Thibault TELLIER

Professeur d'histoire à l'Institut d'études politiques de Rennes.

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Humaniser le béton

Les origines de la politique de la ville peuvent être situées à la fin des « trente glorieuses », quand les pouvoirs publics ont inventé une procédure spécifique dédiée à l'avenir des grands ensembles HLM.

L'histoire de la politique de la ville peut être appréhendée de deux manières distinctes : soit en mettant l'accent sur le cheminement d'un dispositif d'action publique créé à la fin des « trente glorieuses » afin d'améliorer les conditions de vie urbaine, principalement au sein des grands ensembles de logements collectifs ; soit, ce qui est notre option, en replaçant cette histoire dans une approche séculaire destinée à appréhender les manières dont les pouvoirs (locaux et nationaux) se sont saisis de la question du logement populaire au sein des nouveaux espaces urbains.

Une approche séculaire

L'arrivée massive de nouvelles populations dans les villes au XIXe siècle dans le cadre de la révolution industrielle a provoqué un véritable bouleversement à la fois social et urbanistique. Deux questions majeures se posent alors aux autorités : comment assurer le logement de toutes ces populations et comment assurer l'ordre public et éviter la constitution de territoires urbains qui seraient précisément hors de contrôle des autorités politiques et administratives ?

De ce point de vue, la loi sur la création des habitations à bon marché de 1894 ainsi que la loi Cornudet de 1919, destinée à réglementer la croissance urbaine par l'obligation pour les villes de produire des plans d'extension et d'embellissement, peuvent être perçues comme les deux premières législations nationales instaurant une véritable politique de la ville réglementaire.

À cet égard, on constate qu'au cours de la première partie du XXe siècle ce sont précisément les villes qui ont servi de laboratoires urbains et sociaux pour l'expérimentation de nouveaux modèles, en particulier celui des cités-jardins qui suggère une approche rationalisée et modernisée de l'urbanisme moderne.

Le choc des « trente glorieuses »

La situation telle qu'elle apparaît au lendemain de la Seconde Guerre mondiale conduit les pouvoirs publics à définir une politique urbaine réellement en capacité de relever le défi de la reconstruction, et en mesure d'assurer le bien-être social des populations destinées à devenir les opérateurs de la croissance économique qui s'annonce. Plusieurs critères sont définis à cette occasion.

Tout d'abord, et c'est une rupture majeure avec la période précédente, c'est désormais l'État qui prend en charge directement la conduite de la politique urbaine. Sous l'égide du ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (MRU), et dans le cadre des objectifs d'aménagement visant à rééquilibrer le territoire national entre Paris et la province, il est décidé la mise en œuvre d'une politique ambitieuse de constructions de logements. L'objectif est de garantir le volet logement dans la définition et dans l'exécution des plans de modernisation économique et sociale. La France connaît en effet un retard extrêmement préoccupant en matière de mises en chantier de constructions neuves : à peine 70 000 mises en chantier en 1948, alors que le Commissariat général au Plan prévoit un rythme annuel de 300 000, et cela sur une période de trente années.

Sous l'impulsion principale d'Eugène Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction de 1948 à 1953, la France se convertit à l'industrialisation des procédés de fabrication de logements. Le résultat est à la hauteur des enjeux : dès le milieu des années 1950, on frôle les 300 000 mises en chantier annuelles. Les choix opérés ont toutefois un coût : c'est désormais la préfabrication qui domine le marché de la commande publique, en particulier pour les opérations qualifiées de « grands ensembles ». Le décret paru en 1958 résume l'ambition qui est désormais celle de l'État : pour obtenir le label « zones à urbaniser en priorité » et les crédits afférents, les villes doivent accepter l'implantation sur leur territoire d'opérations d'au moins 500 logements. Certaines de ces zones ont une population équivalente à celle d'une ville moyenne, ce qui entraîne nécessairement des conséquences importantes sur le plan social.

Dès la mise en chantier des premiers grands ensembles urbains, à partir de 1955, la question de l'accompagnement social des nouveaux résidents est posée. Les pouvoirs publics ont d'emblée mis en place des dispositifs censés favoriser le développement de la vie sociale, mais également prévenir certains problèmes dus à une promiscuité excessive de nouveaux habitants qui n'ont pas l'habitude de la vie en logements collectifs. L'animation devient alors un registre déterminant de la politique mise en place par les pouvoirs publics au sein des cités nouvelles. La création en 1965 des premiers conseils de résidents par la Société centrale immobilière de construction, filiale de la Caisse des dépôts, souligne également la place que les pouvoirs publics entendent réserver aux résidents eux-mêmes dans la gestion et l'animation des équipements collectifs de leurs quartiers. On retrouve là les deux sources d'inspiration qui présideront à la définition de la première procédure de la politique de la ville 1.

L'invention d'une procédure d'action publique

Si la politique de la ville est officiellement créée en 1981 avec la procédure DSQ (développement social des quartiers), les premiers signaux d'alerte concernant l'évolution sociale de grands ensembles sont émis dès la fin des années 1960. Deux dysfonctionnements sont particulièrement repérés : les processus de ségrégation sociale, d'une part, les premières manifestations de violence urbaine, d'autre part. Pour Albin Chalandon, ministre de l'Équipement et du Logement de 1968 à 1972, il est urgent de procéder à une « humanisation » des cités construites principalement au cours des décennies précédentes. À cet effet, une nouvelle procédure est inventée, Habitat et vie sociale 2, qui aura pour mission de définir au plan local des programmes ayant pour but de favoriser le développement de la vie sociale et d'améliorer les conditions de logement. Parallèlement, grâce à la création du Plan construction, la qualité architecturale des nouveaux bâtiments devient une priorité. Parmi les réalisations citées en référence par le gouvernement figure la Grande Borne, à Grigny, dont la réalisation est confiée à l'architecte Émile Aillaud. L'ébauche de la politique de la ville, à l'origine, consiste donc essentiellement à une finalisation de la ville des « trente glorieuses ». Plusieurs éléments vont toutefois faire évoluer très vite le sens donné à la nouvelle procédure dont les premières expérimentations démarrent au plan local en 1975.

Avec la décision d'arrêter officiellement la production des grands ensembles en 1973 et, parallèlement, la volonté de favoriser le développement des villes nouvelles ainsi que des villes moyennes, les pouvoirs publics cessent de faire des grands ensembles une catégorie spécifique de leur intervention en matière de réhabilitation. Très vite toutefois, la procédure Habitat et vie sociale apparaît dépassée par l'évolution de certaines cités HLM. Le transfert de populations modestes y a entraîné une très forte perturbation des équilibres sociaux qui y régnaient. L'implantation de nombreuses familles étrangères, bien souvent sans concertation avec les autorités locales, conduit également à l'accroissement des processus de ségrégation. La crise économique, qui frappe en premier lieu les employés les plus modestes, contribue également à marginaliser certaines de ces cités, dont celles de l'Est lyonnais (Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Rillieux-la-Pape), qui deviennent, en quelque sorte, l'exemple à ne pas suivre. De fait, Habitat et vie sociale semble impuissant à faire face aux véritables enjeux qui sous-tendent l'avenir même de ces cités HLM.

La redéfinition de la politique de la ville a lieu dans ce contexte d'exacerbation de la question urbaine relative au devenir des grandes cités d'habitat social. C'est en effet au cours des années 1981-1989 que la « banlieue » - entendue comme l'expression même de la concentration de cités d'habitat social - devient l'épicentre de la politique de la ville.

Le quartier comme échelle d'intervention

L'alternance politique de 1981 n'entraîne pas de remise en cause radicale des objectifs définis dans le cadre des opérations Habitat et vie sociale, le principal d'entre eux demeurant l'amélioration des conditions de vie au sein des HLM. Les mesures annoncées par le Premier ministre, Pierre Mauroy, lors du congrès national des HLM en octobre 1981, déterminent en revanche un changement notoire dans la manière d'atteindre ces objectifs. Dans le cadre de la décentralisation, une plus grande part de responsabilité est donnée aux maires, tant du point de vue de la définition des projets que de leur suivi. La présidence de la nouvelle commission nationale chargée de mettre en œuvre la procédure DSQ est d'ailleurs confiée à un élu, Hubert Dubedout, maire de Grenoble, et non à un haut fonctionnaire du ministère de l'Équipement. De même, le caractère transversal des opérations ainsi que l'implication des habitants sont mis en avant. Enfin, il est à noter que c'est l'échelle du quartier qui est choisie par la Commission nationale pour le développement social des quartiers pour la réalisation des nouveaux programmes d'intervention.

En 1983, le virage de l'austérité pris par le gouvernement marque toutefois un premier coup d'arrêt aux ambitions affichées en matière de politique de la ville. Cela n'empêchera pas en 1984 la sélection de près de 150 quartiers qui bénéficieront d'actions engagées dans le cadre des contrats de plan État-régions. Quatre ans plus tard, malgré le renfort de la mission Banlieues 89, dédiée à l'amélioration de la qualité architecturale et urbanistique des territoires concernés, l'évaluation de la première vague des opérations de la procédure DSQ conduit les pouvoirs publics à redéfinir la politique de la ville, tant cette fois du point de vue des objectifs affichés que de la manière dont il convient de les mettre en œuvre. Commencera alors une nouvelle étape, celle d'un recentrage autour des services de l'État et d'une plus grande place accordée aux enjeux liés à la restructuration urbaine des quartiers concernés.

L'institutionnalisation de la politique de la ville

Au « Changer la vie » de 1981 a succédé en 1988 « La France unie » du candidat-président François Mitterrand. L'heure n'est donc plus aux grandes réformes structurelles mais plutôt à la recherche de solutions intermédiaires susceptibles d'apaiser la société française. Trouver la politique adéquate pour tenter d'enrayer la crise des banlieues devient donc crucial, d'autant que de nouvelles violences urbaines ont lieu en 1990. La principale décision prise par le nouveau Premier ministre, Michel Rocard, consiste à remettre directement la politique de la ville dans le giron de l'État. Dès 1988, une délégation interministérielle à la Ville chargée de structurer et d'animer les nombreux dispositifs en vigueur est confiée à Yves Dauge. À la fin de l'année 1990, l'institutionnalisation de la politique de la ville franchit une nouvelle étape avec la nomination d'un ministre de la Ville en titre. Afin de renforcer le poids des services de l'État dans la conduite des projets locaux, treize sous-préfets sont missionnés dans les départements les plus sensibles en vue d'y animer et d'y coordonner l'intervention de l'État dans le seul domaine de la politique de la ville. Parallèlement, l'engagement financier de la Caisse des dépôts aux côtés des collectivités locales permet d'envisager des programmes d'intervention qui visent non plus principalement l'amélioration des conditions de vie dans les quartiers dits sensibles, mais plutôt dans certains d'entre eux des opérations de restructuration globale. La création en 1992 des grands projets urbains vise ainsi à la concentration des crédits de la politique de la ville sur les territoires les plus en difficulté, en utilisant pour cela le registre de la rénovation urbaine.

On peut donc considérer qu'en 1993, au moment où la France s'apprête une nouvelle fois à changer de majorité, la politique de la ville s'est définitivement imposée dans le paysage politico-administratif français comme une procédure d'action publique à part entière. Elle fonctionne désormais à un double niveau : par les contrats de ville, elle assure le suivi urbain et social des quartiers inscrits dans la géographie prioritaire ; par les grands projets urbains, elle marque sa détermination à transformer en profondeur le tissu urbain des territoires les plus touchés, en particulier par la désindustrialisation.

En cela, la période 1988-1993 peut être perçue comme un premier jalon de ce qui aboutira une décennie plus tard à l'adoption de la loi sur la rénovation urbaine, qui est désormais le principal axe de la politique de la ville. À l'époque de sa création en tant que telle, il y a de cela maintenant quarante ans, cette politique de la ville se voulait hors du droit commun, tant du point de vue des modalités d'intervention que de sa durée limitée dans le temps...

  1. À ce propos, on peut d'ailleurs considérer que la marginalisation des objectifs sociaux dans les opérations de rénovation urbaine menées actuellement explique partiellement la crise de sens que traverse la politique de la ville depuis une décennie.
  2. Voir aussi l'article de Frédéric Tiberghien en page 10 de ce numéro.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-11/humaniser-le-beton.html?item_id=3549
© Constructif
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