Turquie : la fin de l’hypocrisie
L’opinion turque, toutes
tendances confondues, finit par être excédée et son
indignation portée à son paroxysme. En effet, ce grand pays,
candidat à l’Union depuis presque trente ans, voit son adhésion
renvoyée aux calendes... grecques !
Pour la Turquie, les choses se
sont répétées depuis des décennies presque
de la même manière : le ton des communiqués, après
les réunions, manquait de clarté quand il s’agissait
de la Turquie et une certaine ambiguïté, peut-être voulue,
semait la confusion. Les parlementaires ou les ministres européens,
devant les micros, faisaient d’abord l’éloge des progrès
réalisés par la Turquie et expliquaient avec une certaine
désinvolture pourquoi la Turquie devrait encore attendre…
Certes, il y eut quelques bonnes
âmes en Europe pour regretter le comportement discutable des gouvernements
occidentaux, comme ce député français qui
déclara : « On s’est conduit en face de la Turquie avec
une certaine hypocrisie. » Mais pour les Turcs, ce jeu subtil et
impudent semble désormais avoir duré trop longtemps.
Les prétextes à la non-admission
Parmi la cacophonie des objections émises ici
et là, il faut citer quelques motifs ou prétextes allégués
pour faire obstacle à la Turquie, notamment la différence
de religion, la différence de culture, la géographie ou
le poids de l’armée dans la vie publique.
La Turquie serait la fin de l’Union européenne
! Bien que Jean-Pierre Raffarin se soit hâté de relativiser
les opinions « personnelles » de Valéry Giscard d’Estaing,
il est possible que l’ancien chef de l’Etat ait exprimé
tout haut ce que d’autres pensaient tout bas.
Tout cela a fini par créer une certaine confusion.
Ainsi, tandis qu’un parlementaire français déclarait
que « s’il est difficile de faire entrer la Turquie dans l’Union
européenne, il est encore plus difficile de la tenir à l’écart
», les partisans de l’Europe chrétienne avançaient
leur scepticisme sur la différence des valeurs culturelles et spirituelles.
Face à ces allégations, certaines répliques s’imposent.
La Turquie est une république laïque depuis
1924. Les femmes ont commencé à voter avant les Françaises.
La constitution turque assure une vie sociale, politique, culturelle et
moderne, dans le plein sens du mot, à tous les citoyens turcs.
Le fait d’être musulman ne constitue pas un argument valable
pour rejeter la candidature d’un pays. Signalons pourtant l’ironie
de l’histoire : l’empire turc régna pendant quatre siècles
en Europe, dominant presque le tiers de ce continent, du Caucase et de
la Crimée aux portes de Vienne et de Venise. Il était une
puissance « européenne », de loin la première,
et à juste titre. Son empereur était calife et chef spirituel
de l’Islam de même que commandeur de tous les croyants. Cet
empire musulman et son autorité étaient bien admis et accueillis
par l’Europe, alors que, actuellement, une Turquie républicaine,
moderne et laïque se voit refuser sa place en Europe ! Ajoutons que
la plupart des membres de l’Union européenne ne sont pas des
Etats laïques.
Diversité culturelle
Une autre objection concerne la différence des
concepts culturels ou la différence de deux mondes dont les valeurs
divergent.
Regardons un peu l’Europe des Quinze et l’Europe
des Vingt-cinq. Peut-on sérieusement prétendre qu’il
existe une homogénéité de valeurs culturelles dans
l’ensemble de ces pays ? Entre un paysan andalou et un pêcheur
du Jutland, entre un agriculteur sicilien et un commerçant lituanien,
il doit y avoir un abîme concernant les conceptions culturelles
et autres… sûrement beaucoup plus profond qu’entre un
Turc et un Grec, qu’entre un Turc et un Hongrois ou un Bulgare !
C’est facile à démontrer.
Armée moderne
Le poids de l’armée dans la vie publique
turque est souvent critiqué par les observateurs occidentaux. Certains
représentants de l’Union européenne avancent cet argument
comme un obstacle à l’adhésion de la Turquie.
Or, dans toute l’histoire de la Turquie depuis le
Moyen Age jusqu’à nos jours, l’armée a représenté
le modernisme et le progrès, non seulement par son avance dans
l’art militaire, mais par son influence en faveur d’une vie
respectueuse du cadre législatif et réglementaire.
Sait-on que Soliman le Magnifique disposait d’une
armée qui « par sa structure et son armement était
en avance de quatre siècles sur toutes les armées du monde1 » ?
Dès le début de l’Empire turc, le
sultan, c’est-à-dire le calife et le commandeur de tous les
croyants, reposait son autorité essentiellement sur deux piliers
: les ulémas et l’armée.
Les ulémas étaient les sages, les savants
plus exactement, les dignitaires du régime impérial. Ils
étaient tous des religieux respectés par tous.
L’armée, l’autre pilier, était
une force d’équilibre et un soutien nécessaire en cas
de débordement religieux. Elle gardait donc une certaine distance
avec l’islam.
On voit donc que l’islam et l’armée
n’étaient nullement confondus comme on l’a cru longtemps
dans certains cercles. Actuellement, dans la Turquie moderne, la constitution
républicaine indique que l’armée est le garant et le
défenseur de la laïcité de l’Etat.
Le précédent du Conseil de l’Europe
Ce qui irrite beaucoup l’opinion turque, c’est
que l’on cherche des prétextes dans les valeurs culturelles,
religieuses ou la présence de l’armée mais qu’on
oublie que la Turquie était membre du Conseil de l’Europe
depuis 1947 et que les ministres turcs étaient assis aux côtés
de messieurs Schuman, Spaak, MacMillan, De Gasperi... Aucun d’eux
n’a demandé à ses collègues turcs s’ils
allaient à la mosquée le vendredi (ce qu’ils ne faisaient
d’ailleurs jamais…).
La Turquie a rejoint l’Otan en 1953 et, pendant
plus de trente ans, vingt-deux divisions turques, en état d’alerte
permanent, de la Méditerranée à la mer Noire, ont
fait face aux redoutables armées de Staline et de ses successeurs
! Quand il s’agissait de défendre l’Occident, personne
ne s’est demandé si ce bouclier turc de l’Otan était
musulman ou non ! L’Europe a peut-être oublié cet épisode
tragique, mais les Turcs qui étaient aux avant-postes n’ont
pas oublié !
Atatürk, en 1924, arracha la Turquie à l’emprise
de l’islam et instaura un Etat laïc, chassa le dernier calife,
coupant les liens avec tout le monde musulman. Quelles positions auraient
prises les nations chrétiennes de l’Europe en face, par exemple,
d’un président de la République italienne qui aurait
aboli la papauté ?
Tolérance religieuse
Aujourd’hui, en Turquie, toutes les anciennes institutions
chrétiennes sont préservées. Le patriarcat suprême
de toutes les églises orthodoxes se trouve toujours à Istanbul.
De nombreuses églises catholiques ou orthodoxes et les temples
juifs ont toujours leurs fidèles…
Les écoles religieuses françaises comme
Saint-Benoît, Saint-Joseph, Sainte-Pulchérie, Notre-Dame
de Sion sont en pleine activité. La presque totalité de
leurs élèves sont des adolescents turcs… Ce qui ne
gêne ni leurs parents, ni les pouvoirs publics !
Renforcement de l’islam
Toutefois, il est vrai que depuis quelque temps, il y
a un renforcement de l’islam. Cela est dû, en premier lieu,
à l’action des partis politiques qui, pour des raisons purement
électorales, ont continuellement aiguillonné les sentiments
religieux des masses rurales et ont souvent fermé les yeux devant
certains débordements… Des facteurs extérieurs ont
également contribué à cette montée de l’islam.
L’Arabie Saoudite, appuyée par les Etats-Unis, a effectué
de très importantes donations aux institutions religieuses en Turquie…
Mais les crises successives au Moyen-Orient, les conflits
endémiques entre Israël et les pays musulmans, les guerres
du Golfe, un islam humilié et abaissé par la force militaire
et économique de l’Occident sont aussi parmi les causes principales
de cette montée de l’islam presque partout, y compris en Turquie
!
Regain d’identité nationale
Les Turcs ont la ferme conviction que leur pays est réprimé
par l’Europe et que, désormais, celle-ci s’organise pour
les rejeter définitivement. Ils s’estiment confrontés
à une nouvelle « croisade » ! Ces états d’âme
exaltent inévitablement les sentiments nationaux des Turcs, peuple
foncièrement patriote et fier de l’être. Ces années
d’attente et d’humiliation semblent, à présent,
faire jaillir impétueusement la flamme de l’idée nationale.
Dans toutes les classes sociales, on entend désormais
le même refrain : « On en a assez de mendier une place en
Europe, depuis des années, assez d’être traités
comme des exclus ! A l’avenir, on ne comptera que sur nous-mêmes
et on décidera de notre destin. Retournons plutôt vers l’Est,
vers l’Asie, vers nos frères des nouvelles républiques
turques ! Etablissons des liens économiques et politiques, formons
un autre ensemble, une autre union… »
Ce sentiment a débordé les masses populaires
pour être clamé dans les cercles intellectuels et même
dans les coulisses du Parlement turc…
C’est le Premier ministre grec, président
de l’Union européenne, qui a compris le danger avant tout
ce beau monde de Strasbourg ou de Bruxelles. Le réveil d’un
nationalisme exacerbé et une radicalisation de la politique turque
pourraient ressusciter les vieux démons que les Grecs connaissent
très bien ! Le président grec a donc répliqué
d’une façon assez sèche contre les prétendus
obstacles imputables à l’islam et exprimé son souhait
pour la participation de la Turquie à la construction européenne.
Et aujourd’hui ?
Après la disparition d’Atatürk, homme
fascinant et génial, après les turbulences de la Seconde
Guerre mondiale, la guerre froide, l’Otan, les tentatives de construction
européenne, la dislocation du bloc soviétique, l’élargissement
de l’Union européenne, mais la mise à l’écart
de plus en plus évidente de la Turquie, que va-t-il se passer ?
Les Turcs hésitent, pris d’un sentiment de
colère et d’indignation. Comme en 1913, ils sentent qu’ils
sont contournés, lâchés, même trahis, malgré
tous leurs efforts pour plaire et satisfaire leurs alliés européens.
« Quelle issue, désormais ? » demandent les intellectuels,
les hommes de pouvoir et surtout l’homme de la rue.
Les grandes entreprises turques de travaux publics avaient
déjà ouvert de grands chantiers en Libye, en Irak et en
Arabie Saoudite. Elles essaient de se diriger maintenant vers l’Asie.
Turkish Airlines a commencé ses vols vers le Turkmenistan et l’Ouzbekistan.
Les échanges culturels, sportifs et artistiques se font déjà
avec ces nouvelles républiques. Le sentiment « anti-européen
» du peuple se transforme maintenant en un sentiment « anti-américain
» comme on l’a vu récemment lors de la deuxième
guerre contre l’Irak : le gouvernement turc, fidèle allié
des Etats-Unis, fut obligé, chose jamais vue, de barrer la route
aux Américains (qui voulaient ouvrir le front nord) sous l’énorme
pression populaire.
Pourtant, les choses ne seront pas faciles ! Les nouveaux
Etats turcophones manquent cruellement de cadres. Les former prendra des
années. Les pouvoirs publics turcs ne se sont jamais sérieusement
préparés à cette alternative orientale, dormant sur
les promesses des Européens ! Les Américains sont déjà
en Afghanistan, carrefour stratégique, contrôlant les énormes
réserves énergétiques et minières de l’Asie
centrale.
Les nouveaux dirigeants turcs, s’ils caressent l’idée
de l’ouverture vers l’Est, n’ont pas assez d’expérience
internationale ni de connaissance des dédales de la géopolitique.
Ils se disent démocrates musulmans, mais cela ne suffit pas au
peuple qui souffre du chômage, de la précarité et
de l’inflation. Les dettes publiques sont énormes, la colère
gronde partout.
Au moment où la Turquie doit faire un choix, elle
se trouve dans la situation la plus faible économiquement, socialement
et politiquement parlant depuis des années. Pourtant, quand elle
avait dit non aux ultimatums de Staline, en 1945 et en 1946, bien avant
que l’Otan existe, elle était seule, toute seule, mais déterminée
et courageuse.
Peut-être que des hommes nouveaux, comme l’histoire
l’a maintes fois démontré, vont surgir au milieu des
tempêtes de ces régions toujours tumultueuses ?
- La Mort d’un empire, J. Benoist-Mechin, éditions Albin Michel, 1954.
Bibliographie
- The grey Wolf, H.C. Amstrong.
- La Turquie dans le monde, Norbert de Bischoff.
- Le chemin de l’Occident : Kamel Atatürk, Alexandre Jevakhoff, éditions Taillandier, 1989.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/turquie-la-fin-de-l-hypocrisie.html?item_id=2495
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