Zone euro : l'épreuve des crises de la périphérie
Trois questions majeures doivent être posées : Pourquoi des crises prévisibles survenues dans de petits pays périphériques se transforment-elles en une crise de la zone euro ? La crise révèle-t-elle de graves défauts dans la conception de cette zone ? Quelles sont les options pour l'avenir ?
Au niveau mondial, 2010 restera dans les mémoires comme l'année où l'économie mondiale a commencé à sortir de la crise. Mais 2010 restera également comme l'année où la crise a pris une dimension européenne.
La détérioration a été rapide. Fin 2009, l'écart de taux sur les obligations publiques à dix ans vis-à-vis de l'Allemagne (le spread), qui fournit un bon indicateur de la perception par le marché du risque de défaut, était pour tous les pays de l'euro, inférieur à 150 points de base (1,5 point de taux). Un an plus tard, il se situait à 900 points de base pour la Grèce, 600 pour l'Irlande, 400 pour le Portugal et 250 pour l'Espagne. La Grèce et l'Irlande étaient passées sous la tutelle conjointe de l'Europe et du FMI, et les marchés s'attendaient à ce que le Portugal leur emboîte le pas. L'Espagne n'était pas à l'abri du danger. Et la viabilité de l'euro était discutée.
Entre-temps, l'Europe avait affiché ses hésitations et ses désaccords sur l'aide à la Grèce, avec, début mai, un sommet de crise, et avait connu de nouvelles tensions à l'automne, à l'occasion de la crise irlandaise et à la suite de nouveaux désaccords sur la proposition allemande de création d'un mécanisme de traitement des cas d'insolvabilité des États. Début décembre, le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, critiquait ouvertement l'« approche fragmentaire » européenne et appelait à une « solution globale » aux problèmes de la zone euro.
Pourquoi la crise ?
Qualitativement, ce qui s'est passé n'était en rien inattendu. Le risque qu'un membre de la zone euro se comporte de manière budgétairement irresponsable (ce qui s'est passé en Grèce) fut une préoccupation majeure lors de la formation de l'Union économique et monétaire (UEM) et constitue la justification première de la surveillance des déficits excessifs par le Pacte de stabilité et de croissance.
De même, le risque que l'inflation dans un pays membre s'écarte de la moyenne et entraîne une lourde perte de compétitivité (ce qui s'est passé dans un certain nombre de pays d'Europe du Sud) constituait une des principales justifications de la surveillance annuelle des évolutions macroéconomiques.
Enfin, la riche histoire des crises financières soulignait sans ambivalence le risque que, dans des pays dont le système bancaire est surdimensionné, le renflouement de banques insolvables mette en danger les finances publiques (ce qui s'est passé en Irlande).
Les crises étaient donc prévisibles, et certaines - en particulier la crise grecque - étaient même annoncées : le sort était connu et les dispositifs destinés à le conjurer ont lamentablement échoué.
Mais pourquoi des crises anticipées dans de petits pays sont-elles devenues un défi existentiel pour la zone euro dans son ensemble ?
Il y a essentiellement trois réponses à cette question.
La première est que ces crises ont révélé les failles de la gouvernance de la zone euro. Le système élaboré de surveillance mis en place pour prévenir les crises n'a pas permis de corriger à temps des erreurs cardinales de politique économique. Les échecs ont été de plusieurs sortes. Pour la Grèce, il s'est agi de l'exactitude de l'information budgétaire fournie. Le cas irlandais a révélé que les indicateurs utilisés pour la surveillance budgétaire - qui étaient en tout point excellents - cachaient des vulnérabilités significatives. Et, dans le cas de l'Espagne, l'accent mis sur les risques budgétaires (ce qu'on pourrait appeler l'obsession budgétaire européenne) a détourné l'attention des déséquilibres qui s'accumulaient dans le secteur privé.
La deuxième réponse est que les crises dans la périphérie de l'Europe ont révélé le caractère incomplet d'un système de politique économique qui reposait entièrement sur la prévention et ne comportait aucune disposition pour la gestion des crises. Lorsqu'il a fallu agir, l'Union européenne n'avait aucune flèche dans son carquois et les instruments de gestion des crises ont dû être inventés en temps réel.
La troisième réponse est que les membres de la zone euro ont hésité pendant des mois et exposé leurs désaccords avant de prendre une décision. L'épisode restera comme un contre-exemple, illustrant comment gaspiller, par une série de demi-réponses, une crédibilité initialement très forte.
La durée, l'étendue et l'intensité des controverses ont amené beaucoup d'observateurs à s'interroger sur la capacité des Européens à réformer la zone euro. Il faut reconnaître, toutefois, que des décisions ont finalement été prises. Au-delà de la création de nouvelles facilités financières et du lancement des programmes d'aide à la Grèce et l'Irlande, il a été convenu, à la suite du rapport Van Rompuy, de réviser le cadre de surveillance budgétaire et de créer un nouveau cadre de surveillance des déséquilibres extérieurs. Un accord sur le principe d'un mécanisme européen de stabilité (MES) de la zone euro a également été conclu au sein du Conseil européen en décembre 2010.
Ce dernier accord est un jalon important, car il porte sur l'un des principes fondamentaux de l'euro : la clause dite de non-renflouement (no bail-out). L'article 125 du traité stipule expressément que ni l'UE, ni les autres États ne répondent des engagements d'un État membre.
Ce principe de non-coresponsabilité a été introduit comme un moyen de s'assurer que les États restent seuls responsables de leur propre dette publique. Toutefois, il a souvent été interprété, notamment en Allemagne, comme signifiant qu'aucun gouvernement ne pouvait recevoir une aide financière temporaire. En d'autres termes, le principe de non-coresponsabilité a été interprété comme un principe de non-assistance, et c'est ce qui a rendu si difficile la mise en oeuvre de l'aide à la Grèce.
L'accord de décembre 2010 va permettre de créer un mécanisme permanent qui pourra, selon les cas, fournir une assistance temporaire ou organiser des réductions de dette. Il témoigne ainsi d'une capacité à revisiter le traité dans ses dispositions fondamentales, au lieu de rester bloqué dans un litige sur leur interprétation. Cela montre que l'UE n'est pas condamnée à s'éterniser sur l'interprétation des compromis passés : elle peut apprendre de l'expérience et se réformer, c'est une bonne nouvelle.
Des défauts de conception ?
Beaucoup d'acteurs des marchés financiers tiennent aujourd'hui les malheurs de la zone euro pour les symptômes de défauts sous-jacents dans la conception de l'Union monétaire. Cette perception peut guider leurs réactions. Le seuil de viabilité de la dette publique est en effet notoirement difficile à évaluer, et les niveaux d'intolérance à la dette peuvent être très bas lorsque les pays empruntent dans une autre monnaie que la leur. Bien sûr, ce n'est pas le cas pour les membres de la zone euro. Mais si les marchés commencent à attacher une probabilité non nulle à une sortie ou à un éclatement, ils en viennent à anticiper une situation où la dette, qui est contractuellement libellée en euros, devrait être considérée comme libellée en monnaie étrangère. Cela pourrait entraîner l'insolvabilité d'un pays. Plus cette probabilité augmente, plus grand est le risque d'une dynamique autoréalisatrice.
Il est donc important de déterminer si la crise a révélé de graves défauts dans la conception de l'euro. Deux critiques sont régulièrement revenues dans les débats : l'une est l'absence de fédéralisme budgétaire, l'autre le manque de cohésion politique.
Il est à la fois exact et facile de souligner que la zone euro fonctionnerait mieux avec un budget fédéral. La leçon des États-Unis, et d'autres fédérations, est que la stabilisation automatique par le budget fédéral fait partie de la réponse aux chocs qui affectent les États participant à une fédération. À la suite d'un choc sur les revenus primaires des résidents d'un État, les taxes fédérales diminuent, tandis que les dépenses locales et les transferts du gouvernement fédéral restent stables ou augmentent. Cela compense automatiquement une partie de la baisse du revenu primaire. De cette façon, le budget fédéral procure une sorte d'assurance automatique. L'ampleur de l'effet correspondant ne doit pas être exagérée, mais le rôle du budget fédéral américain n'est pas négligeable, au moins d'un point de vue d'économie politique.
Il y aurait probablement peu d'objections à la création d'un mécanisme d'assurance pure dans la zone euro. Se posent cependant deux problèmes. Tout d'abord, l'idée que le budget fédéral pourrait être construit à des fins macroéconomiques est pur fantasme. Un budget commun ne peut résulter que de la décision de transférer certaines dépenses au niveau fédéral, parce qu'il est considéré comme plus approprié de les centraliser. Deuxièmement, le risque de toute assurance est qu'elle comporte un biais distributif systématique au profit de certains pays, et qu'on aboutisse donc à ce qu'on appelle en Allemagne une union des transferts. Or, ces transferts existent déjà à travers la politique de cohésion (les pays comme la Grèce, l'Irlande, le Portugal et l'Espagne en ont bénéficié de manière significative dans les dernières décennies). En outre, le Mezzogiorno italien et les nouveaux Länder allemands fournissent deux exemples de transfert permanent qui n'ont pas réussi à assurer le rattrapage économique. La Grèce ou le Portugal ont besoin de regagner en compétitivité et de retrouver le chemin du développement, pas d'être placés sous une tente à oxygène.
La question est donc de savoir s'il y a une possibilité de conserver les propriétés d'assurance d'un budget fédéral sans pour autant impliquer une augmentation de la redistribution. La réponse est que la création d'un régime d'aide conditionnelle est un pas en direction de cet objectif. Le système qui est mis en place en réponse à la crise pourrait s'appeler le fédéralisme assurantiel. Il consiste à accorder des prêts dans les situations où les États sont coupés de l'accès aux marchés financiers.
Les modalités de cette aide sont cependant matière à discussion. Parce qu'ils ne voulaient pas se livrer à des transferts implicites, les Européens se sont entendus sur un taux d'intérêt élevé (environ 6 % pour les prêts à l'Irlande). Cela implique le risque d'imposer des conditions financières trop dures, parce que ces taux d'intérêt s'appliquent à des pays où le niveau relatif des prix doit baisser pour restaurer la compétitivité. Des réactions de rejet sont possibles, et même probables, lorsque les conditions fixées pour l'aide sont perçues comme inéquitables et trop favorables aux créanciers étrangers. C'est pourquoi les taux d'intérêt sur les prêts doivent être réduits.
L'autre raison de douter concerne la viabilité politique de l'euro. Les populations européennes sont invitées à faire des sacrifices en son nom, au risque de transformer la monnaie commune en symbole ou même en raison d'être de l'ajustement. Déjà, dans plusieurs pays, des courants populistes de droite ou de gauche ont engagé des campagnes pour la sortie de la zone euro. Les premières leçons de l'expérience grecque sont que des réformes difficiles n'affaiblissent pas nécessairement les gouvernements, si la population les considère comme nécessaires. Mais plusieurs pays sont en phase d'ajustement et il y aura certainement des difficultés ici ou là. Il est probable que tout gouvernement qui envisage la sortie de la zone euro finisse par être dissuadé par la catastrophe financière qui en résulterait. Toutefois, il est important que les chefs d'État et de gouvernement réalisent qu'il ne serait pas dans leur intérêt de rendre la vie au sein de la zone euro si dure que les peuples commencent à rêver d'en sortir. Cela conduit à examiner les options politiques que l'Europe peut envisager.
Options pour l'avenir
Les Européens ont jusque-là manifesté une préférence pour traiter les problèmes au cas par cas et a minima. Contrairement aux décennies précédentes, lorsque les crises étaient considérées comme des opportunités pour renforcer l'intégration européenne, il n'y a clairement pas d'appétit pour une avancée fédéraliste. La saga de la Constitution européenne, au début de la décennie, et le changement d'attitude envers l'Europe dans plusieurs pays européens importants, en sont certainement les raisons principales.
Dans ce contexte, la question, pour les responsables politiques européens, est de savoir comment relever les défis de la crise tout en restant dans le domaine de ce qui est politiquement réalisable.
La première question est celle de l'état du système bancaire. Malheureusement, les stress tests publiés à l'été 2010 n'ont pas réussi à rétablir la confiance. Ils sont aujourd'hui généralement considérés comme incomplets, peu fiables et peu cohérents d'un pays à l'autre. En conséquence, le doute sur l'état des banques persiste, et avec lui le doute sur la capacité des États à les renflouer. C'est la raison principale de la défiance des marchés à l'égard de l'Espagne. Il faut donc réaliser de nouveaux tests, suffisamment complets, sérieux et cohérents pour rétablir la confiance. Ce ne sera pas chose facile.
La deuxième question porte sur la capacité des pays à honorer leurs dettes. Si un pays est insolvable, l'assistance de liquidité avec sursis n'est pas une solution et une certaine forme de réduction de la dette doit être acceptée. Cela impliquerait, par exemple, la création d'un mécanisme de conversion de dette par lequel les détenteurs d'obligations des pays en difficulté pourraient les échanger, après décote, contre des titres de qualité supérieure. Le Fonds européen de stabilité financière récemment créé pourrait être utilisé à cette fin.
Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois (et président du groupe des ministres des Finances de la zone euro), et Giulio Tremonti, le ministre italien des Finances, ont proposé une version particulière d'un programme d'échange volontaire. Leur proposition consisterait à échanger les obligations nationales contre des euro-obligations garanties par tous les États de la zone euro. La proposition Juncker-Tremonti a été rejetée par la France et l'Allemagne, mais on ne sait pas bien si c'est parce qu'elle est considérée comme fondamentalement inadéquate, ou simplement comme prématurée.
La troisième question est celle du redressement économique des pays de la périphérie européenne. Cette question est généralement envisagée au cas par cas, plutôt que comme une question de politique commune. La Grèce et l'Irlande sont soumises à des conditions économiques strictes. Cette conditionnalité est sans doute nécessaire, mais ce qui manque dans l'approche actuelle est la reconnaissance du fait que l'ensemble de l'Europe du Sud doit se déprécier en termes réels vis-à-vis de l'Europe du Nord. Pendant les dix premières années de l'UEM, l'écart de compétitivité entre pays en excédent extérieur et pays en déficit s'est continuellement creusé. Ce qu'il faut maintenant, c'est un rééquilibrage dans la direction opposée. Ce n'est pas seulement une question d'ajustement pour les pays en déficit, c'est un problème pour la zone euro dans son ensemble.
Cette dimension collective a seulement été partiellement reconnue. Par exemple, il n'est pas largement reconnu que la dépréciation réelle dans les pays déficitaires du sud de l'Europe, la stabilité des prix dans l'ensemble de la zone euro (une inflation moyenne de 2 % par an) et une faible inflation dans les pays excédentaires de l'Europe du Nord sont trois objectifs incompatibles. Pour que les pays du Sud regagnent en compétitivité, soit les pays excédentaires doivent accepter une inflation au-dessus de 2 % par an, soit la BCE doit accepter de rester au-dessous de son objectif.
De même, l'accent n'est pas encore mis sur la nécessité de créer des conditions propices à la croissance en Europe du Sud. Cet objectif est principalement de la responsabilité des pays du Sud eux-mêmes, mais l'UE peut également y contribuer en faisant un meilleur usage des instruments à sa disposition. Le décaissement des fonds destinés à l'aide au développement de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce est actuellement beaucoup plus lent que prévu. Un programme de décaissement rapide, concentré sur la croissance et la compétitivité, serait une contribution significative à leur redressement.
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