Député européen (Parti populaire européen).
*Ce texte est extrait d’une conférence non publiée, donnée par Alain Lamassoure devant l’Association des historiens, au Sénat, le 11 mars 2003
Plan Juncker : le bon projet au bon moment
Quelques jours à peine après son entrée en fonctions, Jean-Claude Juncker, président de la nouvelle Commission européenne, a présenté un plan de relance de l'investissement en Europe. 315 milliards y seront consacrés, sur une période de trois ans. Quelles sont ses chances de réussite ?
Le plan repose fondamentalement sur un diagnostic juste. L'Union européenne commence à voir la fin du tunnel de la crise de la dette, mais elle est retombée dans la maladie pernicieuse qui la frappait avant même la faillite de Lehman Brothers : la croissance anémique. Les prévisions du début 2015 laissaient même craindre un basculement dans l'horreur absolue de la déflation.
Engagés dans la remise en ordre de leurs finances publiques et dans le retour à la compétitivité, les États membres ne peuvent se permettre ni relance budgétaire ni relance de la consommation par une hausse des salaires.
D'abord, parce que l'Europe a pris un retard considérable dans ce domaine, tant sur les investissements publics que sur les investissements privés. Même la très vertueuse Allemagne a sacrifié ses investissements publics de base sur l'autel du retour à l'équilibre budgétaire : voilà dix ans que ses ponts, ses autoroutes, ses universités sont sous-dotés en France, l'investissement public n'explique qu'un peu plus d'un dixième du déficit budgétaire, qui finance encore essentiellement des dépenses de fonctionnement !
Ensuite parce que, bien choisis, publics ou privés, les investissements peuvent contribuer à relancer immédiatement l'activité et déboucher sur un accroissement de compétitivité : on gagne alors sur tous les tableaux.
Un manque de confiance
Or, l'Europe est ici dans une situation paradoxale. Les besoins d'investissement sont incontestables et les projets nombreux, dans les entreprises comme dans les administrations. L'argent ne manque pas : les taux d'intérêt à court terme étant désormais proches de zéro, les banques croulent sous une liquidité qui ne leur rapporte plus rien, tandis que les fonds de pension et autres assureurs ont plus que jamais besoin de placements rémunérateurs en face de leurs engagements à long terme. Et pourtant, le déclic ne se fait pas. Il y manque l'essentiel : la confiance. Nos multinationales du CAC 40 continuent d'investir fortement, mais partout ailleurs qu'en Europe. Comme je posais la question à l'un de ses dirigeants, sa réponse m'a laissé coi : « L'Europe n'est plus une zone de sécurité pour l'investissement. » La pérennité de l'euro n'est heureusement plus en cause. En revanche, la capacité de l'Union à retrouver un dynamisme économique et à fournir un environnement politique, juridique et fiscal favorable à l'innovation et à la croissance est sérieusement mise en doute.
Des exemples ? Tous les grands énergéticiens, comme leurs grands clients industriels énergivores, sont prêts à investir massivement dans les énergies d'avenir et dans les économies d'énergie, mais à condition d'avoir la garantie fondamentale que les prix de base de l'énergie ou du carbone resteront à un certain niveau. Or, le marché des « droits à polluer » (emission trading scheme, ETS) mis en place au niveau européen n'a jamais fonctionné efficacement, et aucun gouvernement n'a le courage politique de compenser par l'équivalent d'une taxe les baisses spontanées des prix du baril telles que celle que l'on enregistre au début de 2015.
À 50 dollars le baril, ni les énergies renouvelables, ni les gaz non conventionnels, ni la dernière génération de réacteurs nucléaires ne peuvent être rentables. En France, la date et le montant des hausses des prix de l'électricité ou du gaz, fixés normalement selon des accords juridiques fermes, sont soumis en fait au caprice du ministre en charge, et les députés trouvent normal de remettre en cause la signature de l'État sur des contrats de concessions d'autoroutes à long terme en fonction des variations de leur intérêt électoral. À trois ans d'intervalle, l'Assemblée nationale a voté à l'unanimité la création de l'écotaxe puis l'a supprimée à l'unanimité devant l'opposition des contribuables ! Face à un tel degré d'inconstance démocratique et d'analphabétisme économique, la fermeté des régimes forts d'autres continents semble fournir, à tort ou à raison, des garanties de stabilité supérieures.
Changer l'état d'esprit
C'est pourquoi le vrai intérêt du plan Juncker n'est pas dans le montant en jeu - relativement faible comparé aux 15 000 milliards d'euros du PIB européen. Il est dans la démarche politique et psychologique : changer l'état d'esprit. Sortir les acteurs politiques et économiques du continent de la contemplation morose de la stagnation commune et des crises nationales dans laquelle ils sont plongés depuis des années pour qu'ils tournent leur regard et leurs projets sur les perspectives d'avenir. Sur les opportunités et les défis du siècle.
Comment financer ?
Le plan comprend trois volets. Qui posent autant de questions périlleuses.
Où trouver l'argent ? Les investisseurs privés en regorgent, mais ils n'ont pas confiance. À défaut d'être crédibles sur leurs engagements politiques, les décideurs doivent donc mettre de l'argent public au pot, dans des conditions telles qu'en cas de non rentabilité de l'investissement les contribuables seraient les premiers touchés. S'adresser aux États membres ? Convaincre une majorité d'entre eux aurait pris trop de temps. D'où le choix de mobiliser le budget européen, pourtant quarante fois inférieur à l'addition des budgets nationaux.
Autre paradoxe. Alors que les grandes masses du budget annuel européen de 140 milliards sont consacrées à l'agriculture et aux fonds structurels, la totalité des prélèvements porteront sur les maigres dotations consacrées aux investissements d'avenir : on déshabille Paul pour habiller Pierre. Pourquoi ? Parce que, en négation de l'esprit européen qui devrait présider à l'établissement du budget communautaire, les sommes consacrées à l'agriculture et aux fonds régionaux sont déjà préaffectées entre les États membres. Décidée en 2013 pour toute la période 2014-2020, cette répartition ne peut plus être modifiée qu'à l'unanimité - évidemment impossible à obtenir. Alors que les crédits de recherche, d'innovation et d'investissements d'infrastructure sont gérés selon une authentique approche européenne par appels à projets. Sur ces crédits, le plan propose de changer 21 milliards d'affectation : au lieu de servir à subventionner des programmes, ils seront utilisés pour garantir leur financement privé sous forme de prêts, dans l'espoir de mobiliser ainsi 315 milliards à partir d'une somme quinze fois inférieure. C'est l'effet de levier habituellement obtenu dans les interventions de la Banque européenne d'investissement (BEI). Mais on mesure l'ampleur du pari !
En même temps, cette mise de fonds initiale est appelée à s'accroître. Pour appâter les États membres, la Commission a proposé que les sommes que certains de ceux-ci pourraient souhaiter ajouter au pot soient déduites du calcul des dépenses publiques prises en compte pour vérifier la discipline budgétaire. Avec un clin d'oeil implicite : si vous financez, vous avez de bonnes chances que vos projets soient retenus de manière prioritaire...
Quels investissements ?
Ce qui nous amène à la seconde question : comment choisir les investissements ? En quelques semaines, des milliers de projets sont sortis des tiroirs de tous les États et de toutes les collectivités locales d'Europe. La Commission a mis en place une procédure résolument technocratique, dans un souci de rapidité de décision - pour éviter les marchandages nationaux - et de sélection de projets prêts à démarrer immédiatement et porteurs de compétitivité future. Un groupe d'experts en aura la charge, sous le contrôle d'un conseil d'orientation générale. Celui-ci pourra introduire un critère politique dans la répartition géographique. Non pas au profit des pays les plus influents, mais pour tenir compte des efforts des uns et des autres dans l'accomplissement des réformes qui leur sont demandées par ailleurs. Ce n'est pas un hasard si l'Espagne a été le premier pays à signer un accord avec le commissaire Katainen, dès janvier 2015.
Quelles procédures ?
Le troisième volet concerne l'environnement juridique. Les bases juridiques du plan lui-même pourront être adoptées dans un délai rapide : le projet de statut du Fonds européen d'investissement stratégique, la tirelire du dispositif, est déjà en cours d'examen par le Conseil et le Parlement depuis la mi-janvier. En revanche, la réalisation de grandes infrastructures de transport d'énergie - oléoducs ou smart grids (réseaux intelligents électriques) - comme celle de lignes de télécommunication à très haut débit exigent tantôt une réglementation européenne commune, tantôt des accords bilatéraux entre pays voisins : de telles procédures prennent du temps. C'est sans doute le plus grand défi que comporte le plan : comment faire négocier et adopter selon les procédures démocratiques incontournables des textes qui exigent habituellement dix-huit mois à deux ans ?
Un observateur blasé du microcosme bruxellois aurait ainsi toutes les raisons de douter de la réussite de l'aventure : de la stratégie 2000 à Europe 2020, en passant par le pacte de croissance de juillet 2012, les archives européennes sont pleines de projets mirobolants lancés dans l'enthousiasme puis engloutis dans les sables de l'inconstance politique aussi régulièrement que le sont les flots de l'Okavango dans le désert du Kalahari. Mais cette fois, l'enjeu est trop immédiat et trop grand pour trop d'acteurs économiques et politiques dans toute l'Europe. Déjà, l'émulation née spontanément auprès des porteurs de projets a créé une dynamique. L'adossement du nouveau fonds à la BEI est une garantie de rapidité et de professionnalisme. La peur de la déflation est telle qu'elle a conduit la Banque centrale européenne à se libérer allègrement des contraintes très précises que lui fixaient les traités : elle fait tourner la planche à billets pour redonner aux banques les disponibilités dont elles ont besoin pour financer massivement l'« économie réelle ». Les tensions sociales palpables dans les pays méditerranéens lassés de l'austérité devraient conduire l'Europe du Nord à ajouter des contributions nationales à la mise de fonds initiale du budget communautaire. Il n'en faudrait pas plus pour engager un cercle vertueux. Voilà comment un plan économique improbable a de bonnes chances de déboucher sur un succès politique majeur. Celui dont l'Europe a besoin pour se relancer après sept ans de tempêtes et de doute.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-3/plan-juncker-le-bon-projet-au-bon-moment.html?item_id=3460
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