Maître de conférences à l'Institut d'urbanisme de Paris (université Paris-Est-Créteil) et chercheur au Laboratoire ville mobilité transport (unité mixte de recherche T 9403, École des ponts ParisTech, Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux, université Paris-Est-Marne-la-Vallée).
Repenser les modes de transport
La densité, conçue dans l'optique du développement durable, conduit à réfléchir à des dispositifs qui ne renchérissent pas forcément les infrastructures et les équipements de transports. Reste à faire admettre une moindre présence de l'automobile...
Concevoir un système de transport selon un parti d'aménagement intégrant la question environnementale n'est possible qu'en lien avec une réflexion sur la densification, tant il est vrai que celle-ci figure désormais au rang des « bonnes pratiques durables » : la distance moyenne entre origine et destination étant inversement proportionnelle à la densité, une densité élevée signifie moins de kilomètres à parcourir et plus de destinations accessibles sans devoir recourir à un mode de transport motorisé. La contribution de la densification au développement durable par le truchement des transports apparaît dès lors comme une évidence : d'une certaine manière, les transports tisseraient un lien de cause à effet entre densité et durabilité. D'ailleurs, la densité n'est-elle pas au nombre des trois principes du TOD 1, lui-même guidé par une logique de durabilité ? Mais les choses ne sont pas aussi simples — ne serait-ce qu'en raison de l'ambiguïté des deux termes que les transports mettent en lien : de quelle densité parle-t-on ? Quelle durabilité celle-ci peut-elle favoriser ?
Dense... vous avez dit dense ?
La densité est définie comme un nombre moyen d'entités par unité d'espace — le long d'un axe, sur une surface ou dans un volume. Mais l'aborder sous l'angle des transports suppose que certaines questions soient préalablement clarifiées. Densité de quoi ? (Si la densité est fonction de la proximité, que rapproche-t-elle : lieux d'activités, personnes, éléments de bâti, unités fonctionnelles ?) Densité à quelle échelle ? (Villes à l'échelle d'un continent, commerces à celle d'un quartier, postes de travail dans une usine ?) Densité pour qui ? (Sa perception varie avec le mode de transport : une densité d'équipements commerciaux peut paraître élevée à l'automobiliste, faible au piéton, en référence à l'espace-temps.) Densité où ? (Son acceptabilité peut ne pas être la même en centre-ville historique que dans le périurbain.) Densité pour quoi faire ? (La densification n'est pas une fin en soi : le fait qu'elle soit désirable ou non est tributaire de l'explicitation d'un objectif, par rapport auquel se mesure sa pertinence.)
Clairement, la nature des infrastructures et services accompagnant les densités dépend largement des réponses à ces questions qui, non seulement illustrent l'ambivalence d'une notion qui semblait a priori univoque, mais également témoignent de la diversité des problématiques de transport liées à la densification.
Par ailleurs, la dernière d'entre elles stipule que, sans référence à un dessein, densifier n'a pas de sens sur un plan opératoire. Or, s'il est vrai que les visées de différents acteurs d'un territoire sont souvent contradictoires, le développement durable est aujourd'hui un thème fédérateur pouvant faire office d'objectif suffisamment consensuel pour rendre acceptable la densification en tant que moyen pour l'atteindre. Mais qu'entend-on par « durable » ?
Durable... vous avez dit durable ?
Parmi les critères habituellement utilisés, la frugalité énergétique et son corollaire — la limitation des rejets polluants — reviennent de façon récurrente. Bien plus rare est la référence à l'importance d'économiser l'espace, dont on ne mesure pas suffisamment la valeur en tant que ressource (nourriture, matériaux et énergies renouvelables), peut-être la seule bientôt disponible. Selon Jean-Marc Jancovici, cette hypothèse est à envisager sérieusement 2 : le pic d'exploitation des énergies fossiles étant (presque ?) atteint et la demande continuant à croître, le passage à une société postcarbone est imminent, alors qu'aucune alternative crédible n'existe (le solaire et l'éolien ne sauraient satisfaire l'actuelle demande et la fusion nucléaire reste hypothétique). Ce rappel n'a pas vocation à nourrir un discours catastrophiste, mais à préciser la notion de durabilité dans une démarche de projet — terme de la même famille que (se) projeter (dans l'avenir) — qui est celle du planificateur explorant des futurs probables et leurs implications en termes d'utilité d'affectation des sols. En particulier, la fin des énergies fossiles conduit de façon inéluctable à la fin du règne des modes routiers. Car, même dans l'hypothèse d'un passage rapide et généralisé à un parc de véhicules électriques (hypothèse laissant en suspens la question de la source de l'énergie électrique requise), l'importance de l'emprise des infrastructures routières (plus de 50 % de la surface de certaines agglomérations) est incompatible avec un scénario où l'« espace-ressource » est un bien trop précieux pour être recouvert d'asphalte et rendu ainsi impropre — pour longtemps — à une allocation plus utile, voire vitale.
Sur la base d'un tel scénario, nous définissons comme durable une configuration spatiale maximisant la proportion d'échanges réalisables sans transports mécanisés et, pour ceux nécessitant le recours à ces derniers, favorisant les modes frugaux en énergie et en espace. De quelle manière la densification peut-elle alors être mise au service de cette acception de la durabilité ?
Densité, oui... mais pas n'importe laquelle
Eu égard à l'objectif (durabilité) ainsi précisé, la densification est-elle bonne ou mauvaise ? Sous l'angle des transports, densifier, donc créer de la proximité, n'a de sens que s'il existe une demande à se déplacer entre entités ainsi rapprochées plus que la densification, c'est la superposition de densifications d'entités complémentaires (habitat, ateliers, services, commerces...) ou, en d'autres termes, la mixité fonctionnelle 3, qui est susceptible de diminuer le nombre de kilomètres parcourus.
De même, les vertus de la densification varient selon le niveau territorial : incontestables à l'échelle locale (les déperditions énergétiques d'un immeuble compact de 25 appartements sont moindres que celles de 25 maisons individuelles) ou à l'échelle supra-urbaine (à volume d'échanges égal, deux villes proches génèrent moins de kilomètres parcourus, donc moins d'énergie consommée, que deux villes lointaines), elles deviennent plus discutables aux échelles intermédiaires relevant du domaine de pertinence à la fois des modes actifs (marche à pied, vélo...) et des modes collectifs urbains (tramway).
À l'échelle d'un quartier, une forte densité est en effet synonyme d'affectation exclusive de l'espace aux infrastructures bâties et aux voies de communication, au détriment des « espaces-ressources » dont l'accessibilité sans recours aux modes mécanisés figure pourtant au nombre des critères de durabilité. Ménager des vides dans le tissu urbain au détriment de la densification s'avère dès lors pertinent. Plus qu'une densification, c'est un double mouvement de densification/dédensification qui serait à envisager.
Des exemples concrets
Si la durabilité est susceptible d'être servie par des densités plurielles, ce sont les transports qui rendent ces dernières opérantes en les structurant :
- à l'échelle urbaine, en solidarisant des quartiers mixtes aux densités alternées par le biais d'un mode de transport collectif ferré (TER, train de grande ligne...)
- à l'échelle des quartiers, en reliant les zones denses les unes aux autres, mais aussi aux entrées des réseaux d'échelle supérieure, par le biais d'un mode collectif (tramway) ou individuel actif (vélo)
- à l'échelle locale, en solidarisant, par le biais de modes actifs, les unités bâties, les espaces-ressources et les entrées des réseaux de transport collectif d'échelles supérieures.
Divers dispositifs spatiaux, liés à ces « organisateurs des densités » que sont les transports, peuvent être imaginés 4 pour catalyser l'apport de la densification à la frugalité. Les quelques pistes qui suivent n'en sont que des exemples parmi d'autres.
Le recours à l'utopie urbaine de la « ville creuse 5» en tant qu'outil de réflexion sur les formes parcimonieuses d'agencement des transports et des lieux sert de fil conducteur à des études de cas réels explorant des alternatives crédibles à la « périurbanisation en tache d'huile ». La confrontation des densités indifférenciées de ce type de périurbanisation à la logique de regroupement des fortes densités le long d'une boucle de transport ferré montre que ce mode devient très compétitif face à l'automobile, dès lors que l'organisation spatiale est adaptée. L'accessibilité ferrée « tronquée » — car seulement longitudinale — est en effet compensée par une proximité immédiate de tous les habitants, aussi bien aux stations qu'aux espaces-ressources.
Abordant la question de la complémentarité entre deux modes durables d'échelles différentes, le fer et le vélo, le projet « Port-Vert 6 » s'attache à explorer les modalités susceptibles de rendre cette association aussi efficace que possible. Ses conclusions suggèrent divers dispositifs (configuration adéquate et aménagements spécifiques du réseau de pistes cyclables, offre de services dans les gares...) pouvant favoriser le report modal depuis l'automobile vers la bicyclette.
Construit autour du thème de la conception de la ville à partir de ses gares, le projet pluriannuel franco-allemand « Bahn.Ville 7 » met en exergue l'importance d'une approche concertée transport-urbanisme et débouche sur la formulation de « bonnes pratiques » : préconisations quant à la localisation de la gare (à la fois dans le système ferroviaire et dans la ville) en fonction des tissus traversés, existants ou futurs limitation des parcs relais (P + R), à considérer comme solutions transitoires uniquement traitement du quartier de gare selon une logique de rabattement du piéton vers cette dernière (partage de l'espace public en faveur de la marche, maillage dense des itinéraires piétonniers et aménagement de ceux-ci en termes de sécurité, fluidité, lisibilité, qualité sensible...) traitement des gares comme lieux de vie en continuité de leur quartier (ouverture sur la ville, services pour usagers et non-usagers...), etc. Dans la suite de « Bahn.Ville », l'un des axes de recherche du Laboratoire ville mobilité transport (LVMT) 8 explore différentes facettes d'un urbanisme du rail alimentant des recommandations concrètes à différentes échelles et à différents horizons temporels : recours au contrat d'axe ferroviaire comme opportunité de tirer parti d'une offre de transport ferré existante ou à étoffer pour orienter le développement urbain, analyse des zones de chalandise des stations de tramway selon la qualité de leur perméabilité aux piétons, etc.
Une transition sans douleur ?
Tous ces travaux suggèrent qu'une densification associée à de tels dispositifs — dont l'efficacité reste encore à confirmer (c'est l'objet des recherches en cours) — ne rend les infrastructures de transport et les équipements afférents ni plus lourds, ni plus coûteux, ni plus compliqués : mise en réseau de pôles d'échanges, aménagements ad hoc des lieux de la marche et du vélo, partage différent de la voirie... la panoplie des moyens ne requérant aucune innovation technique est vaste. Le levier immémorial de l'organisation de l'espace a le potentiel de rendre possible une transition sans douleur vers la société postautomobile. Sa seule faiblesse est l'audace qu'elle suppose : il est en effet politiquement plus correct et moins risqué de recourir, au nom de la liberté individuelle, à une planification laxiste produisant la ville à voitures que de promouvoir une approche plus directive et s'exposer au danger de passer pour un démiurge mégalomane...
La grande difficulté pour changer de paradigme tient à l'acceptabilité de mesures incompatibles avec l'omniprésence de l'automobile, dont l'abandon est, pour beaucoup, à ce point inconcevable qu'il suffit d'en évoquer l'éventualité pour faire figure d'activiste dangereux. Pourtant, à l'échelle historique, il s'agit d'un mode récent : quelques décennies ont suffi pour que nos villes s'y conforment. Gageons qu'il faudra moins de temps encore pour les adapter à un autre mode — ou groupe de modes — dominant, impérativement plus sobre en énergie et en espace.
La réalité quotidienne d'un nombre croissant d'habitants du périurbain, confrontés au choix entre se déplacer ou se chauffer l'hiver, laisse en tout cas penser que la réflexion sur l'articulation entre le domaine des transports et celui de l'agencement multiscalaire des densités devrait avoir un avenir fructueux dans ses applications à la fabrication de la ville de demain.
- Les fameux « 3D » (density, diversity, design, « densité, mixité fonctionnelle, conception ») du transit oriented development (TOD, fondant un urbanisme axé sur les transports collectifs et les modes doux). Voir par exemple Peter Calthorpe, The next American metropolis. Ecology, community, and the American dream, Princeton Architectural Press, 1993.
- Jean-Marc Jancovici, Transition énergétique pour tous. Ce que les politiques n'osent pas vous dire, Odile Jacob, 2013. Voir aussi : http://www.manicore.com.
- Diversity, le deuxième d du trinôme de principes du TOD.
- Troisième d (design) du TOD.
- Jean-Louis Maupu, La ville creuse pour un urbanisme durable. Nouvel agencement des circulations et des lieux, L'Harmattan, « Villes et entreprises », 2006.
- Rapport de recherche en ligne, en deux parties (2011) : www.predit.prd.fr/predit3/documentFo.fo?cmd=visualize&inCde=38082 et www.predit.prd.fr/predit3/documentFo.fo?cmd=visualize&inCde=38081.
- Rapports de recherche en ligne (2009) : http://www.bahn-ville2.fr.
- http://www.lvmt.fr.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-6/repenser-les-modes-de-transport.html?item_id=3344
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