Le « low cost » à tout prix ?
Le « bas coût » est l'une des réponses possibles de l'offre à la transformation en cours de la demande, à la recherche du meilleur « rapport valeur/coût ». Mais il n'est pas la seule.
Pourquoi n'existe-t-il pas de traduction satisfaisante du terme anglo-saxon « low cost » ? Une première raison est évidente : le « coût bas » n'est pas une expression facile à utiliser ; elle renvoie inévitablement à « coup bas », au sens peu incitatif. Son usage serait d'ailleurs mal venu dans un contexte où la relation entre l'offre et la demande est tendue. Cela renforcerait le sentiment de suspicion de certains consommateurs à l'égard des entreprises, des marques et des distributeurs.
« Low cost » versus « low price »
Mais la bonne question est autre : pourquoi parle-t-on de « low cost » et non pas simplement de « low price », comme le fait par exemple depuis des décennies Wal-Mart, premier distributeur mondial (avec sa signature célèbre : « Everyday low price ») ? L'expression est en effet facilement traduisible : chacun sait (ou imagine) ce qu'est un « prix bas ». Il est revendiqué depuis des lustres par les commerçants (mais c'est Darty qui a donné une crédibilité à cette affirmation banale et indémontrable, en l'assortissant d'un engagement contractuel).
Le « low cost » est un tout autre concept, bien plus « moderne » que le prix bas. Il déplace en effet la promesse et le discours du vendeur vers l'acheteur ; il ne s'agit plus de démontrer que l'on pratique le prix le plus faible possible, mais d'assurer au client qu'il dépensera le moins possible, ce qui est différent. Plus que le prix de vente, c'est en effet le prix d'achat qui concerne le client. On passe ainsi de la logique du distributeur ou du fabricant à la sienne. Le « low cost » est donc une nouvelle illustration de la réflexion menée par les distributeurs pour séduire le chaland. Elle s'était traduite, par exemple, dans les années 1980, par la création des « univers de consommation », lorsque les hypermarchés avaient réalisé que leurs clients souhaitaient trouver dans le même rayon les biens d'équipement et les consommables qui vont avec, même si pour les professionnels il s'agissait de produits d'une autre nature, émanant de fournisseurs différents.
La distinction entre prix bas et bas coût n'est pas seulement sémantique. Elle a une forte dimension psychologique, puisqu'on rassure le client quant aux conséquences pour lui (et pour son budget) de l'acte d'achat qu'il va peut-être effectuer. Or, on sait combien cet aspect est important, voire essentiel, dans les attitudes et les comportements de consommation. Ce n'est pas par hasard que le commerce a inventé, ou plutôt découvert, l'existence des « prix psychologiques », seuils facilitant la décision d'achat, c'est-à-dire le point de basculement entre le « peut-être » et le « oui ».
Le « coût bas » est donc une promesse très contemporaine, dans la mesure où elle place le consommateur au centre du système, comme il le souhaite et l'affirme dans toutes les enquêtes. Les entreprises l'ont bien compris, qui toutes depuis quelques années l'expriment (quasiment mot à mot) dans l'énoncé de leurs stratégies. Au risque de ne pas être entendues.
Des prix flous
Si le « low cost » n'est pas traduisible par « bas coût », « coût bas », « bas prix » ou « prix bas », il ne l'est pas davantage par « premier prix ». Celui-ci n'est en effet qu'une déclinaison de gamme, un prix bas assorti d'une moindre qualité, qui complète l'offre existante d'un distributeur en prix moyens et élevés. On observe d'ailleurs que les produits à bas prix sont physiquement placés en bas des rayons (il faut se baisser dans le magasin pour y accéder). La symbolique, comme l'échelle des valeurs, est sans ambiguïté.
L'ambiguïté est en revanche très présente dans la perception des prix par les consommateurs. À leurs yeux, ils présentent une double caractéristique : flous et fous. Flous, d'abord, car on ne peut les estimer à leur « juste » valeur. Le développement continu des « marques de distributeurs » fausse un peu plus la comparaison. Elles sont vendues avec la promesse d'être aussi bonnes que les marques nationales, mais moins chères du fait de l'absence de dépenses de développement et de marketing. La réalité est différente, dans la mesure où les « MDD » sont devenues de vraies marques (qui tendent à se confondre avec les enseignes dont elles sont les porte-drapeaux et à qui elles apportent des marges supérieures à celles réalisées avec les marques classiques), avec de vrais efforts de packaging et des dépenses de communication croissantes.
Si les prix sont jugés flous par les consommateurs, c'est aussi parce qu'ils varient selon de nombreux critères : caractéristiques personnelles de l'acheteur (âge, profession, lieu d'habitation...) ; nature de la relation avec la marque ou l'enseigne (ancienneté, fréquence d'achat, dépenses effectuées...) ; moment d'achat (heure, jour, saison...) ; lieu d'achat (magasin de proximité, grande surface, boutique spécialisée, Internet...) ; durée d'engagement (voir les opérateurs téléphoniques), etc.
D'une manière générale, les prix se sont éloignés de la logique du consommateur et du sens commun, avec le développement des techniques sophistiquées qui permettent de les établir. Les premiers perturbateurs de l'ordre établi ont été les compagnies aériennes, avec le yield management qui permet d'accroître les marges en maximisant la « contribution » de chaque type de client, de l'homme d'affaires dépensier au vacancier attentif achetant à la dernière minute sur Internet. On a vu aussi apparaître des montres moins chères que la pile qui les fait fonctionner, des téléphones à 1 euro, des ventes par lots et autres techniques de promotion qui ont heurté le bon sens et rendu impossible l'évaluation du prix d'un produit, d'un équipement ou d'un service. La profusion (des offres) et leur diffusion (par des canaux de plus en plus nombreux) ont engendré la confusion. Elle est accrue par les coûts cachés : renouvellement des consommables, suppléments à payer, taxes et frais additionnels, options multiples, accessoires parfois indispensables...
Des prix fous
Toutes les enquêtes montrent que les Français jugent les prix globalement trop élevés et leur hausse excessive. Le passage à l'euro, en 2002, a été décisif dans cette appréciation. Brutalement, les montants de leurs revenus ont été divisés par plus de six et leurs repères ont disparu. Près de dix ans après, ils sont encore nombreux à convertir en francs et à regretter l'ancienne monnaie (qu'ils n'avaient d'ailleurs pas intégrée, car ils comptaient en « anciens francs »...). Si les Français dépensent en euros, beaucoup pensent encore en francs.
Le fort sentiment d'inflation se nourrit aussi d'autres causes, souvent subjectives. Les consommateurs se focalisent ainsi sur les hausses de certains produits courants (baguette, produits frais, essence, café...). À l'inverse, ils n'intègrent pas les baisses de nombreux biens d'équipement du foyer (électronique de loisir, informatique, automobile...) ou de la personne (habillement). Ils oublient aussi qu'ils pratiquent une « montée en gamme » continue, qu'elle soit choisie (effet de la demande) ou subie (effet de l'offre). Ils ne prennent pas non plus en compte un certain nombre de facteurs déflationnistes récents comme le développement d'Internet, l'existence des comparateurs de prix, des forums de consommateurs qui échangent entre eux les bons et les mauvais « plans », ou des conseils prodigués par les médias pour « mieux acheter ».
La perception d'une inflation supérieure à celle mesurée par l'Insee est aussi liée à la croissance de la part des dépenses dites « contractuelles » (loyers, assurances, communication, transport...) et de la baisse de la part arbitrable (le « reste-à-vivre ») dans les foyers modestes. Enfin, les Français se sentent (et se disent) « harcelés » par les stimuli qui leur sont envoyés par les marques, à coups de marketing et de publicité. Au point que l'expression « c'est du marketing » est, dans notre pays, péjorative et que la moitié de la population se dit aujourd'hui publiphobe.
Mais la raison principale du malaise à l'égard des prix et de leur évolution est la conviction largement partagée d'une baisse du pouvoir d'achat. Bien qu'elle ne résiste guère à l'analyse (les chiffres de la comptabilité nationale montrent une augmentation quasi continue du pouvoir d'achat du revenu disponible moyen des ménages, notamment recalculé par « unité de consommation »), cette idée est ancrée dans les esprits. Le misérabilisme ambiant explique en partie le mal-être social et la méfiance des Français à l'égard des acteurs politiques ou économiques du pays. Même s'il est très différent du « réel », le « ressenti » est le réel, pour ceux qui le vivent ainsi.
Du rapport qualité/prix au rapport valeur/coût
On observe depuis quelques années une tendance à la bipolarisation de l'offre, avec une concentration sur les deux extrêmes des prix : élevés ou « premium » d'un côté ; prix bas, premiers prix ou « low cost » de l'autre. Entre les deux, le milieu de gamme se restreint, car les produits ne sont plus facilement identifiables par le consommateur. Le « losange » des prix, ventru au milieu, étroit au sommet et en bas, s'est donc transformé en « sablier », avec un resserrement au centre et un élargissement aux extrémités 1. Le « low cost » n'est ainsi que l'une des deux principales stratégies qui se sont imposées.
Mais les Français ne raisonnent pas en termes de haut ou de bas de gamme et leur modèle de décision d'achat a changé. Il n'est plus fondé sur le traditionnel rapport qualité/prix. Il est aujourd'hui centré sur l'estimation, consciente ou inconsciente, d'un rapport « valeur/coût ».
Cette distinction permet d'intégrer les évolutions, considérables, qui sont apparues dans les attitudes et les comportements de consommation.
Au numérateur de la fraction, la qualité intrinsèque des produits reste une attente forte des clients. Mais il s'y ajoute d'autres « valeurs », souvent immatérielles. C'est le cas, par exemple, de l'accueil au point de vente (réel ou virtuel), de l'ambiance qui y règne, de la considération accordée au client, de l'information disponible, de la personnalisation de l'offre et de la différenciation par rapport aux offres concurrentes. Tout cela crée un sentiment plus ou moins fort de confiance, d'appartenance, voire de connivence avec le vendeur, la marque ou l'enseigne. Il faut y ajouter la disponibilité des produits, les garanties et les services proposés. La responsabilité (ou citoyenneté) de l'entreprise est une autre valeur d'importance croissante : transparence, respect des engagements, pratiques environnementales... Il en est de même de la possibilité pour le client de participer, parfois même de « coproduire », le bien qu'il achète. Ces éléments déterminent le plaisir et l'expérience d'achat et sont constitutifs de la valeur globale perçue par le consommateur.
Au dénominateur, le prix affiché n'est que l'un des constituants du « coût global » estimé par le client. Celui-ci valorise notamment le temps passé (le temps, c'est de l'argent), en distinguant les « temps morts » des « temps forts », qui n'ont pas pour lui la même durée. Il y ajoute tous les autres coûts cachés ou induits, tels que définis précédemment.
Ni gagnant ni perdant
Dans le rapport de force qui oppose traditionnellement le vendeur à l'acheteur, il apparaît que c'est ce dernier qui est aujourd'hui plutôt en position de force. Il dispose à la fois des moyens et de l'envie de maîtriser ses dépenses, dans une société de « consomm'action » et de... consolation. L'offre doit donc s'adapter à cette situation nouvelle. Elle le fait par divers moyens, en essayant de conquérir et de fidéliser des clients plus exigeants, plus volatils, plus opportunistes. Le « low cost » n'est que l'une des stratégies d'adaptation possibles. Elle s'est installée progressivement dans tous les secteurs économiques, des compagnies aériennes à l'habillement en passant par l'alimentation ou, plus récemment, la banque.
À ce jeu de l'offre et de la demande, il n'y a pas vraiment de gagnant ni de perdant, pas plus qu'il n'y a de réponse à la question de l'antériorité de l'oeuf ou de la poule. Mais, dans un système où il reste peu de monopoles, la rencontre entre acheteurs et vendeurs ne saurait être fortuite, sous peine de ne pas être durable. C'est le rapport entre la valeur et le coût, tel qu'il est estimé par le client, qui détermine les actes de consommation. « Une chose n'a pas une valeur parce qu'elle coûte ; elle coûte parce qu'elle a une valeur », écrivait Étienne de Condillac, philosophe du XVIIIe siècle, précurseur de l'économie politique. Et analyste avant la lettre de la société de consommation.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2011-2/le-«-low-cost-»-a-tout-prix.html?item_id=3080
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