est professeur à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et président du Conseil d’analyse économique.
                        
	 
                       
                        
                    
 
                
            
            
                 
                
               
                    L’impact économique de l’élargissement
                    
                    
                
                
                
                    En mai 2004, l’Union européenne
va passer de quinze à vingt-cinq pays membres, de 375 millions
à près de 450 millions d’habitants. L’entrée
de la Roumanie et de la Bulgarie est programmée pour 2007. Par-delà
le changement d’échelle et le quantifiable, vont en fait se
profiler de nombreuses modifications qualitatives.
                
                Dans une conjoncture économique
très incertaine, comme elle l’était déjà
avant la guerre en Irak, deux points paraissent, eux, acquis :
    
        
            | 1)
 | L’échéance de l’élargissement
            arrêtée au Sommet européen de Copenhague ne
            peut et ne doit être en aucune façon remise en cause. Il y va à la fois du respect des engagements
            pris en commun, de l’intérêt des nouveaux membres
            mais aussi de celui des quinze de l’actuelle Union européenne.
            Pourquoi ? Parce que la pression du calendrier est nécessaire
            – même si elle n’est pas toujours suffisante –
            pour surmonter les blocages actuels et approfondir avant d’élargir.
             On le voit, il reste peu de temps pour concrétiser
            tout ou partie des conclusions de la convention Giscard d’Estaing
            qui seront en principe présentées au cours de ce mois
            de juin.
 
 | 
        
            | 2)
 | Le désir et la demande d’Europe de
            la part des futurs nouveaux membres sont forts.  L’Eurobaromètre de novembre
            2002 indiquait que 52 % des répondants dans les dix nouveaux
            pays membres voient « dans le statut d’Etat membre une
            bonne chose », et que 61 % sont prêts à voter
            oui lors des référendums prévus ici ou là
            pour l’adhésion. | 
    
 Si l’on considère
les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) qui vont entrer dans
l’Union européenne (UE) en 2004, il faut constater l’existence
d’un très fort ancrage à l’Ouest, avant même
l’élargissement. Plusieurs critères l’illustrent.
    
        
            | 1)
 | Chaque Peco fait environ 70 % de ses exportations
            vers l’actuelle UE. C’est un chiffre comparable, et même
            généralement supérieur, à celui enregistré
            pour chacun des membres de l’UE à quinze. Il pourrait
            s’accroître un peu plus à partir de 2004, mais
            disons que l’essentiel du chemin a déjà été
            parcouru. L’interdépendance commerciale est d’ailleurs
            très asymétrique, ce qui reflète la différence
            de niveau de vie (PIB par tête) entre l’Est et l’Ouest,
            puisque l’actuelle UE ne réalise que 4 % de ses exportations
            vers les nouveaux pays membres (y compris Malte et Chypre). On peut
            penser, à la lumière des précédents
            fournis par l’Irlande, l’Espagne, le Portugal, etc. qu’une
            telle asymétrie a vocation, non pas à disparaître,
            mais à se réduire au fur et à mesure que les
            nouveaux pays membres rattraperont leur retard de développement.
 
 | 
        
            | 2)
 | L’investissement direct étranger (IDE)
            en provenance de l’UE et à destination des futurs membres
            s’est intensifié depuis quelques années, attiré
            par les bas salaires, les avantages fiscaux, la qualité de
            la main-d’œuvre, le développement progressif de
             l’état  de droit  dans  les pays
             anciennement  communistes, etc.  La part des «
            stocks d’IDE » par rapport au PIB est disparate parmi
            les futurs membres, mais dans quelques cas spécialement importants,
            très impressionnante : 33 % en Pologne, 21 % en République
            tchèque, 18 % en Hongrie (mais seulement 3 % en Roumanie,
            2 % à Chypre…). Dans ces statistiques, les entreprises
            allemandes, italiennes et françaises se taillent la part
            du lion. Il ne se passe guère de mois sans que l’on
            annonce une opération initiée par une firme de l’actuelle
            UE à destination des futurs membres.
 
 | 
        
            | 3)
 | Dans le domaine bancaire, il existe déjà
            de nombreux rapprochements et partenariats entre l’Ouest et
            l’Est de l’Europe. Les Peco ont déjà engagé,
            avec la transition vers le marché, une profonde restructuration
            de leurs systèmes bancaires. Les banques étrangères,
            spécialement celles d’Europe de l’Ouest, ont joué
            depuis dix ans un rôle central dans cette restructuration
            catalysée par le processus de privatisation. Ainsi, à
            la fin de 2002, les banques étrangères détenaient
            75 % des actifs du système bancaire polonais et 90 % des
            actifs des banques estoniennes ! Pour des raisons évidentes
            de proximité, les banques allemandes et autrichiennes jouent
            un rôle de premier plan dans les Peco.
 
 | 
        
            | 4)
 | En matière monétaire, les disparités
            demeurent malgré l’échéance rapprochée
            de l’élargissement. Chacun des futurs membres a choisi,
            selon ses contraintes et ses convenances, l’un des régimes
            monétaires possibles : libre flottement, ancrage rigide à
            l’euro, ancrage plus souple à l’euro ou à
            un panier (dollar/euro), etc. Par certains côtés, tout
            cela fait un peu désordre. Mais il faut rappeler que les
            plus avancés des futurs membres ne rentreront dans l’union
            économique et monétaire qu’en 2006-2007. Donc,
            le temps de la convergence monétaire n’est pas encore
            venu.
 
 | 
        
            | 5)
 | A propos de convergence, il est bon de rappeler
            les efforts accomplis par les futurs membres en vue de l’entrée
            dans l’Union. Outre les conditions nécessaires édictées
            par les critères de Copenhague (régime démocratique,
            économie de marché…), ils ont tout fait pour
            se rapprocher des critères de Maastricht, bien avant le jour
            où ils entreront dans l’euro. Juste quelques chiffres.
            En 2002, le taux d’inflation était de 1,9 % en Pologne,
            de 3,1 % en Slovaquie, de 1,8 % en République tchèque.
            Des performances tout à fait comparables à celles
            des pays de la zone euro. Tout, bien sûr, n’est pas ajusté.
            Ainsi, en Pologne, le déficit public était encore
            de 5,7 % en 2002. Il existe de nombreux autres exemples de non-convergence.
            Mais il faut compter sur la force de l’appartenance au marché
            unique pour accélérer les convergences à partir
            de 2004, comme cela a été le cas dans le passé
            lors des différentes vagues d’élargissement. | 
    
 De nouvelles opportunités
Un regain de croissance
L’élargissement engendre d’abord un
effet d’échelle, qui a de nombreuses dimensions (taille du
marché, production globale, population, etc.) et qui aura forcément
des implications quant à la place de l’Europe dans l’économie
et la géopolitique mondiales.
Les futurs membres affichent aujourd’hui un PIB
par tête égal, en moyenne (ce qui camoufle de fortes disparités
d’un pays à l’autre), à 40 % du PIB par tête
de l’actuelle UE. Un écart qui dépasse celui qu’affichaient,
par exemple, l’Espagne et le Portugal en 1986 au moment de leur adhésion.
Cela laisse espérer pour les années qui viennent un fort
mouvement de rattrapage, évoquant l’idée de regain
de croissance grâce à la nouvelle « frontière
 » de l’Europe. Une fois de plus, les effets devraient être
asymétriques, mais cette fois-ci à l’avantage des nouveaux
membres. Pour l’Union à quinze, et parce que les Peco ne représentent
que 5 % du PIB de celle-ci, le gain de croissance pour les dix prochaines
années devrait être d’environ 0,1 % par an, soit un
effet marginal. En revanche, d’après des simulations convergentes
(pour une fois !), la croissance annuelle pour les dix entrants de 2004
devrait être, en moyenne et à partir de 2005, accélérée
de 1 à 2 % par rapport au scénario sans adhésion.
Ces impacts structurels, plus marqués à l’Est qu’à
l’Ouest, vont découler des gains à attendre de l’intensification
des échanges commerciaux, du jeu des économies d’échelle
et de la concurrence née de l’entrée dans le marché
unique.
Des marchés potentiels impressionnants
Plutôt que de passer en revue l’ensemble des
secteurs productifs, on peut prendre des exemples dans l’automobile
et dans les nouvelles technologies en s’appuyant sur les éléments
rassemblés par Jean-Joseph Boillot (voir bibliographie).
Avant l’élargissement, il y a environ 250
voitures pour 1 000 habitants en moyenne dans les futurs pays membres
contre 450 dans l’Union actuelle. On perçoit donc l’ampleur
de la « demande de rattrapage » qui devrait se concrétiser
à l’Est, à condition bien sûr qu’elle soit
solvable. On comprend aussi pourquoi, face à une industrie automobile
locale inexistante ou insuffisante pour satisfaire le besoin de qualité
et de diversification, les grands constructeurs européens accentuent
leur présence par des investissements directs ou par plus d’exportations.
Même type de décalage, et même attente
de rattrapage du côté des ordinateurs ou de la téléphonie
mobile. Ainsi le taux d’équipement en ordinateurs est, fin
2001, d’environ 31 PC pour 100 habitants dans l’Union à
15, contre 9 en Pologne, 10 en Hongrie. Pour la téléphonie
mobile, les marchés d’Europe de l’Est connaissent une
croissance et un rattrapage impressionnants.
L’ouverture de nouveaux marchés va se faire
bien sûr dans les deux sens, même si les différences
dans la structure de production nationale et de spécialisation
internationale entre l’Ouest et l’Est de l’Europe vont
susciter, au moins pendant un certain temps, des effets dissymétriques.
Dans les plus avancés des Peco, il existe des secteurs industriels
– le textile, l’électronique de bas et de milieu de gamme,
parfois aussi l’automobile, etc. – qui, à condition de
surmonter les chocs initiaux de la libéralisation, devraient profiter
du potentiel offert par le marché unique.
Investissements directs et rééquilibrage
des compétitivités
Avant l’adhésion, les coûts salariaux
dans les pays d’Europe centrale et orientale atteignent souvent 20
à 30 % des chiffres constatés dans les plus avancés
des pays de l’actuelle Union. Et l’avantage ainsi procuré,
gros attracteur d’investissements directs étrangers, n’est
pas compensé par un différentiel de productivité
qui refléterait l’écart des salaires. Certes, la productivité
par tête est plus faible à l’Est qu’à l’Ouest,
pour des raisons multiples. Mais, au total, les coûts salariaux
unitaires (salaires réels corrigés de la productivité)
y sont moindres qu’à l’Ouest.
L’expérience du Portugal, de l’Espagne
ou de la Grèce suggère qu’il faut s’attendre à
un mouvement de rééquilibrage continu et progressif : les
salaires réels devraient s’ajuster à la hausse à
l’Est, alors qu’ils devraient être sous pression à
l’Ouest du fait du renforcement de la concurrence. La productivité
du travail devrait aussi s’améliorer dans les nouveaux pays
membres. Au total, les effets sur les investissements directs étrangers
à l’Est sont difficiles à anticiper. Quoi qu’il
en soit, il ne faut pas sous-estimer la qualité de la main-d’œuvre
dans les Peco et son potentiel d’amélioration, à la
fois par la formation initiale et la formation continue.
 Les défis à relever
Sans prétendre en aucune façon à
l’exhaustivité, j’évoque ici quelques défis,
inégalement importants, mais qui se posent tous à la veille
autant qu’au lendemain de l’élargissement.
    
        
            | 1)
 | L’équilibre à trouver entre
            la gestion des transitions et l’exigence d’une vraie concurrence
            dans le marché unique. Les futurs membres ne pourront pas bien sûr incorporer, 
            du  jour au lendemain, 100 % de « l’acquis communautaire
             ». Donc, sur des thèmes importants, il faut ménager
            des périodes de transition. En même temps, le marché
            unique appelle assez rapidement une convergence des conditions de
            concurrence.
 
 
 | 
        
            | 2)
 | La réforme de la politique agricole commune
            (PAC). Elle paraît inéluctable dans le contexte des négociations
            commerciales de l’OMC (cycle de Doha) et dans la perspective
            de nouvelles relations Nord-Sud.
 
 
 | 
        
            | 3)
 | Cela conduit évidemment
            à évoquer le coût de l’élargissement,
            même si celui-ci ne doit en aucune façon être
            réduit à une vision comptable, et même si, comme
            le rapport de Wim Kok le rappelle1, il faudrait
            alors aussi parler du coût du « non-élargissement
             ». Par-delà les estimations globales (pas loin de 200
            milliards d’euros répartis sur dix ans), certaines interrogations
            continuent à alimenter le débat : comment financer
            ce coût ? Comment répartir la charge entre les uns
            et les autres ? Y a-t-il un sens à comparer ce type de chiffrage
            aux avantages attendus ? La dimension politique, sociale et culturelle
            de la construction européenne fait que, de toute façon,
            l’élargissement va bien au-delà d’une problématique
            coûts-avantages.
 
 | 
        
            | 4)
 | La gestion des flux migratoires. D’un côté, l’entrée dans le marché
            unique des Peco va faciliter l’émigration, même
            si ces pays n’ont pas vocation à participer d’emblée
            à l’espace Schengen. De l’autre, les arguments
            économiques évoqués (évolution du niveau
            de vie, des salaires réels, etc.) montrent que certaines
            incitations à émigrer vont s’atténuer.
            On peut se souvenir que l’émigration portugaise a commencé
            bien avant l’entrée du Portugal dans la communauté.
 
 
 | 
        
            | 5)
 | Les relations entre l’Europe élargie
            et son environnement proche. Où est la frontière de l’Europe ? La question
            est déjà posée à propos des liens possibles
            avec la Turquie, avec certaines républiques de l’ex-URSS
            ou avec les pays du Maghreb. Dans cette affaire délicate
            et à propos de laquelle il faut se laisser le temps de la
            concertation à quinze, puis bientôt à vingt-cinq
            et vingt-sept, les arguments proprement économiques ne sont
            pas les seuls, ni même les plus déterminants. Sans
            prétendre trancher au fond, on peut penser qu’après
            2007, l’Europe aura besoin d’une pause pour « digérer
             » et gérer correctement son extension.
 
 
 | 
        
            | 6)
 | La gouvernance économique et politique de
            l’Europe élargie. Déjà à quinze, l’Europe souffre cruellement
            d’un manque de cohérence et de gouvernance. Une réforme
            institutionnelle, dans l’optique des propositions de la Convention
            Giscard d’Estaing, est indispensable. Approfondir avant d’élargir,
            cela veut dire concrètement passer de l’unanimité
            actuelle à la majorité qualifiée sur un certain
            nombre de dossiers qui « fâchent » : la fiscalité,
            la politique sociale, la politique régionale, les fonds structurels…
 
 
 | 
    
Espérons que, rapidement, l’Union européenne
à quinze saura surmonter ses fractures et ses divisions, panser
des plaies nées à l’occasion de la guerre en Irak pour
se ressouder et définir un vrai système de gouvernance économique
et politique indispensable pour accueillir les nouveaux membres et faire
vivre l’Europe élargie.
Bibliographie
    - L’Union Européenne élargie, J.J.Boillot, La Documentation française, Paris, 2003
- Elargissement de l’Union européenne : quels enjeux pour les entreprises françaises ?, J.J.Boillot et Y.Lepape, dans Ch. De Boissieu et C.Deneuve, Les entreprises françaises 2003, Paris, 2003
- Elargissement de l’Union européenne, W.Kok, Rapport à la Commission européenne, maris 2003
 
                
                    http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/l-impact-economique-de-l-elargissement.html?item_id=2487
                © Constructif
                
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