Logement à bas coût : une volonté politique des années 1950-1970
Pour Georges Mercadal et Pierre Chemillier, l'administration française a mené une politique dynamique de construction de logements à bas coût entre 1953 et 1970. Cette ambition a été mise en sommeil à partir de 1971, puis complètement enterrée en 1981. Elle ne fait plus partie aujourd'hui des priorités des pouvoirs publics.
Comment est apparue l'idée du « low cost » ?
Georges Mercadal. Dans le bâtiment, le « low cost » n'a concerné que le logement. Les architectes se sont saisis les premiers de ce concept, puisque c'est au Congrès international d'architecture moderne (CIAM), réuni pour la première fois en 1928 par Le Corbusier avec 27 de ses pairs, que l'on évoque « le logement pour l'existence minimum », comme le rappelle Christian Quéffelec dans son cours à l'École des ponts 1.
Avec l'après-guerre vient l'époque de la Volkswagen, de la 4 CV et de la 2 CV. Celle aussi de la « machine à habiter ». Le bon marché entraîne le bas coût, parce qu'il s'accompagne d'uniformisation, donc de production en série. Mais il est une conception du produit logement social avant d'être une manière de le produire.
Dans l'administration, l'idée s'est développée au début des années 1950 avec le lancement des programmes Lopofa (logements populaires pour les familles) et Logeco (logements économiques pour les copropriétés) et du plan Courant, engagé en 1953 par le ministre de la Reconstruction et du Logement, Pierre Courant. En une dizaine d'années, on a construit environ un million de Lopofa et Logeco à l'issue de concours de plus d'une dizaine de milliers de logements à chaque fois. Avec la création des ZUP en 1958, où les opérations sont de plusieurs centaines de logements, et où l'uniformité des cellules et des bâtiments est de règle, l'esprit du « low cost » s'est poursuivi, jusqu'à la circulaire sur les tours et barres, un peu plus de dix ans plus tard. La politique du logement social à basses normes n'a donc vraiment existé qu'entre 1953 et 1970 : en 1971, l'État y a porté un coup d'arrêt au nom de la qualité et il l'a complètement enterrée en 1977 avec la suppression des prix plafonds, puis en 1981 avec la revalorisation sensible des aides à la personne.
Les prescriptions techniques étaient-elles importantes ?
Pierre Chemillier. Dans les années 1950, après les reconstructions les plus urgentes, l'État avait mis en place un Cahier des prescriptions techniques minimales unifiées. Il fallait en effet répondre à des besoins énormes de logements dans des délais très brefs et pour des populations nombreuses et peu fortunées. Or, la technique de maçonnerie traditionnelle de l'avant-guerre ne se prêtait pas bien à des délais très courts, donc le gouvernement s'est orienté vers la préfabrication ou le « traditionnel évolué ».
Ce Cahier des prescriptions techniques visait donc à accompagner l'effort quantitatif de production de logements en maintenant des niveaux minimaux de surface, d'isolation thermique, de confort acoustique et d'équipement sanitaire notamment. Et il faut bien dire qu'on a pu ainsi loger des gens qui l'étaient beaucoup moins bien ailleurs...
G. M. Au cours de cette période, les entreprises ont su réaliser des gains importants de productivité grâce, non seulement à la préfabrication, mais surtout à la rationalisation de la chaîne de production. Les progrès ont été considérables et les industriels y ont contribué également.
P. Ch. La répétitivité de la commande a joué évidemment son rôle dans l'amélioration de la productivité. Une architecture très normalisée avec des plans-masses géométriques - ce que l'on appelait « l'urbanisme de chemin de grue » -, dans la continuité des grands courants de l'architecture moderne de l'époque, Le Corbusier en tête, y a concouru. Cette convergence entre les réflexions des architectes et les impératifs des entreprises a permis à la préfabrication de se développer autour de procédés venant soit de bureaux d'études, soit d'entreprises comme Coignet, dont la première usine de préfabrication, à Montesson, a largement été financée par l'État. Quant au « traditionnel évolué », il a permis, grâce aux progrès des coffrages, l'amélioration des conditions de travail sur les chantiers.
Avec la circulaire « ni tours ni barres », c'est la qualité que l'État choisira de développer...
G. M. En 1971, l'Administration souhaite privilégier la qualité, et d'abord la qualité urbanistique et architecturale. Plus de « casernes ». C'est l'époque où Albin Chalandon est ministre de l'Équipement et où il veut aller au-devant des goûts des Français pour la maison individuelle et la propriété avec le concours, lancé en 1969, pour la construction de 70 000 maisons authentiquement « low cost », mais ce n'aura été qu'une parenthèse. Le logement social reste très majoritairement du collectif et s'adapte aux nouvelles exigences en cassant la géométrie des plans-masses, l'uniformité des façades, des volumes, des toitures et des cellules. Le faire en restant dans les prix plafonds, voilà le défi que l'on cherche à relever en inventant une nouvelle industrialisation. Cette période se caractérise par toute une succession de concours et de mesures incitatives, les plans types, puis les modèles, puis l'industrialisation ouverte et les composants industriels.
P. Ch. Après mai 1968, les besoins étant devenus moins pressants, les pouvoirs publics ont opté pour la recherche de la répétition et du travail en équipe en conception-construction. Ils ont développé la politique des plans homologués pour les maisons individuelles et, comme le rappelle Georges Mercadal, celle des modèles pour le collectif, grosso modo entre 1971 et 1981. Après la loi de 1977 sur l'architecture, la création de la Mission interministérielle sur la qualité des constructions publiques et avec l'autonomie croissante des collectivités locales, la politique des modèles a été de plus en plus critiquée, bien qu'elle ait permis d'impulser de nouvelles formes d'architecture : terrasses, gradins, jardins...
G. M. Ensuite, de 1978 à 1984 ou 1985, les vannes financières de l'État se sont ouvertes et parler de « logements sociaux bon marché » est devenu inacceptable. Quand, en 1978, j'ai voulu montrer que l'évolution de la productivité ne finançait pas celle des normes de qualité, donc que cela ne pourrait pas durer, je n'ai pas été écouté. Pourtant, en 1993, alors que j'étais devenu délégué général de l'Union des HLM, pour rester dans des loyers acceptables, on a recommencé à rogner la superficie des logements. Mais il est certain que la plupart des dirigeants des organismes, comme leur délégué, ne voulaient pas entendre parler d'un social à « bon marché »...
L'industrialisation se développe quand même...
P. Ch. L'industrialisation ouverte s'est développée avec l'introduction de la notion de composants et, tout particulièrement, de « paniers de composants », surtout en béton. Mais, en pratique, ni les architectes ni les entreprises n'adhéraient aux composants et ils ont plutôt favorisé l'amélioration des coffrages. On n'a conservé les composants que pour des éléments de façade un peu sophistiqués et des usages de plus en plus spécifiques. L'industrie a pénétré le système par le second œuvre et des produits industriels ont pu être associés à des structures...
G. M. Pendant le même temps, l'entreprise générale croît et embellit. C'est elle qui réalise les progrès que les pouvoirs publics avaient cherché à obtenir par l'intégration des composants, grâce à une meilleure organisation et à l'intégration de l'informatique. Aujourd'hui, la productivité vient de là, et non plus de ce que l'on a appelé industrialisation, mais le « low cost », ce n'est pas seulement la recherche de la productivité, c'est d'abord celle d'un prix bas...
Vous faites donc une distinction entre logements à bas coût et industrialisation...
G. M. Oui, industrialisation n'est pas « low cost ». Durant deux décennies, pour le logement à bas loyer, on a déshabillé le logement indépendamment des procédés de construction. On a joué sur la superficie, l'épaisseur des dalles, la compacité des volumes, la qualité des sols... Il est vrai que cette basse qualité s'est accompagnée de l'uniformisation des cellules et des gros chantiers. De sorte que cette même période 1950-1970 a vu une baisse très importante du nombre d'heures de main-d'œuvre nécessaires pour construire un logement, qui s'est trouvé divisé par trois. Les entreprises ont pu rationaliser les chantiers, ce qui a permis la baisse des coûts.
L'« invention » des DTU (2) dans les années 1960 est emblématique. D'ailleurs, quand, à partir de 1971, on change de paradigme, on répond aux nouvelles exigences dans les mêmes prix plafonds jusqu'à la réforme du financement. Les modèles restent minoritaires, puis seront abandonnés ; comme on l'a vu, en 1981, la coordination dimensionnelle ne réussit pas à s'imposer ; les composants béton sont limités, en dehors des parpaings, à quelques éléments. Ce sont la rationalisation des modes de faire par les entreprises et le développement des composants du second œuvre qui poussent la productivité.
P. Ch. Sans doute faut-il ajouter qu'aucune évolution technique irréversible dans le sens de l'industrialisation du bâtiment en tant que produit n'a eu lieu. Encore aujourd'hui, sauf très rares exceptions, on ne construit pas un bâtiment comme une automobile. Par contre, on utilise des produits industrialisés pour construire...
Aujourd'hui, quand on parle du logement « low cost », on craint sa paupérisation. Qu'est-il advenu des Lopofa et des Logeco ?
G. M. J'ai visité récemment des Lopofa construits en 1958 par la SCIC à Fresnes : ils ont certes été rénovés, mais un organisme peut aujourd'hui les acheter avec des prêts sur cinquante ans ! Ces appartements bon marché ont donc duré. Ils présentent souvent d'indéniables qualités d'usage, de type double exposition, séparation nuit-jour, sans parler de la situation, même si l'on a rogné sur leur surface et leur équipement. Et ils sont à cinq minutes du RER !
Il se trouve que j'ai habité dans un Logeco : un trois-pièces de 50 mètres carrés, construit en béton coulé sur place, sans entrée, avec baignoire sabot, chauffage collectif par le sol, chauffe-eau au gaz au-dessus de l'évier, sans ascenseur, et sans insonorisation... Mais cet appartement était très bien conçu, bien situé, doté d'une double exposition, en immeuble de quatre étages, autour d'un jardin, sans vis-à-vis. Aujourd'hui, rien n'a changé, sa situation est encore meilleure parce que la ville s'est développée et embellie tout autour, et il se loue très bien...
Pensez-vous qu'aujourd'hui la volonté de construire des logements sociaux à bas coût puisse refaire surface ?
G. M. Sincèrement, cela m'étonnerait. La construction se ralentit, la crise quantitative s'installe depuis maintenant une décennie, mais la politique d'un logement social de haute qualité demeure. Et plus que jamais, pour refaire la ville sur la ville, favoriser la mixité et économiser l'énergie. Le seul paramètre sur lequel il soit aisé d'agir reste la superficie du logement et, dans la promotion sociale, le trois-pièces est déjà repassé au-dessous des 60 m²... On peut jouer sur les prestations, mais la sociologie du pays ne va pas forcément dans ce sens.
Quant au service, au personnel de gardiennage et de sécurité, c'est un poste très sensible politiquement. Or, si l'on fait le parallèle avec les compagnies aériennes « low cost », c'est sur le service qu'elles réalisent des économies, alors que les organismes de logement social promeuvent le service. Ils ont 25 % de frais de main-d'œuvre dans leurs comptes d'exploitation, contre moins de 5 % chez les syndics de copropriété...
P. Ch. Avec des ministres comme Pierre Sudreau ou Albin Chalandon, notamment, il y a eu des politiques autrement plus volontaristes qu'aujourd'hui !
Actuellement, on parle beaucoup de la crise du logement, mais on ne fait pas grand-chose. On a un discours sur la qualité, mais il y a encore une partie de la population qui est pauvre et n'a pas les moyens de payer cette qualité-là. Or, je ne crois pas que les gains de productivité pourront compenser l'augmentation des coûts liée à l'accroissement des prestations, thermiques par exemple, d'autant que la qualité de la main-d'œuvre stagne. Peut-on faire du logement « pauvre » pour les pauvres ? Je ne le crois pas, mais qui va payer alors ? Il me semble qu'il n'y a pas aujourd'hui de volonté de régler ce problème...
- Christian Quéffelec, « Concepts et méthodes en architecture », cours d'architecture à l'École nationale des Ponts et Chaussées, 1999.
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