Jacques ARNOULD

Ingénieur agronome, historien des sciences et théologien, chargé de mission pour les questions éthiques au Centre national d'études spatiales (CNES).

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Une réponse à des angoisses métaphysiques ?

Des cavernes de la préhistoire à l'exploration de la Lune, les humains n'ont jamais cessé d'associer leurs innovations technologiques au défi de découvrir leur propre identité, qu'ils y associent une transcendance ou en écartent l'existence.

Aux yeux de celui qui en scrute les mécanismes intimes, la nature est aussi riche qu'experte en matière d'innovation, surtout depuis que Charles Darwin nous a appris à considérer la réalité biologique comme l'aboutissement, toujours temporaire et imparfait, de mécanismes génétiques parfaitement aléatoires et de processus de sélection aussi efficaces qu'impitoyables. C'est là, nous explique encore Darwin, nécessité pour survivre, sans nulle trace d'angoisse métaphysique... jusqu'à ce que l'être humain apparaisse.

Le pouvoir d'imaginer

Alors qu'ils n'ont pas encore découvert comment construire murs et toitures et doivent se contenter des parois de grottes naturelles, les peintres de Lascaux ou ceux de la grotte des Trois-Frères ont laissé parmi les premiers témoignages d'une singulière angoisse et des tentatives pour y remédier. L'écrasante beauté de la voûte céleste, le refuge protecteur et imposant des hautes forêts, le spectacle permanent des puissances naturelles qui les entourent et les traversent : rien ne suffit à éteindre l'incendie, à étancher la soif, à combler le vide causés par le plus singulier des cadeaux que la nature ait fait aux êtres humains : le pouvoir d'imaginer. Quelques neurones habilement agencés, et les voici capables d'outrepasser l'ici et le maintenant, de s'absenter pour un ailleurs spatial et temporel, accessible ou non. « Imaginer, c'est s'élancer vers une vie nouvelle 1 », écrit fort justement Gaston Bachelard... en omettant toutefois de préciser qu'à cet élan, qu'à cette nouveauté ne sont pas nécessairement associés davantage de bonheur, de paix, d'accomplissement de soi. En effet, quoi d'autre que la peur ou l'angoisse peut naître dans l'esprit d'un être humain capable par sa nature d'imaginer sa propre disparition, lorsqu'il se recueille devant la dépouille d'un de ses semblables, sinon le spectre du désespoir, de l'« à quoi bon » ? Étrange, terrible cadeau de la nature à l'humanité que celui de l'imagination.

Dans Les voix du silence, André Malraux a si bien parlé de ce qui s'est joué à l'aube de notre humanité qu'il convient de le citer : « Mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme 2. »

Les leçons du vivant

Inspirée, parfois jusqu'à l'excès, par cette quête, engagée dans des entreprises culturelles toujours nouvelles, l'humanité n'en dédaigne pas pour autant les leçons du vivant. Nombreux sont les esprits en quête de sagesse, d'élévation spirituelle et d'apaisement métaphysique à avoir trouvé dans la nature inspiration et réconfort. Parmi eux, Bernard de Clairvaux aimait répéter : « Tu trouveras quelque chose de plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les pierres t'enseigneront ce qu'aucun maître ne te dira 3. » Pourtant, lui-même fit bâtir des églises, comme si les futaies les plus hautes, les plus nobles ne pouvaient abriter le chant de ses moines, comme s'il fallait le truchement des mains et les prouesses de l'art pour susciter et contenir les prières des fidèles, qu'elles se fassent louange, action de grâce, demande ou supplication. Certes, Bernard prône une architecture aux lignes simples et épurées il en retranche tout superflu, rejette toute richesse, toute propension au luxe il accepte la pierre car elle limite le danger d'incendie, mais les vitres restent blanches pour ne pas détourner l'attention des moines. Et pourtant, alors que l'art roman a atteint sa maturité au début du XIIe siècle, les moines cisterciens sont à l'origine de la naissance de l'art gothique : pour faire entrer plus de lumière dans les églises de leurs monastères, leurs maîtres d'oeuvre imaginent l'audacieuse croisée d'ogive.

Des cavernes aux cathédrales, l'espèce humaine (je reconnais ne tracer ici de son odyssée que les linéaments européens) a largement puisé dans le réservoir des religions pour se guérir de ses angoisses métaphysiques, les traiter, voire en user pour conforter un pouvoir, assoir une autorité. Dans sa dédicace au livre de John James consacré aux Contractors of Chartres 4, Dominique Maunoury évoque fort justement « le temps où les architectes avaient Dieu pour client » et où, « pour sa plus grande gloire », ils imaginèrent, innovèrent. Mais ce temps-là ne fut pas unique et nombreux furent les époques et les lieux où artistes, artisans et bâtisseurs poussèrent leurs arts à leurs limites, les outrepassant parfois, au nom de Dieu... et sous la protection de ses terrestres représentants.

Le vide cosmique

Des siècles durant, rares furent ceux qui enfreignirent l'antique enseignement des prêtres de Delphes : « Connais-toi toi-même, laisse l'univers aux dieux » mieux valait demeurer sous la protection, parfois le joug, des dieux. Puis vinrent les temps modernes qui prirent au sérieux Socrate et son interprétation hétérodoxe de la sagesse de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux. » Au début du XVIIe siècle, Galilée écrivait à Christine de Lorraine que « l'intention du Saint Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel 5 » et Descartes invite ses contemporains à devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ». L'imaginaire, le savoir, le pouvoir des humains larguent les antiques amarres pour répondre aux angoisses, aux peurs, aux espoirs qui habitent l'espèce humaine.

Jusqu'à cette nuit de Noël 1968, durant laquelle trois hommes orbitent autour de la Lune à bord d'une capsule américaine Apollo : jamais, sans doute, les exhortations des deux philosophes grec et français ne sont parvenues à un tel degré, à une telle hauteur de réalisation. Lorsqu'ils accomplissent le tour de l'astre des nuits, les hommes de l'espace découvrent l'un des spectacles les plus extraordinaires que la nature puisse peut-être réserver aux Terriens : la Terre se lève au-dessus de l'horizon cendré. Pour la première fois depuis le début de leur histoire, des Homo hissent leur identité répétée de sapiens jusque sur le vertigineux balcon lunaire pour y contempler leur matrice terrestre, la glèbe de leurs origines. Un saut magnifique dans le vide cosmique pour atteindre la terre ferme la plus proche, au milieu de l'immensité cosmique. Un saut magnifique, mais un saut de puce tout de même à l'aune des bornes cosmiques d'un Univers effroyablement étendu. Deux ans plus tard, Jacques Monod peut conclure son essai Le hasard et la nécessité par ces termes : « L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n'est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres 6. » Ni devoir ni destin. Est-ce là un constat ou un souhait, un regret ou une prétention ?

Jamais l'humanité n'a acquis ni possédé autant de connaissances sur l'Univers qui l'entoure, sur le vivant qui grouille autour d'elle et en elle, sur la matière qui les constitue. Jamais non plus elle ne s'est trouvée autant bousculée, déplacée du centre qu'elle estimait ou prétendait occuper : l'Univers pouvait-il savoir que l'espèce humaine émergerait, surgirait un jour, à la surface de la minuscule planète bleue ?

Jamais encore les humains ne se sont autant attachés à enfreindre l'orthodoxe interprétation de la sentence de Delphes, à ne plus laisser les dieux ou leurs avatars inscrire leur destin d'espèce terrestre dans les astres et leurs constellations. Jamais leur avenir n'a paru aussi fragile sous des menaces surgies aussi bien des confins de l'Univers et des profondeurs du vivant que des recoins de leur propre inconscience. Jamais, enfin, l'antique angoisse métaphysique n'a autant été liée à la décision éthique, à l'exigence de choisir entre le Royaume et les ténèbres.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-6/une-reponse-a-des-angoisses-metaphysiques-nbsp.html?item_id=3473
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