qui se « déruralise », se « rurbanise » peut-être mais ne s'urbanise guère, de l'école mal ajustée, du traitement des personnes âgées dans les villages, de l'exclusion de la mort et de la transformation de nos rites funéraires, sans parler des rapports nouveaux à la terre et à l'élevage industriel, toutes choses que j'ai largement développées dans mon essai Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, qui porte sur un petit village de Bourgogne -, j'aimerais montrer comment le rurbain nous a aussi gagnés, par des lois et des systèmes qui sont largement responsables de notre « décivilisation » rurale.
« Décivilisation » rurale
Tout a commencé le jour où, décentralisation oblige, les régions se mirent à penser à des recentrements et à des recentralisations pour des raisons d'économie, de bonne gestion, de gouvernance, de densification, etc. C'est ainsi que mon village, comme beaucoup d'autres, entra dans une « couronne périurbaine » et fut intégré à un territoire urbain bien qu'il eût encore tous les aspects de la campagne. Pour ce qui est de la région auxerroise, rien de moins qu'une soixantaine de communes à « forte structuration rurale », comme le remarquaient si justement les urbanistes, furent regroupées en 1999. Ces communes représentaient alors 52 % des habitants de l'Auxerrois, pourcentage qui, une fois les réformes urbaines réalisées, n'a depuis cessé de s'élever. Ce regroupement confirma que mobilité et plasticité de la communauté étaient désormais une expression forte de notre modernité, au point qu'entre les « trains des travailleurs » et les covoiturages d'aujourd'hui, Paris et l'Île-de-France sont à portée de travail de la région dite urbaine d'Auxerre.
Mais c'est par les lois nouvelles et l'appel au porte-monnaie des contribuables que la transformation rurbaine va concrètement se faire sentir. Ce sont d'abord les édiles qui prirent la mesure de la transformation profonde de la gestion des villages. Ils se trouvèrent face à ce paradoxe de gérer une commune qu'ils pensaient encore autonome mais d'être obligés d'appliquer la loi solidarité et renouvellement urbain (SRU). Cette loi redéfinissait les principes d'urbanisme et, dans le cas des villages, les définissait, avec la gestion nouvelle des rivières, des forêts, de la construction de lotissements, de l'agrandissement, des transports, de tout ce qui a trait à l'urbanisme, un grand mot jusque-là réservé à la ville voisine qui ne s'appliquait pas aux petites communes. Loi SRU à laquelle il faut ajouter les schémas de cohérence territoriale (Scot), qui concernent plus précisément les groupements de communes en ce qu'ils proposent des projets de territoire qui seraient plus cohérents, notamment en matière d'habitat, de déplacements et d'équipements commerciaux dans un environnement qui doit être préservé et valorisé. Schémas qui, dans les villages, sont liés désormais aux plans locaux d'urbanisme (PLU, anciennement plans d'occupation des sols) au niveau communal ou éventuellement intercommunal, renforcés par les syndicats intercommunaux à vocation multiple (Sivom) qui permettent de regrouper les forces de plusieurs villages en une seule. Plus récemment, les communautés urbaines connaissent les plans d'aménagement et de développement durable (Padd), qui ont pour objectif de prendre en compte le souhait des communes pour l'évolution écologique de leur territoire. Difficile à comprendre, lorsqu'on est dans un village, que, plus que l'intégration régionale, c'est l'Europe et sa densification qui est en perspective.
Nouvel outil : la communauté de communes, établissement public de coopération intercommunale à laquelle on ne peut échapper : deux, trois, quatre communes mettent leurs moyens en commun, comme chez moi la communauté de communes de l'agglomération migennoise (CCAM), pour pouvoir rémunérer des cantonniers et réaliser des aménagements qu'il serait impossible de supporter seul. À toutes ces lois auxquelles leur espace est soumis, (ce dont encore peu de villageois sont conscients, sinon lorsqu'ils payent leurs impôts et les taxes), s'ajoutent les mentalités mêmes des habitants qui changent avec l'urbanisation qui petit à petit gagne nos mœurs et nos mentalités. Dans les villages, à environnement apparemment très rural, les gens réclament le droit d'avoir les mêmes services qu'en ville et se comportent de plus en plus comme des périurbains dont l'urbanité n'est pas toujours à la hauteur de la recherche d'une qualité du vivre-ensemble. Si le garde champêtre n'est plus depuis longtemps, le pouvoir de police revient toujours au maire. Or, si la vie en communauté passait jadis par des petits arrangements entre voisins pour éviter les grands dérangements, les choses ont aujourd'hui bien changé et des décisions préfectorales sont souvent nécessaires pour faire plier les récalcitrants, l'urbanité n'étant pas le propre de la rurbanité d'aujourd'hui. Parmi les principales nuisances contemporaines s'impose le matériel roulant, voitures et camions, par exemple, qui posent de plus en plus problème pour des rues et des espaces inventés dans des contextes historiques différents. Une récente bataille contre des plus de 3,5 tonnes sur le territoire de ma commune a ainsi mobilisé des énergies et obligé à chercher des moyens pour mettre en place en différents points du village des signalisations verticales prescrivant des interdictions de stationner, ainsi qu'à construire un môle approprié, tout cela pour trois camionneurs... « Qu'est ce qui reste comme prérogatives à la mairie ? me disait un maire. La voirie, le pluvial, l'éclairage public, les cantonniers, les interdictions et les ennuis... »
Voilà, non pas comme une plainte mais comme un constat, où en sont nos villages d'aujourd'hui : en mouvement. Seule l'Histoire nous dira lequel.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/le-village-«-rurbanise-».html?item_id=3333
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