Des opportunités sous conditions pour l’Europe sociale
Concevoir l’élargissement
comme une chance, c’est privilégier l’événement
historique capital de la réunification du continent européen,
capable d’être le plus grand marché mondial et surtout
le plus régulé. Comme tout élargissement, ce pari
ne peut être gagné qu’en œuvrant ensemble à
la définition des finalités de la construction européenne
partagée.
A moyen terme, la place de l’Europe
dans le monde est en jeu : si l’Europe réussit son élargissement,
en conciliant croissance économique et forte prise en compte des
questions sociales, elle pèsera davantage dans la mondialisation
et auprès des organisations internationales. Il nous faut donc
travailler à lever les craintes, la peur de l’inconnu, les
réflexes de repli sur soi et les relents de xénophobie,
ou plus simplement les risques de concurrence, abusivement qualifiée
de « dumping social ».
Un climat d’inquiétude
Une partie des opinions publiques, en particulier en
France, redoute que les importantes mutations induites par l’élargissement
entraînent une remise en cause de l’Europe sociale. Cette conception
souligne le défi représenté par l’élargissement,
du fait de l’apport important de population (+ 20 %), mais de la
faible augmentation du PIB communautaire (+ 5 %) qu’il représente.
Pour les Dix, le PIB par habitant atteint en effet seulement 40 à
45 % de la moyenne des Quinze. En résultera une accentuation des
disparités régionales : le nombre des personnes vivant dans
une région dont le PIB par habitant est inférieur à
75 % de la moyenne communautaire passera de 68 millions à 116 millions
dans l’Europe à vingt-cinq. Dans le même temps, l’écart
entre les 10 % de la population européenne résidant dans
les régions les plus riches et les 10 % vivant dans les régions
les plus pauvres doublera pratiquement. Enfin, dans les pays d’Europe
centrale et orientale, grandit dans l’opinion publique la peur de
l’aggravation du chômage, de la compétitivité
forte des entreprises européennes, mais aussi de l’ouverture
des marchés vers des pays du Sud disposant de main-d’œuvre
à bas coût.
Les dépenses resteront contenues sans que les
politiques structurelles soient abandonnées. A terme, l’élargissement
entraînera logiquement une réorientation des aides régionales
vers les nouveaux membres. La baisse de 13 % du revenu moyen de l’Union
européenne à vingt-cinq, comparé à celui de
l’Union à quinze, aura inévitablement un effet d’éviction
par rapport à un certain nombre des régions aujourd’hui
éligibles quant à l’objectif 1 du fonds de cohésion
(soit près de 70 % des fonds alloués). Seules 30 régions de l’Union européenne
à quinze, contre 45 actuellement, resteront éligibles. Mais
37 régions supplémentaires (toutes celles des nouveaux Etats
membres à l’exception de Prague, Bratislava et Chypre) vont
en bénéficier.
La faiblesse relative du PIB par habitant des nouveaux
Etats membres et leur nombre d’agriculteurs encore très élevé,
comme en Pologne, a suscité des craintes de dérives concernant
les dépenses liées aux fonds structurels et à la
Politique agricole commune (PAC). Mais ce risque a été en
grande partie conjuré lors des négociations préalables
à l’élargissement. Pour la période 2004-2006,
40,8 milliards d’euros y seront consacrés sur trois ans (soit
0,15 % du PIB communautaire par an), mais, les nouveaux membres contribuant
pour 15 milliards d’euros, les transferts nets seront limités
à 25 milliards d’euros sur la période. A plus long
terme, une étude sur l’avenir du budget de l’Union montre
que, « au cas où aucune réforme ne viendrait modifier
la politique commune et où les règles actuelles régissant
les fonds structurels resteraient d’application, le coût de
l’élargissement passerait de 0,03 % du PIB de l’UE en
2004 à 0,23 % en 2013, à la condition que les Etats membres
actuels continuent de percevoir les mêmes montants de la part des
fonds structurels qu’en 2006 ».
De réelles opportunités
La dynamique économique positive fera plus que
compenser les incidences sectorielles ou territoriales négatives.
L’entrée dans l’Union européenne de ces dix nouveaux
membres ouvre aux exportations des Quinze un marché de 75 millions
de consommateurs supplémentaires, avec un taux de croissance de
3 % en 2003 contre 1,3 % en moyenne dans l’Union actuelle. Le précédent
espagnol a montré combien l’entrée de nouveaux adhérents
dans l’UE favorise les exportations. La France, aujourd’hui
au troisième rang en matière d’exportations et d’investissements
vers les Dix, en bénéficie déjà, ses exportations
vers ces marchés ayant plus que quadruplé entre 1992 et
2001. Une étude de la Commission sur « l’impact économique
de l’élargissement » (2001) évalue de manière
globale l’accroissement du produit intérieur brut lié
à l’élargissement à deux points de PIB annuel
pour les pays candidats et à un point de PIB annuel pour les Quinze.
Loin de favoriser une immigration massive, l’élargissement
devrait au contraire la limiter. Le taux de chômage élevé
des dix futurs pays membres (13 % en moyenne contre 7,4 % dans l’UE
à quinze), particulièrement chez les jeunes (28,6 %), a
pu nourrir la crainte d’un déferlement migratoire. C’est
ignorer que le nombre d’actifs ressortissants des dix pays présents
actuellement sur le territoire de l’Union est faible (de l’ordre
de 300 000, soit 0,2 % de la population des Quinze) et que ces pays connaissent
un vieillissement prononcé. En outre, leur adhésion à
l’Union devrait, à terme, davantage limiter les flux migratoires
que les stimuler, en offrant aux populations concernées de meilleures
perspectives dans leur pays, comme l’ont montré les exemples
de l’Espagne et du Portugal.
De plus, à la demande de l’Allemagne (qui
accueille deux tiers de ces immigrants) et de l’Autriche, les Etats
membres actuels pourront attendre une période transitoire de sept
ans pour ouvrir leur marché du travail et, en cas de perturbation,
prévoir des mesures de sauvegarde. L’élargissement
impose par ailleurs aux Dix de renforcer, en application des accords de
Schengen, le contrôle aux frontières externes de l’Union
à vingt-cinq, afin notamment de lutter contre l’immigration
clandestine – des fonds importants y ont été affectés
–, sans pour autant lever les contrôles aux frontières
internes de l’Union.
Craintes exagérées
Les craintes de délocalisations massives semblent
exagérées. Les pays d’Europe centrale et orientale
sont actuellement attractifs en termes de débouchés et de
conditions de production : main-d’œuvre qualifiée, faible
concurrence locale, programmes de soutien à l’investissement
étranger... De plus, même si l’écart par rapport
aux Quinze s’est réduit, le niveau des salaires reste faible
dans les pays d’Europe centrale et orientale (Peco). Certes, la productivité
y est nettement moindre que chez les Quinze, mais le coût unitaire,
qui mesure le rapport entre coût salarial et productivité,
leur demeure favorable. Ce constat a pu susciter la crainte que nombre
d’entreprises ferment des établissements implantés
dans l’Union européenne à quinze pour s’installer
dans les Peco.
Pourtant, dix ans après le début de la
libéralisation dans ces pays, qui aurait pu susciter une vague
de délocalisations, cette crainte paraît infondée
: des études montrent en effet que trois quarts des investissements
directs étrangers (IDE) dans les Dix sont destinés à
répondre à la demande interne de ces pays. Certes, des délocalisations
vers les Peco interviennent dans certains secteurs, mais elles se seraient
selon toute vraisemblance produites, là ou ailleurs, dans le cadre
de la mondialisation. L’élargissement aura enfin pour avantage
d’inciter ces pays à se rapprocher des normes sociales des
Quinze.
Le défi de l’extension du « modèle
social européen »
L’avis du Conseil économique et social d’octobre
2002 a ciblé trois risques majeurs pour l’Europe sociale confrontée
au défi de l’élargissement.
En premier lieu se pose la question de l’extension,
de la consolidation et de la modernisation du modèle social européen.
L’Union européenne s’est donné une architecture
institutionnelle en matière sociale – compétences attribuées
à l’Union, rôle reconnu des partenaires sociaux européens
– en même temps qu’elle se dotait de normes communes.
C’est en construisant ainsi l’Europe que les Etats membres ont
découvert qu’ils ont en commun un ensemble de valeurs et d’acquis
qui, au-delà des différences, permet d’invoquer un
« modèle social européen ». Il consiste à
favoriser, dans un cadre démocratique, l’équilibre
entre les dynamiques nécessaires à la création compétitive
de richesses et la cohésion de la société, notamment
grâce à des formes originales de solidarité et de
redistribution, ainsi qu’à des services d’intérêt
général.
Plus qu’une simple énumération de
caractères spécifiques (niveau élevé de protection
sociale, garantie d’accès aux services essentiels, culture
de la consultation et de la négociation, rôle redistributeur
de l’Etat), c’est avant tout une procédure dynamique
cherchant à combiner « compétitivité et solidarité
» qu’il faut partager avec les nouveaux entrants. L’intégration
de la Charte des droits fondamentaux dans le traité constitutionnel de l’Union européenne aura l’avantage
de garantir un socle social commun à l’Union.
En second lieu est apparue la crainte que la reprise
de l’acquis communautaire par les Dix ne se traduise pas suffisamment
dans les faits, malgré les efforts considérables engagés
par ces pays avec l’aide des Quinze. Aussi, considérant qu’il
est essentiel que l’élargissement ne soit pas l’occasion
d’un affaiblissement du modèle social européen, le
Conseil économique et social a estimé que l’Union,
et tout particulièrement la Commission, en étroit partenariat
avec les pays candidats, doivent préciser comment pourra être
garantie l’effectivité de l’acquis communautaire.
Freiner le dumping social
Les entreprises n’ont pas attendu 2004 pour s’implanter
dans les pays d’Europe centrale et orientale. Jusqu’à
l’élargissement, rien ne leur imposait d’appliquer quoi
que ce soit en matière de contrats de travail, de durée
du travail, d’hygiène et de sécurité, ni de
lutte contre les discriminations. Après l’adhésion,
en revanche, les salariés pourront invoquer les acquis de l’Europe
sociale, qui tendront à freiner le « dumping » plutôt
qu’à l’accentuer, ce qui permettra à la fois d’éviter
une altération des conditions de concurrence et d’améliorer
les conditions de vie et de travail des populations concernées.
Cette reprise effective demandera du temps, en raison des adaptations
lourdes et lentes à réaliser. La Commission doit alors s’assurer
dès maintenant de la volonté politique d’y parvenir,
de mesurer les moyens mis en œuvre – lesquels nécessiteront
une indispensable solidarité financière – et de surveiller
les avancées progressives et durables de la reprise effective de
l’acquis.
La participation des travailleurs est peu développée
dans les pays candidats. Une récente directive exige que les entreprises
de plus de 50 salariés fournissent, aux représentants des
travailleurs, des droits d’information et de consultation. Elle devrait
conduire à une participation améliorée des salariés
dans les pays candidats, où il n’existe de structures comparables
aux comités d’entreprise qu’en Hongrie et en Slovénie.
Enfin, la poursuite d’un dialogue social constructif
suppose que l’on améliore la représentativité
des partenaires sociaux dans le cadre de l’élargissement.
Si les pays candidats s’efforcent d’avancer vers les pratiques
européennes de négociation collective, la voie à
suivre reste longue. L’Observatoire européen des relations
industrielles vient de publier un rapport sur les relations professionnelles
dans les pays candidats, comparées à celles de l’Union
à quinze. Il en ressort que, dans les pays candidats, les organisations
d’employeurs sont très éclatées et beaucoup
moins structurées que dans l’Union. L’organisation patronale
européenne – l’Unice – a accepté en son sein
une organisation patronale de Chypre, de Malte, de Pologne et de Slovaquie.
Elle a seulement des correspondants « observateurs » en Estonie
et en Lituanie. Quant aux organisations syndicales de salariés,
elles ont connu un déclin amenant au taux moyen de syndicalisation
de 22 %. Quant à la Confédération européenne
des syndicats (CES), elle a achevé son propre élargissement
en intégrant dans ses structures tous les syndicats des Peco, à
l’exception d’un syndicat polonais, l’OPZZ.
Consolider les instances consultatives
Lorsqu’ils deviendront membres de l’Union européenne,
les Dix participeront à l’ensemble des procédures et
activités qui font l’Europe au quotidien, notamment celles
qui relèvent de la consultation tripartite et du dialogue social.
La CES, l’Unice-UEAPME et le CEEP ont entrepris dans ces pays, depuis
plusieurs années et avec le soutien de la Commission, des actions
pour présenter les relations sociales qui existent dans l’Union,
ainsi que pour aider les organisations locales à se structurer,
à se développer et à établir entre elles des
relations adaptées à la perspective de l’adhésion.
Nombre de comités d’entreprise européens se sont ouverts
à des représentants issus des pays candidats. De même,
le Comité économique et social européen comme le
Conseil économique et social français ont aidé les
pays candidats à mettre en place et à consolider des instances
de consultation économique et sociale similaires.
L’élargissement apparaît non seulement
inéluctable, mais politiquement souhaitable et économiquement
raisonnable. Il s’agit d’achever le grand marché européen,
de partager les valeurs de la Charte des droits fondamentaux, d’appréhender
ensemble les questions de développement durable. La dimension sociale,
à la confluence de ces grands objectifs, doit y tenir une place
prépondérante : préparer l’adhésion et
réussir l’élargissement au cours de la décennie
passe par une aide accrue au développement économique de
ces pays afin de les amener progressivement à intégrer le
modèle social européen, à poursuivre sa construction
et à favoriser l’implication des citoyens et des acteurs sociaux
dans les choix de société.
Bibliographie
- L’Elargissement de l’Union européenne, Rapport et avis rapportés par Jacques Picard, Conseil économique et social, juin 2000
- Quelles compétences sociales, quels acteurs dans une Union européenne élargie ?, Avis rapporté par Evelyne Pichenot, Conseil économique et social, octobre 2002
- La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, son intégration dans un traité constitutionnel : quelles implications pour les citoyens européennes ?, Etude rapportée par Christian Bigaut, Conseil économique et social, novembre 2002
- Les Conséquences économiques et sociales de l’élargissement de l’Union européenne pour les pays candidats, avis rapporté par Dimitrios Dimitriadis et Eva Bebelabed, Comité économique et social européen, décembre 2002
- Elargissement de l’Union européenne : résultats et défis, Rapport de Wim Kok à la Commission européenne, avril 2003
- L’Union européenne élargie, Jean-Joseph Boillot, La Documentation française, 2002
- Unifier la grande Europe, Henri Malosse et Bernard Huchet, éditions Bruylant, 2001
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