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Michèle TRIBALAT

Directrice de recherche à l'Institut national d'études démographiques (Ined).

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L'immigration au secours de la démographie ?

Les travaux d'Eurostat conduisent la Commission européenne à miser sur l'immigration étrangère pour sauver du déclin la population de l'Union. Une option qui doit être discutée...

La Commission européenne fonde ses anticipations démographiques, son attitude très favorable à l'immigration et sa préférence pour une approche multiculturaliste de l'intégration sur les travaux statistiques d'Eurostat (voir encadré). L'horizon d'Europop 2013, dont il est question ici, est 2080. Mais Eurostat a introduit une variante fécondité basse, qu'elle a déroulée jusqu'en 2060 seulement. Les résultats sont très dépendants des soldes migratoires, dont on ne saisit pas toujours la logique. Ainsi, l'Espagne devrait connaître un solde migratoire négatif jusqu'en 2025, et voir ensuite son solde migratoire bondir pour dépasser 300 000 en 2050, avant de reprendre le chemin de la convergence. Au contraire, la France et l'Allemagne verraient leur solde migratoire diminuer continûment jusqu'en 2080.

Les anticipations de la Commission

En l'absence de migrations, la population de l'Union européenne dans sa configuration actuelle (UE 28) diminuerait de 108 millions d'habitants (507 millions en 2014, 399 millions en 2080). Avec migrations, elle augmenterait d'un peu moins de 13 millions d'habitants. L'apport démographique des migrations serait donc ainsi de 121 millions. C'est, à 9 millions près, l'équivalent de la population totale de la France et du Royaume-Uni d'aujourd'hui. Même avec des migrations, l'Allemagne perdrait quand même près de 20 % de sa population et se retrouverait devancée par la France dans 37 ans et par le Royaume-Uni dans 33 ans. Sans immigration, l'Allemagne ne compterait guère plus de 50 millions d'habitants en 2080. Elle perdrait ainsi 38 % de sa population. C'est seulement grâce aux migrations que l'Espagne gagnerait 1 million d'habitants, après une baisse jusqu'en 2035. Sans elles, sa population diminuerait de 35 %, comme en Italie. La Pologne et le Portugal seraient également en mauvaise posture. Sans migrations, la Suède et le Royaume-Uni arriveraient à maintenir leur population et celle de la France augmenterait de 4 %.

On sait que la population européenne est appelée à vieillir. L'UE maintiendrait à peu près son nombre de naissances en cas de migrations (autour de 5 millions de personnes âgées de moins de 1 an). Sans elles, il diminuerait considérablement (le nombre de personnes âgées de moins de 1 an diminuerait ainsi de 1,5 million d'ici 2080).

Des évolutions très spectaculaires toucheront la taille de la population d'âge actif. Dans le scénario avec migrations, l'UE verrait disparaître l'équivalent de la population d'âge actif de la France aujourd'hui (42 millions). La perte de près de 18 millions en Allemagne serait en partie compensée par l'accroissement de la population d'âge actif en France, au Royaume-Uni et en Suède (un peu plus de 12 millions), qui seraient les seuls pays à voir leur population d'âge actif augmenter.

C'est encore plus vrai en l'absence de migrations. Dans ce cas, la population d'âge actif perdrait 120 millions. C'est, à 6 millions près, l'équivalent de la population actuelle d'âge actif de l'Allemagne, de la France et de l'Espagne réunies. Sans migrations, c'est en France que la population d'âge actif diminuerait le moins (- 9 % entre 2014 et 2080), alors que des pays comme l'Allemagne, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Pologne et l'Autriche perdraient plus ou moins la moitié de leur population d'âge actif. Sans migrations, la situation de la France ou du Royaume-Uni reste infiniment meilleure que celle de l'Allemagne avec migrations (graphique 1).

GRAPHIQUE 1. ÉVOLUTION DE LA TAILLE DE LA POPULATION D'ÂGE ACTIF DANS L'UNION EUROPÉENNE ET DANS LES TROIS PLUS GRANDS PAYS EUROPÉENS (2014-2080), D'APRÈS LES PROJECTIONS EUROPOP 2013.

Source : Eurostat.

Le nombre de personnes âgées d'au moins 65 ans ne fera qu'augmenter dans tous les pays de l'UE et le taux de dépendance (65 ans+/15-64 ans) aussi. À l'échelle de l'Union européenne, le taux de dépendance passerait de 0,28 en 2014 à 0,51 en 2080 avec les hypothèses migratoires d'Eurostat, mais de 0,28 à 0,60 sans migrations. Sans migrations, ce taux de dépendance augmenterait encore plus dans certains pays comme l'Italie ou l'Autriche 1 (graphique 2). Des grands pays européens, c'est la France qui s'en tirerait le mieux, quelle que soit l'hypothèse migratoire. Les migrations diminueraient de 0,06 point seulement le taux de dépendance. Mais lorsqu'on affine un peu en calculant un rapport de soutien réel, cet avantage disparaît. Les migrations n'allègent pas la charge de ceux qui ne travaillent pas, à taux d'emploi constant. Il faut une progression de la participation au marché du travail pour que les migrations améliorent un peu le rapport de soutien réel 2.

Pour la Commission européenne, l'immigration étrangère n'est plus une option, c'est la seule voie pour éviter un déclin démographique et pour limiter la régression économique et sociale. Elle ne compte guère sur la fécondité pour redresser la barre, puisque la convergence qu'elle imagine prendrait plus de 160 ans pour aboutir, en fin de compte, aux alentours de 1,9 enfant. Par contre, Eurostat a fait tourner ses projections avec une hypothèse de fécondité basse jusqu'en 2060, date à laquelle les pays européens à basse fécondité verraient l'indicateur conjoncturel de fécondité diminuer encore pour atteindre, selon les pays, entre 1,2 et 1,3 enfant par femme, et où les pays à plus haute fécondité le verraient plonger au-dessous de 1,6. Ainsi, en France, la fécondité passerait de 2,02 en 2014 à 1,58 en 2060. Cette hypothèse n'a pas été conjuguée avec celle d'un solde migratoire nul, ni poursuivie jusqu'en 2080. Une bonne partie de l'apport démographique des migrations serait perdue en cas d'effondrement de la fécondité.

GRAPHIQUE 2. ÉVOLUTION DU TAUX DE DÉPENDANCE (65 ANS +/15-64 ANS) DANS L'UE 28 ET QUATRE GRANDS PAYS EUROPÉENS (2014-2080), D'APRÈS LES PROJECTIONS EUROPOP 2013.

Source : Eurostat.

L'apport démographique de l'immigration étrangère en France

Les projections d'Eurostat font l'impasse sur la complexité migratoire (à travers le solde migratoire 3) et les différences de fécondité entre immigrés et natifs. Rétrospectivement, à condition de disposer des données adéquates, il est possible d'estimer l'apport démographique de l'immigration étrangère sur une période donnée. Je l'ai fait pour la France à trois reprises. La dernière estimation porte sur l'année 2011. À ma connaissance, de telles estimations n'ont pas été réalisées dans d'autres pays européens. L'exercice mené à partir des données de l'enquête « Famille et logements » de 2011 a cherché à mesurer de combien la population française 4 aurait été moins nombreuse en 2011 en l'absence d'immigration étrangère depuis 1960.

Sans immigration étrangère, il aurait manqué 9,7 millions de personnes en 2011. Avec un peu plus de 53 millions, la population n'aurait guère été supérieure à celle de 1978. L'immigration étrangère explique 55 % de l'accroissement démographique entre 1960 et 2011. L'apport démographique de l'immigration étrangère intervenue au cours d'un peu plus d'un demi-siècle se décompose, en 2011, en un apport direct de 5,1 millions d'immigrés et un apport indirect de personnes nées en France de 4,6 millions.

GRAPHIQUE 3. EFFETS CUMULÉS À REBOURS SUR LE NOMBRE DE NAISSANCES ANNUELLES DES VAGUES MIGRATOIRES DÉCENNALES INTERVENUES DEPUIS 1960 (BASE 1 000 EN 1960).

Source : calculs d'après l'enquête Insee « Famille et logements » 2011 et l'état civil.

La décomposition en vagues migratoires décennales fait apparaître des vagues de naissances qui se succèdent et s'empilent pour donner une tendance croissante à l'apport indirect de l'immigration étrangère. Ces apports successifs en naissances ont contribué à modeler la natalité française. Le nombre de naissances retrouve en 2010 presque le niveau de 1960 grâce à l'immigration étrangère. Sans l'immigration des années 1960, il ne resterait pas grand-chose du baby-boom de ces années-là. Le cumul des effets des vagues migratoires successives a déformé la courbe d'évolution des naissances en adoucissant la chute des années 1986-1994 et en transformant à la hausse la stagnation et la baisse de la natalité qui ont suivi. Le nouveau cycle migratoire des années 2000 y est pour beaucoup. En 2010, il est responsable de près de la moitié des 200 000 naissances dues à l'immigration étrangère. Au total, le nombre de naissances de 2010 n'est en recul que de 3 % sur celui de 1960. Il l'aurait été de 27 % en l'absence d'immigration.

Cet apport démographique a rajeuni quelque peu la pyramide des âges : près de 2 points de pourcentage en plus pour les moins de 18 ans, et 2 points en moins pour les 65 ans ou plus. Le rapport de soutien réel en l'absence d'immigration n'est pourtant guère différent de celui observé en 2011 : 0,790 contre 0,785. Résultat qui confirme ceux obtenus à partir des projections de l'Insee jusqu'en 2060. Sauf à améliorer le fonctionnement du marché du travail et les taux d'emploi de l'ensemble de la population d'âge actif, l'immigration étrangère à venir a peu de chances de résoudre les problèmes liés à l'évolution de la pyramide des âges. C'est moins vrai pour d'autres pays européens à fécondité très faible, pour lesquels l'immigration étrangère va transformer profondément la population. Eurostat envisage, dans une projection des populations d'origine étrangère dans l'UE, que celles-ci deviennent majoritaires dans la population de moins de 40 ans en Espagne, en Italie et en Allemagne d'ici 2060 5.

Ces anticipations démographiques expliquent pourquoi la Commission mise sur l'immigration étrangère pour sauver la démographie européenne, sans trop se préoccuper de quels peuples elle sera faite. L'option multiculturaliste défendue par la Commission, et qui a été acceptée par les États lors d'un Conseil européen du 19 novembre 2004, n'exprime pas seulement un point de vue idéologique. Si l'idée de culture européenne dominante répugne à la Commission, elle ne lui semble pas non plus très bien s'accorder avec le destin démographique qu'elle entrevoit pour l'Union européenne.

LES LIMITES DE LA MÉTHODE

La Commission européenne dispose d'une direction statistique (Eurostat) qui produit des projections de population assez régulièrement. Les derniers exercices sont les scénarios Convergence de 2008 et 2010 et Europop 2013. Ce dernier peut être, lui aussi, rangé avec les scénarios Convergence, après examen des hypothèses. Les variables démographiques de l'Union européenne sont censées converger à très long terme. C'est vrai de la mortalité et de la fécondité, mais aussi des migrations dont le solde, à terme - la date d'égalisation signalée dans l'exercice de 2008 était 2150 -, est censé tendre vers zéro. Eurostat présente toujours un scénario avec et un scénario sans migration (solde migratoire nul), ce qui permet d'estimer très grossièrement l'apport démographique des migrations. Très grossièrement, parce que aucune hypothèse de fécondité différentielle n'est attribuée aux immigrants, lesquels ne sont d'ailleurs saisis qu'à travers le solde migratoire.

  1. Ainsi que l'Espagne, en raison d'hypothèses migratoires très particulières.
  2. Le rapport de soutien réel rapporte le nombre de ceux qui ont un emploi à une moyenne pondérée de ceux qui n'en ont pas, quelle qu'en soit la raison (école, retraite, inactivité...). Voir Michèle Tribalat, Assimilation. La fin du modèle français, Éditions du Toucan, 2013.
  3. Le solde migratoire (différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur le territoire et le nombre de personnes qui en sont sorties au cours de l'année) fait le bilan des mouvements d'étrangers et de Français. Le solde migratoire des premiers est largement positif quand celui des seconds est négatif. Par ailleurs, dans les migrations d'étrangers, ceux qui sortent ne sont pas interchangeables avec ceux qui entrent.
  4. Il s'agit de la France métropolitaine, compte tenu du champ de l'enquête.
  5. Giampaolo Lanzieri, Fewer, older and multicultural ? Projections of the EU populations by foreign/national background, « Methodologies and working papers », Eurostat, European Commission, 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-3/l-immigration-au-secours-de-la-demographie.html?item_id=3466
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