Chargée de recherche au Centre d'information et de recherche sur l'Allemagne contemporaine (Cirac) et rédactrice en chef de Regards sur l'économie allemande.
est professeur des universités, président de l’université de Cergy-Pontoise, et directeur du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine.
La vision allemande des valeurs européennes
Nos partenaires allemands souhaitent
créer les conditions et définir les principes autour desquels
se bâtira une Europe élargie, prospère et démocratique.
Depuis sa reconstruction après
1945, l’Allemagne a délibérément inscrit son
avenir dans le cadre européen. Alors qu’elle était
divisée, la construction européenne apparaissait pour elle
comme le seul moyen de retrouver sa souveraineté et d’assurer
sa réintégration dans le concert des nations. La Communauté
européenne du charbon et de l’acier (Ceca), le traité
de Rome et la mise en place du Marché commun ont constitué
pour elle un cadre favorable à sa reconstruction, à sa prospérité
économique et à sa reconnaissance comme partenaire international
responsable.
Face aux chocs pétroliers
et aux désordres monétaires des années soixante-dix,
puis au regain de la guerre froide, sa participation active à la
poursuite de la construction européenne a permis la mise en place
d’un cadre politique favorable pour que la chute du Mur, puis l’unification
de l’Allemagne se réalisent dans la concorde internationale
et s’inscrivent dans la continuité de l’unification européenne.
Le recouvrement par l’Allemagne,
en 1990, de son unité et de sa souveraineté est donc indissociable
de son engagement européen, qui en a été le véritable
levier. La perspective de l’élargissement constitue dès
lors pour l’Allemagne la poursuite logique et l’aboutissement
d’un processus qui doit conduire à la réunification
de l’Europe dans un cadre rénové alliant démocratie,
prospérité et promotion de la paix.
Ayant ainsi inscrit son destin
dans l’Europe, l’Allemagne entend naturellement inspirer la
construction de l’Europe des principes et valeurs autour desquels
elle a elle-même construit son renouveau et fondé son identité
de grand pays démocratique. Elle se fait donc logiquement le promoteur
d’une Europe élargie et réconciliée, dans laquelle
devraient prévaloir les valeurs démocratiques garantissant
les droits de l’homme, les principes de liberté économique
et de solidarité.
L’enjeu de l’unité économique
L’unification économique du nouvel espace
européen constitue de ce point de vue pour les Allemands un enjeu
primordial, car ils y voient la condition de la stabilisation politique
du continent. De la même façon que le marché commun
avait, en son temps, favorisé le rétablissement du bien-être
et de la démocratie en Europe de l’Ouest, l’unification
économique et monétaire puis l’élargissement
leur apparaissent comme le moyen de faire de la nouvelle Europe un vaste
marché concurrentiel, porteur de compétitivité et
de croissance retrouvées et, par là même, générateur
de prospérité économique, de progrès social
et de stabilité démocratique.
La réalisation de ces objectifs à travers
la promotion de ce nouvel espace économique et politique apparaît
en même temps, pour nos voisins allemands, comme la voie la plus
sûre par laquelle l’Europe pourra jouer un rôle actif
dans les relations internationales comme facteur à la fois de dialogue,
de paix et de progrès humain. C’est bien davantage par ce
processus d’affirmation progressive d’identité commune,
fondée sur des valeurs partagées dans un espace construit,
que l’Allemagne conçoit le retour de l’Europe comme acteur
à part entière dans la politique mondiale. Dans l’approche
allemande, l’affirmation de l’Europe souveraine ne saurait être
le simple produit d’un volontarisme politique ; elle est bien davantage
le résultat d’un processus progressif de construction d’une
identité partagée.
Principes et valeurs de la société
européenne
Fédéralisme et subsidiarité
L’intégration économique de la nouvelle
Europe à vingt-cinq, sa prospérité comme son avenir
démocratique ne peuvent être durablement assurés que
si elle se dote d’institutions efficaces permettant la définition
de politiques communautaires pertinentes. Pour l’Allemagne, comme
pour la France, la condition sine qua non du succès de «
l’élargissement » consiste dans « l’approfondissement
» de l’Union. Ces deux processus doivent être menés
en parallèle. Mais derrière la notion l’approfondissement,
nos partenaires allemands visent une architecture institutionnelle qui
ne se concentre pas uniquement sur l’équilibre des pouvoirs
entre les instances communautaires, mais accorde une importance essentielle
à la définition du champ de compétences respectif
de ces dernières et de celui des Etats membres.
Dans une Europe élargie qui doit nécessairement
rechercher la cohésion des mécanismes permettant d’élaborer
des règles communes, il est en effet primordial de trouver le juste
équilibre entre la volonté commune et l’autonomie des
Etats. Il ne saurait, en effet, y avoir de volonté commune sans
respect de l’autonomie et de la souveraineté de chacun. Telle
est pour l’Allemagne la pierre angulaire de la future Constitution
européenne, qui ne saurait par ailleurs se concevoir en dehors
de la garantie des droits fondamentaux et de l’équilibre des
pouvoirs.
Pour préserver la diversité culturelle
des Etats membres, source d’émulation dans un mouvement permanent
de commerce et d’échange d’idées nourrissant le
dynamisme économique et démocratique de l’Union européenne,
l’Allemagne ne peut envisager d’autre organisation que fédérale.
La vision d’une Europe fédérale telle que la partagent,
toutes obédiences confondues, les forces politiques et l’opinion
allemandes, repose sur l’expérience que seul le fédéralisme,
sous la forme d’une fédération d’Etats, permet
de concilier l’intérêt national particulier et l’intérêt
général de la communauté. Dans cette approche de
la construction des équilibres, l’épanouissement des
intérêts de chacun des Etats membres de l’Union, dès
lors qu’il est garanti, bénéficie aux performances
globales de la communauté. L’Europe n’existe pas en dehors
de ses Etats membres et, à l’intérieur de ceux-ci,
sans acteurs dotés de leur autonomie, agissant en souveraineté
sur leur territoire.
La mise en œuvre de ce principe de subsidiarité
par lequel, dans un cadre politique commun, chacune des collectivités
publiques agit et décide au niveau pertinent qui est le sien, a
fait largement ses preuves en République fédérale,
permettant de concilier les identités régionales des Länder
et la cohésion d’ensemble du pays. Et c’est aussi sur
la base de ce principe que, après avoir assuré sa reconstruction
démocratique et sa prospérité économique dans
l’après-guerre, l’Allemagne a recouvré et parachevé
son unité politique après la chute du Mur. Transposé
à l’échelle de l’Europe, ce principe et les valeurs
de responsabilité qui le sous-tendent devraient permettre à
leur tour aux citoyens des Etats membres de s’approprier l’Europe,
d’en faire véritablement leur espace de vie commun, d’en
assumer positivement la diversité dans une communauté européenne
unie dans le progrès.
Autonomie et responsabilité
Ce qui vaut pour les collectivités publiques vaut
en effet pour les citoyens et les acteurs économiques et sociaux.
Pas plus que les collectivités territoriales ne devraient se voir
imposer des règles communautaires restreignant abusivement l’exercice
de leur souveraineté dans leur champ de compétences, les
agents économiques ne sauraient être entravés dans
leur capacité d’initiative créatrice par des réglementations
tatillonnes. L’Allemagne entend en effet faire prévaloir en
Europe des modes de régulation politique, économique et
sociale qui privilégient l’autonomie des acteurs et des groupes
organisés et leur capacité à régler leurs
intérêts par la négociation, plutôt que de se
voir imposer de l’extérieur des normes ou des procédures
juridiques contraignantes.
Au nom de cette philosophie qui veut que l’Etat
n’intervienne que secondairement dans la vie économique et
les relations professionnelles, nos partenaires allemands ne montrent
que peu d’enthousiasme à l’idée d’une politique
sociale européenne codificatrice qui irait au-delà de la
définition de règles de protection ou de standards sociaux
minimaux. A l’inverse, les salariés allemands déplorent
que les droits sociaux fondamentaux et les pouvoirs de contrôle
qui leur sont reconnus en Allemagne en matière de participation
aux décisions de l’entreprise ne puissent que difficilement
trouver traduction en droit européen. Dans la philosophie sociale
allemande, ils sont pourtant porteurs d’une conception évoluée
des rapports sociaux fondée sur l’égalité des
droits et un partage des responsabilités entre employeurs et salariés,
dont l’Europe tout entière gagnerait à s’inspirer.
Equité et solidarité
Le même esprit de responsabilité vaut en
Allemagne pour ce qui touche à l’équilibre du système
social à travers le principe de la prévoyance sociale qui
remonte à l’époque bismarckienne et trouve aujourd’hui
sa traduction dans un Etat providence très protecteur. Ce pilier,
désormais contesté, du modèle rhénan risque,
lui aussi, d’être sérieusement battu en brèche
par une intégration européenne élargie à des
pays dont les standards sociaux sont très éloignés
du niveau allemand. Il n’en demeure pas moins que le principe de
l’équité et de la solidarité sociales continue
d’inspirer la vision allemande de l’Europe et celle de l’élargissement
: c’est en effet à travers l’ouverture du marché
et l’accession des nouveaux pays membres au développement
économique que les disparités de niveau de vie pourront
être progressivement réduites et leur qualité de protection
sociale consolidée. L’expérience de l’intégration
des nouveaux Länder et de son coût économique prohibitif
incite toutefois l’opinion publique et les responsables politiques
allemands à refuser catégoriquement toute politique de solidarité
communautaire dont l’ampleur conduirait à dépasser
largement la capacité financière des Etats membres contributeurs.
Libéralisme organisé
Nos partenaires allemands préconisent une approche
de l’intégration qui tend à revenir aux sources du
libéralisme organisé et du marché régulé.
Elle vise à promouvoir, dans la nouvelle politique communautaire
de l’élargissement, des règles du jeu qui, à
travers le principe de l’acquis communautaire, mettent fortement
en avant le principe d’ouverture et de concurrence. L’Allemagne
se fait ainsi le champion d’une concurrence organisée et strictement
régulée qui préserve le marché intérieur
européen de pratiques déloyales et de distorsions injustifiées,
tout en incitant les nouveaux compétiteurs à élever
la qualité de leurs produits ainsi que leurs standards sociaux
et environnementaux. Dans l’optique « néo-réaliste
» allemande prévaut en effet l’idée que, plus
qu’une péréquation financière aux montants inaccessibles,
une concurrence ouverte et équitable, en garantissant l’égalité
des chances, est le meilleur régulateur pour permettre aux nouveaux
entrants de tirer parti de leurs avantages compétitifs et de bénéficier
du grand marché.
Cependant le bénéfice du bien-être
s’accompagne, dans la conception et l’éthique sociale
allemandes, du devoir d’en assurer la pérennité pour
les générations futures. Dès lors, l’Europe
ne peut se concevoir hors de son avenir, la réflexion sur l’organisation
institutionnelle à lui donner implique nécessairement la
définition de sa finalité. Le cœur de cette projection
dans l’avenir repose sur un ensemble de valeurs, communément
désignées par le terme de « développement durable
» entré dans la terminologie politique internationale voici
à peine vingt ans, mais qui fondent l’organisation de la société
allemande depuis bientôt deux siècles.
Compromis équitable
Ces valeurs, dont on connaît principalement la
manifestation écologique, se traduisent pourtant à tous
les échelons de la vie économique et sociale et constituent
le fondement même du « modèle rhénan ».
L’idée et la pratique de la cogestion reposent ainsi sur le
principe des obligations qui découlent de l’exercice du droit
de propriété. L’approche d’un libéralisme
conciliant l’économique et le social, et jusqu’à
l’idée même du welfare, trouvent leurs racines
dans cette vision de l’homme responsable de son propre destin, de
l’équilibre social et de la pérennité du cadre
de vie pour les générations futures.
La responsabilité active de chacun des Etats membres
dans l’avenir communautaire et la nouvelle responsabilité
collective de l’Europe dans l’ordre mondial s’accompagnent
ainsi d’une vision solidaire du développement mondial. Car,
aux yeux de nos voisins, cette responsabilité individuelle et collective
est la contrepartie de la garantie de l’autonomie de chacun dans
son environnement humain, économique, politique, social ou naturel.
C’est en vertu de ces valeurs fondatrices de son
système politique, économique et social que l’Allemagne
assume pleinement son engagement européen et les responsabilités
qui en découlent. Elles impliquent le devoir de soumettre au débat
des Etats membres ses approches de l’organisation de l’Europe
et de tenter d’en éclairer la finalité. Elles exigent
également l’acceptation raisonnée du changement au
sein même du pays.
C’est la responsabilité européenne
qui motive explicitement outre-Rhin les réformes structurelles
destinées à accroître la compétitivité
nationale et, dans le contexte d’une saine émulation entre
les sites européens, à augmenter la compétitivité
du site Europe dans son entier. En contrepartie, cet engagement exige
la renonciation assumée au maintien d’un
certain nombre d’acquis qui fondaient
jusqu’à présent « l’exception allemande
». Renonciation assumée au nom d’une autre valeur culturelle
: la quête permanente du compromis équitable au sein d’une
communauté aux principes partagés.
Dans l’approche allemande, l’intégration
européenne ne peut être ainsi que le fruit d’un processus
se caractérisant par une succession d’ajustements négociés,
de compromis conclus et acceptés dans l’intérêt
commun.
Bibliographie
- Allemagne. La nouvelle puissance européenne, Stephan Martens, Paris, PUF, 2002
- La Politique d’intégration européenne de la République fédérale d’Allemagne sous le gouvernement de Helmut Khol (1982-1998), Hans Stark, Lille Ed.du Septentrion, 2003
- Les vues européennes de l’Allemagne in : Revue du marché commun et de l’Union européenne, Maxime Lefébvre, (n° 463, juillet/août 2001).
- « Les Allemands, l’euro et la mondialisation », in : Regards sur l’économie allemande n° 59, Cornelia Appel, Michael Schipperges, 2002.
- « Le pays est appelé à devenir le centre de gravité politique et économique en Europe », interview parue in Le Monde de l’Economie, René Lasserre, dossier Allemagne, 13 novembre 2001.
- « L’Europe unie selon Joschka Fischer » (extraits du discours prononcé le 12/05/2000 à Berlin par le ministre allemand des Affaires étrangères), in Le Monde, 14-15 mai 2000. L’intégralité du « Discours de M. Joschka Fischer sur la finalité de l’intégration européenne » est consultable sur : www.amb-allemagne.fr
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/la-vision-allemande-des-valeurs-europeennes.html?item_id=2494
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