Réflexions sur le droit communautaire de la concurrence
L’arrivée de dix
nouveaux Etats membres constitue une excellente occasion de s’interroger
sur les problèmes pratiques qui apparaissent inévitablement
en matière d’application du droit communautaire de la concurrence.
Notamment sur ce qui pourrait être amélioré dans ce
domaine, étant observé qu’un droit de la concurrence
commun est essentiel pour un bon fonctionnement du marché unique,
mais que le système actuel engendre d’indiscutables insatisfactions.
Quels problèmes pratiques
d’application du droit communautaire de la concurrence résultent
de l’adhésion des nouveaux Etats membres ?
Les Etats candidats s’étaient
vu demander, lors du Conseil européen de Copenhague de juin 1993,
de disposer de la capacité de respecter « l’acquis communautaire
». Il s’agissait de l’un des trois critères tenus
pour incontournables pour adhérer à l’Union. Cela impliquait,
en particulier, d’être en mesure d’appliquer les règles
du droit communautaire de la concurrence.
Pédagogie européenne
Mais dans la plupart de ces Etats, spécialement
ceux d’Europe centrale et orientale, pratiquement rien n’existait
alors en la matière hormis, dans deux ou trois d’entre eux,
l’ébauche d’une législation sur la concurrence.
Il fallait donc tout créer avant l’adhésion : une législation
digne de ce nom, des institutions, des procédures, mais aussi des
formations. La référence française a souvent été
utilisée, notamment pour la création d’autorités
administratives indépendantes chargées de la régulation
de la concurrence. On imagine aisément le bouleversement par rapport
au système communiste antérieur, même assoupli comme
en Hongrie...
Afin de mettre en place un système juridique adapté
au fonctionnement d’une économie de marché, l’Union
européenne a déployé un ensemble de programmes d’assistance
technique, tels que Phare, lancé dès 1991. Dans le domaine
du droit de la concurrence, des réunions d’information et
des sessions de formation ont été systématiquement
organisées par la Commission européenne, en coopération
avec les autorités concernées des futurs Etats membres.
Par exemple, lors de la septième conférence annuelle sur
la concurrence, en juin 2001 à Ljubljana, il a été
indiqué que les futurs Etats membres devraient se conformer à
trois conditions : disposer d’une législation sur les concentrations
et sur les aides d’Etat mettre en place une administration efficace
pour appliquer le droit de la concurrence pouvoir procéder à
un enregistrement des concentrations et des aides d’Etat.
Exemple hongrois et tchèque
La Hongrie et la République tchèque notamment
ont su faire preuve d’un dynamisme particulier dans l’édification
d’un droit de la concurrence satisfaisant aux exigences communautaires.
En Hongrie, l’autorité de régulation
de la concurrence exerce désormais un rôle très actif,
comme le montre la décision du 17 septembre 2002 sur la libéralisation
du secteur de l’électricité : elle a constaté
l’existence d’un abus de position dominante sur le marché
des services de l’éclairage de rues et infligé à
la société poursuivie une amende de 45 millions d’HUF
(ou forint, unité monétaire hongroise).
En République tchèque, un office pour la
protection de la concurrence a été créé dès
1971 et a vu sa fonction élargie et précisée par
des textes de 1996 et 2000.
Malte, Chypre, la Pologne, chacun de leur côté,
ont également mis en place des institutions chargées de
veiller au respect du droit de la concurrence.
La Lettonie a institué, par ses législations
de 1991, 1997 et 2001, un Conseil de la concurrence ainsi qu’une
Commission de surveillance des aides d’Etat. La Lituanie et l’Estonie
ont été reconnues, en 2001, par la Commission de Bruxelles
comme disposant des outils juridiques nécessaires. De son côté,
la Slovénie a établi un Office de la concurrence ainsi qu’une
Autorité de contrôle des aides d’Etat.
L’une des questions les plus délicates
en ce domaine concerne précisément les aides d’Etat…
La tentation est grande, en effet, dans les pays d’Europe
centrale et orientale en particulier, d’attirer, dans le cadre de
leur nouvelle économie de marché, des industries occidentales,
non seulement grâce à de plus faibles coûts de main-d’œuvre,
mais aussi par des mesures d’exemption ou de réductions fiscales.
Large marge d’appréciation
On sait que l’article 87 actuel du traité
instituant la Communauté européenne pose comme principe
que « les aides accordées par les Etats, ou au moyen de ressources
d’Etat sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent
de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines
productions » sont incompatibles avec le marché commun. Mais
le même article prévoit aussi plusieurs catégories
d’exceptions, comprenant certaines aides « compatibles »
et d’autres qui « peuvent l’être », telles que celles « destinées
à favoriser le développement économique de régions
dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi » ou encore «
destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand
elles n’altèrent pas les conditions des échanges dans
une mesure contraire à l’intérêt commun ».
La marge d’appréciation est donc relativement large.
Il est, de plus, aisé d’imaginer que dans
les anciens pays de l’Est particulièrement, en raison d’habitudes
héritées d’un passé encore proche et face à
la nécessité de résoudre les difficultés économiques
et surtout sociales inhérentes à toute période de
transition, l’intervention des autorités publiques constitue
une tentation permanente. La Commission européenne, chargée
de valider ou d’écarter les aides selon leur nature, se trouve
donc face à un travail considérable.
L’adhésion des nouveaux Etats membres
donne-t-elle l’occasion de revoir certains aspects du droit communautaire
de la concurrence ?
Deux séries de questions, d’une particulière
actualité, sont posées aujourd’hui :
- Quelles doivent être les compétences respectives et les relations
entre les autorités nationales et les autorités communautaires
de la concurrence ? Quels délais de procédure compatibles
avec la vie des entreprises peuvent être imposés ?
- Comment les services publics peuvent-ils être contraints de respecter
toutes les règles de concurrence ?
S’agissant des pratiques anticoncurrentielles visées
par les articles 81 et 82 du traité, les compétences respectives
et les relations entre les autorités communautaires et nationales
ont fait l’objet d’un effort de « modernisation »,
engagé à la suite de la publication d’un livre blanc
de la Commission européenne. Il vient d’aboutir au nouveau
règlement du 16 décembre 2002, dont les dispositions entreront
en vigueur le 1er mai 2004, en même temps que l’élargissement.
« Renationalisation »
Ce règlement a des mérites de simplification.
Ses conséquences seront également une certaine « renationalisation
» du droit de la concurrence. En effet, les instances nationales
et non plus communautaires seront compétentes pour appliquer et
le cas échéant sanctionner les interdictions prévues
aux articles 81 et 82, et pour accorder les exemptions individuelles que
permettent, dans certaines conditions, le traité.
Le partage des compétences demeure pour d’autres
aspects du droit de la concurrence, et particulièrement en ce qui
concerne les concentrations. La compétence des autorités
communautaires pour délivrer une autorisation de regroupement s’applique
aux opérations de grande dimension. Trois critères cumulatifs
sont retenus : le chiffre d’affaires total doit être supérieur
à 5 milliards d’euros deux au moins des entreprises qui
projettent de fusionner doivent réaliser ensemble plus de 250 millions d’euros de son chiffre d’affaires au niveau communautaire
; chaque entreprise ne doit pas réaliser plus des deux tiers de
son chiffre d’affaires européen dans un seul Etat membre,
cela afin de prendre en compte le caractère « transnational
» de la concentration envisagée, fondant ainsi la compétence
des autorités communautaires. Sont interdites « les opérations
de concentration qui créent ou renforcent une position dominante
ayant comme conséquence qu’une concurrence effective serait
entravée de manière significative dans le marché
commun ou une partie substantielle de celui-ci ».
Difficultés
Deux affaires récentes illustrent bien les difficultés
qu’engendrent pour les entreprises les procédures actuelles
d’autorisation : le projet de fusion entre Schneider Electric SA
et Legrand, et le rachat de Sidel par Tétraval. Par deux décisions
des 22 et 25 octobre 2002, le tribunal de 1re instance des Communautés
a annulé les refus opposés à ces projets par la Commission…
le 30 octobre 2001.
La Commission a cru pouvoir se réjouir officiellement
de la rapidité de la procédure (traitée selon le
mode accéléré dit « fast track ») et
des garanties dont disposaient de la sorte les entreprises européennes
!
N’entrons pas dans les débats juridiques
ni dans les « incompréhensions » entre les représentants
des groupes concernés et les services de la Commission, pour ne
relever qu’un point, lui, capital : l’appréhension du
temps par les entreprises et par les services de l’administration
communautaire de la concurrence n’est pas la même. S’il
est bon de « réguler », encore faut-il tenir compte
des contraintes du marché. Car aujourd’hui, les dégâts
sont considérables. Les opérations projetées sont
mort-nées. L’industrie européenne s’est ainsi
affaiblie dans la compétition mondiale dans les domaines considérés.
Alors que faire ?
Certains suggèrent des mécanismes de sursis
automatique. Mai pourra-t-on « casser » une, deux ou trois
années plus tard ce qui aura été tout juste mis en
place, s’il apparaît que la concentration entraîne l’instauration
d’une position dominante ? C’est vers une nouvelle approche
des concentrations, plus pragmatique et moins dogmatique, qui prendrait
en compte leur impact mondial, qu’il faut s’orienter afin de
ne pas empêcher l’émergence de « poids lourds
» européens capables d’affronter les concurrences américaine,
japonaise, voire chinoise, indienne... Il s’agit d’un beau sujet
de réflexion, qu’il convient de mener énergiquement,
pour donner une suite positive au
« Livre vert » publié par la Commission le 11 décembre
2001.
En matière de services publics et de droit
de la concurrence, les règles du jeu sont-elles respectées
par tous ?
La question ne se pose pas seulement pour les anciens
pays de l’Est candidats à l’adhésion où
la tradition communiste a laissé des empreintes. Elle concerne
aussi les actuels Etats membres de l’Union européenne.
Comment faire en sorte que des services publics puissent
continuer d’exercer leur activité – parfois dans les
secteurs très importants, comme l’électricité
ou les transports – tout en leur imposant de respecter les règles
de la concurrence, y compris au travers de leur statut fiscal ?
Lors du Conseil européen de Barcelone, les 15
et 16 mars 2002, le rôle et l’importance des services d’intérêt
économique général (Sieg, équivalents des
services publics industriels et commerciaux de droit français)
dans la construction européenne ont été confirmés.
Ces Sieg, visés à l’article 86 du traité dans
le cadre de l’application des règles communautaires de la
concurrence, ont été longtemps considérés
comme les mal-aimés du droit communautaire. Ils disposent aujourd’hui
d’une « garantie communautaire de pérennité »,
qu’avait d’ailleurs ébauchée le traité
d’Amsterdam en 1997, dont l’article 16 précisait cependant
que la Communauté et les Etats membres « veillent à
ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans les
conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions ».
Conditions concrètes d’intervention
Il n’y a donc plus, du moins en théorie,
de « guerre des droits » (national et communautaire) à
propos des services publics. Mais le dossier est loin d’être refermé en ce qui concerne les conditions concrètes
d’intervention. D’autant que, pour des raisons d’inspiration
politique, les autorités d’Etats membres restent parfois tentées
de placer sous un monopole public de fait des activités qui peuvent
relever aussi du secteur privé. En témoignent certaines
dispositions, aujourd’hui heureusement rendues difficiles à
mettre en œuvre, de la loi française sur l’archéologie
préventive de janvier 2001. On peut légitimement penser
que des tentatives de même nature pourraient exister en Europe centrale
et orientale.
Il est donc très important que l’effort engagé
pour adapter la gestion des services publics soit poursuivi, afin de tenir
compte des exigences du droit communautaire et, particulièrement,
au moyen d’une ouverture accrue à toutes les règles
de la concurrence.
Démonopolisation
Les transpositions en droit français, par les lois du 10 février
2000 et du 3 janvier 2003, des directives communautaires du 19 décembre
1996 sur le secteur de l’électricité et du 22 juin
1998 sur le secteur du gaz, vont dans ce sens. Mais il convient d’aller
plus loin : les services publics assimilables à des Sieg doivent
faire l’objet d’un processus résolu de « démonopolisation
», certains de leurs éléments doivent être privatisés,
sachant que l’établissement, souvent ancien, d’un monopole
n’est pas nécessairement inhérent à l’existence
d’un service public, mais est souvent lié à l’utilisation
des dépendances du domaine public.
Par ailleurs, le droit communautaire amène à mettre fin
au lien longtemps quasi automatique entre « service public »
et « secteur public ». La gestion publique n’est pas
consubstantielle au service public, comme le soutiennent encore quelques
partisans acharnés du service public à la française.
Une gestion privée et déléguée de ces services
publics est possible dans le cadre des contrats de délégation
de service public, comme le montrent d’innombrables exemples en matière
de distribution d’eau, d’assainissement, de récupération
et de traitement des déchets, etc.
On voit ainsi que l’élargissement de l’Union européenne
ne saurait être considéré qu’au travers des seuls
avantages qu’il procurera, par l’intégration à
l’un des ensembles économiques majeurs du monde, aux Etats
candidats. Il donne également un excellent prétexte aux
Etats membres actuels de rendre plus efficaces les conditions du développement
de l’immense projet d’union qu’ils ont décidé,
à partir de la seconde partie du XXe siècle, de mettre en
œuvre.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-6/reflexions-sur-le-droit-communautaire-de-la-concurrence.html?item_id=2490
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