est directeur de recherche au CNRS et dirige le Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (Laios-CNRS).
La nouvelle philanthropie dans la Silicon Valley
Même au royaume du high-tech,
des dirigeants d’entreprise ne misent pas uniquement sur le «
tout profit » et engagent des actions de mécénat que
les revers de l’économie Internet n’entament pas.
Au cœur de la Silicon Valley
s’est développé depuis quelques années un mouvement
qui a l’ambition de réformer la philanthropie américaine
traditionnelle. Dirigeants de grosses firmes comme Microsoft, Intel ou
Cisco, patrons audacieux de start-up, ces hommes privilégient des
formes d’organisation qui exaltent l’innovation et la prise
de risque. On pourrait s’étonner que, dans un pareil environnement,
la notion même de philanthropie ait encore un sens, quand toute
action est orientée vers un objectif de rendement et de profit.
Et cependant, on a vu se mettre en place des fondations qui se réclament
de la nouvelle philanthropie et ont pour mot d’ordre l’engagement
et l’efficacité. L’objectif de ces fondations est de
surmonter le fossé qui s’est creusé entre les nantis
et les déshérités : développer l’éducation
et l’accès à l’informatique, lutter contre l’exclusion,
telles sont les préoccupations essentielles de ceux qui se désignent
eux-mêmes comme les « nouveaux philanthropes ».
Nouvelles fondations californiennes
A l’opposé des formes d’organisation
trop routinières, selon eux, des grandes fondations traditionnelles
(Ford, Rockefeller, par exemple), les nouvelles fondations californiennes
(Entrepreneurs’s Foundation, Social, Venture Partners, entre autres)
entendent mettre en œuvre des procédures plus dynamiques.
Il y a une volonté de travailler en rapport direct avec le milieu
associatif, de repérer les initiatives, de participer à
la sélection des projets destinés à être subventionnés.
La philanthropie doit être l’apanage d’entrepreneurs qui
n’hésitent pas à importer des pratiques ayant fait
leurs preuves dans l’univers des entreprises. Ce n’est d’ailleurs
pas un hasard si la notion d’entrepreneur revient sans cesse dans
le discours de nos interlocuteurs. Comme l’indique l’un des
théoriciens de la nouvelle philanthropie, Greg Dees, il faut mettre
en œuvre le même type de dynamique dans ce domaine que dans
l’univers du marché : avoir la volonté d’innover,
mais se donner les moyens de mesurer les effets des actions.
L’engagement philanthropique, s’il a pour point
de départ un intérêt pour la communauté, est
inséparable de cette attitude d’entrepreneur qui raisonne
en termes d’investissement et de rentabilité. En même
temps, l’esprit de compétition, la recherche du profit ne
sont plus les seules valeurs pertinentes. On met l’accent sur l’éthique,
et non plus seulement sur la compétition et la recherche du profit.
Il faut que les salariés se consacrent ensemble à des tâches
d’intérêt général. Ainsi se créent
des liens forts, et un esprit d’entreprise peut émerger, fondé
sur des valeurs éthiques et non plus seulement sur la participation
à des activités techniques communes.
Il est vrai que cette nouvelle connivence entre l’économie
et l’éthique s’inscrit dans un contexte plus général.
Aux Etats-Unis, la sphère financière a donné le ton :
l’investissement éthique a acquis un poids non négligeable,
notamment au travers des fonds de pension qui n’hésitent pas
à tenir compte, pour leurs placements, du caractère «
socialement responsable » des sociétés. Certaines
firmes ont donc tenu à se doter dès leur apparition d’un
profil éthique. L’exemple de eBay, l’un des fleurons
du commerce électronique, est parmi les plus significatifs.
Selon les jeunes fondateurs de la Silicon Valley, le
capitalisme doit s’immiscer dans toutes les régions de l’activité
humaine. Dans sa variante la plus moderne, la Net-économie, il
a montré toute sa capacité d’innovation. Pourquoi devrait-il
s’absenter du social, un domaine où, là encore, il
peut donner la pleine mesure de son efficacité ? D’où
l’idée d’une philanthropie-risque (venture philanthropy)
à l’image du capital-risque (venture capitalism). Non
seulement les financiers et les entrepreneurs doivent se conformer dans
leur propre action à un code déontologique, mais il leur
incombe, dans le même souci éthique, de se préoccuper
de l’environnement sociétal.
Mesurer le « retour social sur investissement »
Pour eux, la philanthropie n’est pas vouée
à demeurer enfermée dans une conception traditionnelle où
ce qui importe avant tout, c’est de donner faire un chèque,
sans même s’interroger sur l’impact de l’argent ainsi
distribué. Il n’y a aucune raison, selon eux, de ne pas appliquer
dans ce secteur des méthodes qui ont révélé
leur efficacité dans le cadre du capitalisme le plus moderne. Pour
améliorer le secteur non lucratif, il faut aussi savoir prendre
des risques. Qu’il s’agisse du mode de management de ces organisations,
de leur capacité à établir des stratégies
ou du suivi des résultats obtenus, les fondateurs peuvent apporter
une plus-value significative.
De même, les fondations doivent entretenir avec
les organisations qu’elles financent le même genre de relations
que les capital-risqueurs avec les start-up qu’ils soutiennent. Ce
qui intéresse les nouveaux philanthropes, c’est la possibilité
de mettre en évidence un « retour social sur investissement
» et de se donner les instruments qui permettent de le mesurer.
Des fondations comme le Roberts Fund et le Center for Venture Philanthropy
travaillent à l’élaboration d’un modèle
susceptible d’affiner les procédures d’évaluation
du SROI (social return on investment). Il est clair que cette notion
qui a trait à la rentabilité sociale de l’investissement
philanthropique sera, dans la décennie à venir, l’objet
de discussions et de controverses dans les milieux du tiers secteur. D’habitude,
on considère que le tiers secteur est radicalement différent
du business et qu’on ne peut le gérer selon les mêmes
méthodes. Mais, selon les nouveaux philanthropes, il n’y a
aucune raison de ne pas appliquer dans ce secteur des méthodes
qui ont révélé leur efficacité dans le cadre
du capitalisme le plus moderne.
Les pionniers des nouvelles technologies ont donc lancé
un défi au cœur de la Silicon Valley ils ont voulu montrer
qu’ils n’étaient pas seulement capables de « faire
de l’argent », mais aussi d’en dépenser pour le
bien commun. Mais ils ont voulu également appliquer les principes
les plus modernes du capitalisme à un secteur où l’on
s’en tenait souvent à des méthodes avant tout caritatives.
Force est de reconnaître que les initiatives californiennes ont
eu au moins le mérite de susciter un débat au sein du tiers
secteur sur les stratégies de financement et leur impact effectif.
L’idée d’un capitalisme « socialement responsable
» fait son chemin. Comme les acteurs économiques, les universitaires
des grandes business schools participent à ce mouvement.
Quel que soit le destin des innovations préconisées dans
ce milieu, ce qui est sûr, c’est que quelque chose a bougé.
Eu égard à la crise économique qui
a affecté le secteur de la nouvelle économie, on aurait
pu s’attendre à un ralentissement très notable de l’investissement
philanthropique. Mais il n’en est rien. Le nouveau modèle
philanthropique continue de se développer dans la Silicon Valley
en essaimant bien au-delà de la Californie.
Bibliographie
- Cultures@Siliconvalley, J.A.English-Lueck, Stanford University Press, 2002
- The Golden Donors, Nielsen, A.Waldemar, New York, E.P.Dutton, 1985
- Why the Wealthy Give : the Culture of Elite Philanthropy, Ostrower Francie, Princeton, Princeton University Press, 1997
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/la-nouvelle-philanthropie-dans-la-silicon-valley.html?item_id=2478
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