Une politique impuissante face à l'ampleur des inégalités
Bien qu'elle soit à l'origine de diverses améliorations en termes de bâti ou de promotion sociale, la politique de la ville ne semble pas avoir eu les moyens de ses ambitions : les inégalités territoriales restent toujours prégnantes.
Le chiffre est sans appel. À en croire un sondage de février 2015 1, 89 % des Français jugent la politique de la ville inefficace. Seuls 10 % des sondés considèrent que les mesures prises en faveur des banlieues ont permis d'améliorer la situation, tant en termes d'éducation que d'emploi, de cadre de vie, de santé ou de sécurité. Pourtant, après plus de quarante ans de politique de la ville, la physionomie des quelque 430 zones urbaines sensibles a été modifiée de façon significative. Depuis la mise en œuvre de l'ambitieux programme national de rénovation urbaine (PNRU 1) en 2003, l'esthétique et l'isolation des nombreux logements sociaux symbolisant ces cités populaires ont évolué dans le bon sens. Une dynamique positive qui devrait se poursuivre, puisque au moins 216 autres quartiers - dont certains composés de copropriétés privées dans des centres anciens dégradés - devraient faire l'objet d'un traitement en profondeur. Pour que le programme national de renouvellement urbain (PNRU 2) soit à son tour considéré comme une réussite, l'Agence nationale de rénovation urbaine (Anru) mobilisera 5 milliards d'euros supplémentaires d'ici à 2024 - via notamment les sommes collectées par Action logement, l'ex-1 % logement -, en sus de la quinzaine de milliards attendus des collectivités, bailleurs sociaux et autres promoteurs immobiliers.
L'utopie de la mixité
Malgré ces efforts, les quartiers prioritaires de la politique de la ville - nouvelle dénomination des zones urbaines sensibles en vigueur depuis 2014 - ayant vu leur image s'améliorer aux yeux de l'opinion publique demeurent assez rares. Entretenus par la concentration dans ces quartiers de populations défavorisées d'origine étrangère et les nombreuses atteintes aux personnes et aux biens qui s'y produisent, les préjugés d'une partie des Français ont la peau dure. Pas davantage que la mixité sociale, la mixité ethnique n'a d'ailleurs été au rendez-vous. Le séparatisme reste la norme. Si ces vastes opérations de démolition-reconstruction ont apporté de l'activité aux entreprises de bâtiment, notamment locales, elles n'ont pas eu pour autant toutes les conséquences qu'on pouvait en espérer sur la vie des habitants.
La fracture socio-urbaine entre les 1 514 quartiers prioritaires et leurs cœurs d'agglomération s'avère toujours aussi criante. Pour preuve : la part de personnes vivant sous le seuil de pauvreté dans ces quartiers se révèle, encore aujourd'hui, trois fois plus élevée que la moyenne nationale. Un écart qui, au demeurant, n'a cessé de s'accentuer depuis le début de la crise économique de 2008 (voir infographies en pages suivantes). Il apparaît aussi que les adultes de ces quartiers renoncent plus souvent que les autres aux soins de santé. Cette situation s'explique notamment par le fait que les médecins généralistes y sont 1,5 fois moins nombreux qu'ailleurs, et 3 fois moins pour les spécialistes.
Correctifs à la marge pour l'éducation
Même si la part de collégiens habitant ces territoires populaires qui réussissent au brevet augmente (+ 10,5 % entre 2005 et 2013), ils sont aussi deux fois plus nombreux que la moyenne à se retrouver en échec scolaire à 14 ans. En outre, ils se dirigent toujours moins (27,1 %) que les autres enfants du même âge (40,4 %) vers une filière générale. Une situation antinomique avec le principe d'égalité des chances que revendique l'école républicaine, mais que ne parvient pas à corriger pour autant le système d'éducation prioritaire. Sous diverses appellations au fil des époques (la plus connue étant les ZEP), ce dispositif correctif offre en théorie aux établissements de ces quartiers des moyens pédagogiques et financiers supplémentaires. Reste qu'il n'influe en aucune manière sur le taux plus élevé qu'ailleurs d'enseignants moins expérimentés, ni sur les nombreuses demandes de mutation ou le plus grand absentéisme du corps professoral.
Pour ne rien arranger, à niveau de diplôme équivalent, la probabilité pour les jeunes des quartiers prioritaires de la politique de la ville de se retrouver au chômage est deux fois et demie plus grande que pour leurs camarades de la même génération. Et lorsqu'ils parviennent à briser le plafond de verre des discriminations à l'embauche, ils occupent généralement un poste moins qualifié que ceux auxquels ils auraient pu légitimement aspirer.
Faibles moyens d'action
Parce qu'elle a été avant tout une réponse urbaine à des problématiques autant spatiales que socio-politiques, la politique de la ville mise en œuvre au cours de la dernière décennie n'a pas rempli tous ses objectifs. C'est peu dire que les conditions de vie des habitants des quartiers prioritaires - qui ne se résument évidemment pas à leur seul cadre de vie mais intègrent aussi, entres autres paramètres, leur formation ou leur mobilité - ne se sont pas améliorées à proportion des milliards d'euros injectés dans la rénovation urbaine. Mais, outre les 47 milliards d'euros du PNRU 1, quels moyens ont été consentis et réellement orientés vers les territoires d'intervention de la politique de la ville ? Dotée de « seulement » 0,1 à 0,3 % du budget annuel de l'État selon les années, cette politique d'impulsion est surtout censée entraîner des investissements de la part des collectivités territoriales et des grands services publics nationaux. Mais aucun outil ne permet à l'Éducation nationale, à la Justice ou à Pôle emploi de mesurer la répartition territoriale, quartier par quartier, de leurs dépenses. Probablement par crainte que soit révélée la sous-dotation de certains quartiers prioritaires dans le contexte actuel de rigueur budgétaire, les partenaires de la politique de la ville ne semblent d'ailleurs pas pressés de mettre en place de tels indicateurs... et rien ne les y incite. Malgré l'engagement d'une dizaine de ministères et d'associations d'élus en 2013 de réinvestir les territoires populaires d'où ces institutions s'étaient progressivement désengagées, aucune disposition n'a été prise depuis pour concrétiser ces promesses.
À défaut d'être parvenus à interpeller et transformer en amont des services publics perpétuant involontairement les inégalités, le secrétariat d'État à la Ville et les services de politique de la ville des municipalités ont surtout subventionné, en aval, des associations de quartier pour rendre plus acceptables ces dysfonctionnements publics. Sans surprise, les carences en matière de sécurité, de réussite scolaire, d'insertion professionnelle ou d'accès aux soins n'ont pas disparu. Ne parvenant pas à donner corps à la promesse d'égalité des chances et offrant bien peu de perspectives à une jeunesse en proie à la précarisation, la politique de la ville - trop isolée - n'a pas pu empêcher le repli sur soi d'une partie de ses bénéficiaires. Dans une centaine de quartiers, un décrochage sociétal et culturel initié par des militants « ethnicistes » est même venu s'ajouter, ces dernières années, à ce sombre tableau. S'ils restent encore marginaux, la plupart des jeunes hommes et des jeunes femmes ayant trouvé dans le fondamentalisme religieux un substitut à une intégration sociale ratée ont décidé de rompre avec les principes d'égalité femmes-hommes ou de laïcité promus par la République française.
Promotion sociale
Si elle n'a donc clairement pas joué son rôle de promoteur d'une « discrimination positive territoriale », cette politique affichant un objectif de réduction des inégalités peut à tout le moins se targuer d'avoir servi d'amortisseur. Outre le fait de colmater les manques des grands services publics nationaux, elle a parfois favorisé l'éclosion de parcours de vie positifs. Comme le répètent régulièrement ses défenseurs, la situation des habitants des quartiers prioritaires serait probablement bien pire si rien n'avait été mis en place pour raccrocher ces territoires fragiles à leurs agglomérations et à la communauté nationale. Les statistiques - aussi unanimes et alarmistes soient-elles - méritent d'être contextualisées. Le fait que ces cités paupérisées jouent en quelque sorte un rôle de sas d'accueil pour les immigrés explique, par exemple, que la situation ait tendance à se dégrader d'une année sur l'autre. En effet, les citoyens diplômés et correctement intégrés - une réussite sociale qui existe et est, en soi, à saluer alors que l'ascenseur social français est aujourd'hui en panne - laissent rapidement place dans les logements très sociaux à de nouveaux arrivants plus démunis qu'eux. En moyenne, près de la moitié de la population des ZUS change tous les cinq ans. Cette forte mobilité résidentielle accentuant le poids des individus les plus fragiles empêche tout bonnement d'affirmer que les efforts réalisés depuis trente ans ont été vains.
Résultats différenciés
En outre, contrairement à une image couramment répandue, les réalités des quartiers classés « politique de la ville » sont très variables. Les maux des cités ouvrières des anciennes villes minières du nord-est de la France ne sont pas identiques à ceux des grands ensembles de la région parisienne et de la région lyonnaise ou des quartiers immigrés des villes moyennes désindustrialisées du nord-ouest du pays. Les méthodes pour fabriquer de la cohésion sociale et leurs résultats ne sont donc pas toujours comparables. Ici et là, des élus locaux volontaristes ont su faire pression sur les représentants locaux de l'Etat et transformer radicalement les politiques de peuplement. D'autres, en revanche, ont échoué. Parfois pour des raisons légitimes, en raison de l'immensité de la tâche et des fractures historiques. Mais aussi parce que certains décideurs se sont contentés d'« acheter la paix sociale », après avoir cédé aux pressions de groupes sociaux aisés désireux de mettre à distance des individus qu'ils jugent indésirables.
Enfin, la transformation des différents dispositifs de la politique de la ville au fil des alternances - et même parfois en cours de mandat - n'aide pas non plus à son objectivation. Suite à un rapport au vitriol de la Cour des comptes, en 2012, la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 a été votée pour corriger un certain nombre d'éléments.
Avant même que l'on puisse en tirer un quelconque bilan, le projet de loi Égalité et citoyenneté - qui devrait être adopté d'ici la fin de l'année - ambitionne à son tour de faire évoluer la politique de la ville. En matière de renouvellement urbain, une nouvelle approche dans la façon de produire de la mixité sociale est attendue. Prenant acte de l'échec de la « gentrification » des territoires concentrant des populations d'origine étrangère, elle prévoit le déplacement d'une partie de ces populations les plus défavorisées vers les centres-villes et les banlieues résidentielles, plus mixtes, de l'agglomération.
Autre exemple : la géographie prioritaire a été révisée dans l'idée de concentrer l'effort des pouvoirs publics là où les besoins sont les plus importants : de 2 492 quartiers - dont 751 zones urbaines sensibles - concernés par un contrat urbain de cohésion sociale (Cucs) au cours du quinquennat précédent, on est passé aujourd'hui à 1 514 quartiers prioritaires.
Ambition globale
Qui dit renouvellement des territoires d'intervention de la politique de la ville dit également rénovation de la gouvernance et changement de cadre de contractualisation. Les intercommunalités profitent de leur montée en puissance pour reprendre en main la gestion de l'avenir des cités paupérisées qu'elles abritent en leur sein. Plus de la moitié des 435 contrats de ville de nouvelle génération ont été élaborés à cette échelle. Y sont consignées les différentes actions qui devront être menées d'ici à 2020. Ces documents stratégiques traitent du développement éducatif, culturel et social des habitants, de la préservation de l'environnement, de la revitalisation économique, sans oublier évidemment l'amélioration du cadre de vie. Pour maximiser leurs chances d'être traduits en actes, ils ont été signés par la préfecture, les collectivités locales et les bailleurs sociaux, mais aussi par les représentants de services déconcentrés de l'État tels que le recteur ou le procureur, Pôle emploi, les CAF, les conseils départementaux et régionaux, les chambres consulaires, les prestataires de transports en commun, etc. Objectif ? Lutter collectivement contre les mécanismes de relégation frappant ces quartiers et favoriser l'accès de tous aux services publics du logement, de l'éducation, des transports, du développement économique et de l'emploi.
Vers une république effective ?
L'idée est de concrétiser enfin la promesse républicaine. Une tâche encore plus urgente à l'heure où certains discours accusent indistinctement les habitants de ces quartiers de se dresser contre la République. Au-delà de la mise en œuvre de dispositifs spécifiques (zones de sécurité prioritaire, éducation prioritaire) dont la gestion continue d'ailleurs de leur échapper, les professionnels de la politique de la ville attendent donc que leurs partenaires corrigent leurs politiques publiques désavantageant structurellement les territoires les moins favorisés. Il s'agit par exemple de parvenir à fidéliser des agents de police expérimentés pour faire plus de prévention, ou de revoir la carte scolaire pour que l'école ne soit plus aussi impuissante face aux logiques de reproduction sociale.
Pour contraindre les services déconcentrés de l'État à prendre en compte les besoins réels des habitants des quartiers, la loi prévoyait d'associer ces derniers à l'élaboration des contrats de ville et donc à la définition des objectifs assignés, par exemple, aux recteurs ou aux directeurs départementaux de la sécurité publique.
Les retards enregistrés au niveau local pour mettre en place les nouveaux conseils citoyens n'ont toutefois pas permis de concrétiser cette ambition démocratique. C'est pourquoi la loi Égalité et citoyenneté prévoit d'accorder aux membres de ces instances un droit d'interpellation, permettant d'obtenir la nomination d'un délégué du gouvernement. Charge à lui de régler les dysfonctionnements persistants des politiques publiques dans les quartiers prioritaires.
En évoquant un « apartheid social, territorial et ethnique » après les attentats de janvier 2015 et en acceptant le principe d'un tel dispositif, le Premier ministre, Manuel Valls, a illustré la prise de conscience d'une partie de la classe politique française. Mais il ne suffit plus aujourd'hui de dénoncer par de belles paroles les inégalités structurelles désavantageant les quartiers prioritaires, mais bien de provoquer un saut qualitatif inédit de la politique de la ville, en y remédiant par le biais de réformes judicieuses et de politiques ambitieuses.
- Sondage réalisé par Harris Interactive pour LCP, l'Institut Montaigne et Tilder (étude en ligne auprès d'un échantillon représentatif de 1 030 personnes).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-11/une-politique-impuissante-face-a-l-ampleur-des-inegalites.html?item_id=3552
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