est enseignant chercheur et directeur du programme de géopolitique de Grenoble École de management. Il est également coorganisateur du Festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble (24-27 mars 2011) .
Les conditions de l'Europe politique
Pour exister, l'Europe politique a besoin d'une identité, vis-à-vis des autres et vis-à-vis d'elle-même et des peuples qui la composent. Rappel de ce qui préside sans doute nécessairement à sa réelle naissance.
En commençant par l'organisation d'un espace économique, les fondateurs de l'Europe communautaire avaient bien conscience qu'ils procédaient en partant du plus facile, le domaine dans lequel, en principe, tous les participants avaient à gagner quelque chose, avec la paix en Europe comme sous-produit désirable. Il en va tout autrement maintenant que, l'Europe s'étant petit à petit agrégée en une entité plus complexe, se pose la question de la construction de l'Europe politique.
Un objet politique incomplet
Notez qu'il faut bien ici donner une définition de ce que serait une Europe politique complète, car comme pour l'Europe « sociale », l'appel à une Europe politique relève souvent de l'invocation d'un concept que d'aucuns, pour rassembler le plus possible autour de leur discours, se gardent bien de définir précisément.
Par Europe politique, j'entendrai ici l'Europe comme entité dotée d'un gouvernement chargé de prendre à son compte l'ensemble des interactions entre les pays membres et le reste du monde, d'une part, et de réelles capacités d'arbitrage et de soutien de ses entités constituantes, d'autre part. Qui dit gouvernement en dit les attributs : des institutions, une règle de droit régentant leur fonctionnement, une diplomatie, une capacité à assurer les fonctions régaliennes que sont la justice et l'usage légitime de la force armée, un budget. Premier constat : la plupart de ces éléments existent déjà, ce qui tend à montrer que la route vers l'Europe politique est ouverte. Timidement, certes : Herman Van Rompuy et Catherine Ashton inaugurent avec réserve et une autonomie limitée la dernière tentative en date de donner à l'Europe une politique européenne de sécurité commune ; la Cour de justice de l'Union européenne reste encore marginale dans sa capacité à définir un droit spécifiquement européen touchant réellement les citoyens ; mais c'est dans la nature de l'Europe, depuis le début, de procéder par création a minima de ses organes puis de leur donner du contenant.
Il faut relativiser cette critique : l'Europe se construit sur un modèle jamais expérimenté auparavant, dans lequel la prudence est aussi une qualité et a abouti, dans de nombreux cas, à la mise en oeuvre de programmes et de procédures satisfaisant pour les acteurs.
La construction politique de l'Union apporte une autre nouveauté sans possibilité de référence à un modèle antérieur : celui de la construction d'une Europe démocratique. Les tentatives partiellement réussies d'unification dans l'Histoire l'ont toutes été sur le mode impérial et de la domination d'une puissance sur les autres 1, ce qui n'est plus d'actualité.
Cela explique que je ne traiterai pas ici de la forme que doit ou peut prendre l'Europe politique pour cesser d'être, enfin, cet objet politique non identifié qui fait parfois sourire ses alliés et intrigue tout le monde. Pas la forme, donc, car aucune des formules déjà expérimentées ailleurs n'est sans défaut, ni même forcément adaptée à cette expérience originale, mais le fond, le substrat sur lequel peut émerger, un jour, un acteur politique de premier plan appelé Europe, et qui constituerait la matière sur laquelle les institutions existantes pourraient bâtir leur consistance.
S'inscrire dans l'espace
Le premier ensemble de conditions nécessaires, a priori, est géopolitique. Pas d'Europe sans un « en dedans » et un « en dehors » stabilisé, défini et accepté par les Européens (2), sans identité dans l'espace, en définitive. Mais cet espace européen à arrêter définitivement doit reposer sur une conception géopolitique de l'Europe, ce qui s'oppose à une conception idéalisée de l'Europe. La question à poser est celle de ses alliés naturels, de ses débouchés économiques et de ses approvisionnements, de l'espace qu'elle se donne en charge d'aménager et de protéger, pas celle de son identité idéelle, chrétienne romaine ou germanique, ni sa continentalité mal définie (où s'arrête l'Europe géographique ?). Elle doit aussi se choisir une politique unifiée pour l'Atlantique, la Russie, la Méditerranée, le Moyen-Orient, l'Afrique, l'Asie. Elle doit imposer une logique géopolitique écartant si nécessaire les géopolitiques particulières de ses membres.
La réalisation de cette condition n'est pas simple : à l'universalisme qu'elle chérit, elle doit substituer une finitude, et la conversion à la restriction volontaire est problématique, mais nécessaire. Pas de soi sans autre.
Géopolitique aussi, la question du rééquilibrage des poids relatifs des membres de l'Union dans les institutions, et les changements d'attitude que cela implique. L'Europe devra sans doute cesser de se faire selon le seul couple franco-allemand, certes lourd de poids, mais qui n'obtiendra jamais l'adhésion pleine et entière des autres membres pour un projet politique construit. Sinon, l'Europe politique redeviendra un fait impérial. Sinon, surtout, elle ne se fera vraisemblablement pas, car chacun des membres du couple veillera jalousement à tout ce qui paraîtra renforcer le poids de l'autre.
L'Angleterre également devra se décider à jouer le jeu, ou pas, et quitter l'entre-deux. Les anciens pays de l'Est aussi devront cesser de conditionner leur investissement dans l'Union aux fantômes de la menace russe, et à chercher ailleurs les garanties de puissance nécessaires, pensent-ils, à leur sécurité. Car sur le plan géopolitique, l'Europe devra aussi se positionner face à trois géants : la Russie, bien sûr, voisin toujours encombrant, mais dont le caractère radicalement étranger aux valeurs européennes (du moins de l'Ouest) peut servir comme miroir. La Chine aussi, modèle émergent concurrent au Sud à une gouvernance à l'européenne, fondée sur la démocratie et le consensus. Les États-Unis, surtout, envers qui l'Union doit se positionner enfin, sans doute en cessant d'en faire un modèle et un recours commode en cas de difficulté, d'en être le supplétif dans les aventures militaires et diplomatiques, et anticiper le retrait relatif. Le moment semble idéal pour franchir ce cap 3 ; l'Europe doit en profiter pour affirmer sa vision du monde et sa volonté de l'assumer et la défendre.
S'inscrire dans les esprits
Mais les conditions géopolitiques ne suffiront pas. Le second groupe de conditions de la réalisation d'une Europe politique est institutionnelle et interne : l'Europe politique a besoin de légitimité. Cela passe tout d'abord par une réflexion sur son rôle, car pourquoi les Européens pourraient-ils se soumettre à l'idée d'une nécessaire supranationalité, eux si profondément imprégnés de l'idée de patrie, conscients de leurs différences, et à qui l'Histoire a appris que c'est précisément de ceux avec qui ils doivent construire leur avenir (Russie exceptée 4) que sont survenus tous les traumatismes passés ? Précisément parce que les temps ont changé, et que les menaces sont moins immédiatement voisines et l'altérité du reste du monde bien plus grande que leurs particularismes et leurs rancunes. La condition ici est le temps, celui du passage d'une génération, celle de la Seconde Guerre mondiale, et peut-être celle de la guerre froide.
Les raisons de faire l'Europe politique existent : peser dans les systèmes de normes internationales, garantir l'entraide, construire la défense de l'Europe, être unis face aux tentations de domination politique, monétaire, énergétique, alimentaire que d'autres pourraient avoir, sur un continent encore riche et toujours divisé. Mais la raison ne suffit pas. L'Europe doit convaincre. Ce qui implique de construire des valeurs dans lesquelles tous les Européens puissent se reconnaître. Certaines existent : la démocratie, les droits de l'homme, mais encore faut-il ne pas les prendre pour acquises : l'émergence, un peu partout en Europe, de mouvements identitaires, parfois fascisants, est aussi une des bonnes raisons de faire l'Europe politique.
Ne pas les prendre pour acquises donc, ni les dévoyer : de la liberté des peuples à la liberté des marchés, il n'y a pas la coïncidence que le vocabulaire suggère, et l'une des conditions de la naissance d'une légitimité de l'Europe politique sera l'éloignement du dogme économique dominant dans la Commission, qui impose aux Européens des règles (donc des contraintes) au nom du libre marché en principe, au nom des intérêts des seuls grands groupes industriels dans les faits. Le credo de la liberté des marchés implique la restriction des choix de société, et une anomie politique.
La question de la légitimité
Certains Européens n'ont pas voulu faire de cela leur règle immuable, si l'on en croit le référendum rejeté de 2005. Étonnamment, presque personne n'a mis cela sur le compte du rejet d'une Europe qui se serait constitutionnellement déclarée libérale 5. Mais les promoteurs de l'Europe politique devraient réaliser à quel point cette image, par ailleurs déformée de manière caricaturale par ses contradicteurs, est un déficit durable de légitimité pour l'Union. Pas seulement par rejet pur et simple, mais surtout parce que dans ce discours, l'Europe ne peut pas, de facto, être politique, du moins vis-à-vis de ses citoyens : la rationalité économique vient primer sur la rationalité politique 6. Ce qui arrange d'ailleurs bien les politiques, souvent, qui peuvent se défausser de l'action sur les nécessités du marché commun. Quelle légitimité peut ressortir de tout cela ? Aucune. Là encore, le moment est idéal : la « vérité » des marchés s'avère une illusion : le politique peut revenir en force. D'autant que le credo de la prospérité économique garantie par l'Europe, l'épiphanie des miracles espagnol, portugais et irlandais, est devenu une carte difficile à jouer.
Enfin se pose la question de la légitimité démocratique de l'Europe. L'Union s'est construite « par le haut », c'est l'Europe des élites, dont l'enthousiasme européen devait (et a réussi en partie) entraîner à sa suite la pyramide sociale par strates descendantes. L'Europe politique, elle, doit se construire par le bas, par l'électorat. Le renforcement de la légitimité des institutions passera par une modification du mode de désignation des parlementaires et du gouvernement que constitue, de fait, la Commission. Des progrès ont été réalisés 7, mais le suffrage proportionnel, s'il a des vertus, a des défauts. D'abord, parce qu'il ne rend pas responsables les élus devant un électorat géographiquement identifié, susceptible de leur demander des comptes ou de leur faire part de leurs exigences. Ensuite, parce que dans la pratique, les élections européennes servent de fauteuil de substitution à de trop nombreux déchus des scènes politiques nationales, déniant ainsi aux citoyens le droit d'évincer ceux en qui ils n'ont plus confiance. Comment s'étonner dès lors de la faible participation électorale aux élections ? Du désintérêt et des suspicions envers les travaux de l'Europe à Strasbourg ? L'Europe politique a besoin d'élus soucieux de leur électorat, pour son efficacité et surtout pour son image. La légitimité de la Commission suivra, si le Parlement a la volonté de la contrôler vraiment.
L'Europe politique a donc besoin en définitive de peu de chose : un territoire où s'incarner, un projet plus ambitieux et actuel que « la paix » ou le Marché commun, des institutions puisant dans les peuples une légitimité concurrente de celle des institutions nationales. Mais ce peu de chose coûte cher en sacrifices : renonciation à des pans de souveraineté, réduction du champ de la subsidiarité, renonciation aux réflexes de compétition entre puissances européennes, renonciation à une Europe prétexte au profit d'une Europe active. L'Europe politique a besoin avant tout de courage... politique.
- Ou de quelques-unes dans le cas de l'Europe du congrès de Vienne.
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Voir Michel Foucher, L'Europe et l'avenir du monde, Odile Jacob, 2009.
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De par l'appel au multilatéralisme de la politique d'Obama, entre autres.
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Dans l'hypothèse probable que la Russie n'intègre jamais l'Union.
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Au sens économique, pas politique, du terme.
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Valérie Charolles, « Choix démocratiques et vérités des marchés », Esprit, décembre 2010, p. 133-149.
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En France par la création de huit circonscriptions électorales.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-2/les-conditions-de-l-europe-politique.html?item_id=3075
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