Suzanne DÉOUX

Médecin, professeure associée honoraire à l'université d'Angers, présidente de l'association Bâtiment Santé Plus, fondatrice et directrice associée de Medieco Conseil & Formation.

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Problème ou solution sanitaire ?

La recherche de propriétés techniques exceptionnelles ou novatrices, sans tenir compte de la nécessité d'une évaluation sanitaire préalable, peut avoir des effets pervers à long terme, dont les conséquences humaines et financières risquent d'être colossales. L'innovation pensée uniquement comme un progrès technologique sans approche pluridisciplinaire peut devenir un problème sanitaire.

Le drame de l'amiante a été une belle occasion manquée d'éviter un problème majeur et durable de santé publique avec un matériau pourtant naturel. En raison de son faible coût et de ses qualités remarquables, ce dernier a connu une frénésie d'utilisation au XXe siècle dans l'indifférence totale de ses dangers sanitaires, pourtant connus de longue date.

La mauvaise gestion du problème de l'amiante a été révélatrice de l'incapacité de passer de la connaissance à l'acte par manque d'aptitude à quantifier l'importance des risques sanitaires. Elle a eu au moins le mérite de faire évoluer l'expertise en santé publique et son utilisation par les pouvoirs publics.

Les performances des techniques de mesure changent aussi le niveau de protection humaine.

À la différence de la microscopie optique à contraste de phase (MOCP) d'abord utilisée, la microscopie électronique à transmission analytique (META) permet actuellement d'identifier des fibres plus fines d'amiante, à la toxicité plus élevée. Cette meilleure approche de l'exposition justifie l'abaissement des valeurs réglementaires, ce qui renforce les obligations de protection humaine et augmente les coûts liés à un matériau à l'origine peu onéreux.

Les inconnues des nanomatériaux

La montée en puissance des nanotechnologies, qui laissent entrevoir des bénéfices considérables et l'avènement d'une nouvelle industrie avec des fabrications en masse, mobilise les toxicologues. Les nanoparticules sont, par consensus international, des particules de taille inférieure à 100 nanomètres (nm). Un certain corpus de connaissances démontre clairement que, pour une même substance, les particules nanométriques sont plus toxiques que celles qui ont des dimensions micrométriques. Pour un volume inhalé identique, une particule de 5 micromètres (µm) correspond à 12 500 particules de 100 nanomètres (0,1 µm). La surface de contact avec les tissus biologiques est 50 fois plus élevée par unité de masse, ce qui accroît la réactivité avec les membranes et molécules biologiques.

De nouvelles fonctionnalités sont apportées aux produits et aux revêtements du bâtiment par les nanomatériaux. L'ajout de billes de fumée de silice amorphe, ayant un diamètre 100 fois plus petit que les grains de ciment et une surface spécifique très élevée, améliore la résistance des ciments et des bétons. Les nanotubes de carbone suscitent un intérêt considérable compte tenu de leurs propriétés exceptionnelles, mécaniques, électriques et chimiques, alors que les connaissances relatives aux dangers qu'ils représentent pour la santé humaine sont encore très lacunaires. Le béton, les vitrages, les peintures, les revêtements plastiques, les céramiques deviennent autonettoyants et épurateurs de l'air grâce à la photocatalyse liée au dioxyde de titane (TiO2) de taille nanométrique. En 2010, cette substance a été classée cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer de l'Organisation mondiale de la santé, en raison de l'évidence suffisante de cancérogénicité chez l'animal. Par ajout de nanoargent, les produits acquièrent des propriétés antibactériennes et antifongiques. Or, compte tenu de l'engouement suscité par ces nanomatériaux, le nombre de travailleurs exposés devrait augmenter au cours des prochaines années.

Le risque sanitaire est le produit de l'exposition et de la toxicité. La connaissance de la nocivité des nanomatériaux étant actuellement insuffisante, la diminution des expositions est la première action à mettre en place. L'efficacité des équipements de protection individuelle (EPI) actuels pose question face aux nanomatériaux, par exemple lors du ponçage d'une peinture contenant des nanoparticules.

Principe d'innovation et principe de précaution

Les tenants de l'innovation sans contraintes ont une perception négative du principe de précaution, qu'ils accusent de paralyser la recherche et de priver la société française de progrès technologiques. Ils militent pour accoler le principe d'innovation au principe de précaution et l'inscrire aussi dans la Constitution, afin de garantir un droit au progrès et aux bénéfices de la science et de la technologie. Cependant, toute innovation est-elle bonne au point de devenir un droit ?

Il est vrai que des discours alarmistes risquent de conduire les pouvoirs publics à adopter des réglementations excessivement protectrices et aussi coûteuses qu'inutiles pour des risques mineurs, surestimés ou non avérés ultérieurement. Mais il est aussi reconnu qu'une trop grande frilosité à exercer le principe de précaution dès la présomption de nocivité retarde la mise en place de mesures et expose à la répétition des erreurs du passé. Le manque de preuves scientifiques d'un risque est souvent interprété comme une preuve de sécurité. Dans le doute, renoncer à appliquer le principe de précaution peut être une négligence coupable avec des conséquences sanitaires, environnementales et financières regrettables.

Au-delà de la médiatisation des crises sanitaires, une politique de santé environnementale fondée sur une approche rationnelle du principe de précaution est possible et nécessaire, comme l'affirme le professeur William Dab, ancien directeur général de la santé : « L'évaluation des risques, dans sa manière de traiter les incertitudes scientifiques, devient un support de démocratie... Quand le futur devient un déterminant du présent, nous sommes au coeur d'une démarche de précaution 1.»

Les effets positifs du principe de précaution sont rarement évoqués. Or, il stimule les améliorations techniques, voire l'innovation, la recherche de produits ou d'équipements plus sûrs, et engage l'économie dans une voie plus responsable

Les risques sanitaires, leviers d'innovation

Après des décennies d'indifférence médiatique, on a « découvert » au XXIe siècle que nous respirions dans les bâtiments... et que l'air y est bien souvent plus pollué qu'à l'extérieur. Les causes de la dégradation de l'air des bâtiments sont multiples : transfert des contaminants du sol et de l'air environnant, émissions de matériaux, de produits de décoration et d'entretien, ameublement, diminution du renouvellement d'air pour des raisons énergétiques, insuffisance de maintenance des équipements, etc.

Le constat de cette détérioration progressive de l'air de nos espaces intérieurs et de ses impacts sanitaires, surtout respiratoires (allergie, asthme, bronchite chronique, accident vasculaire, cancer du poumon...) impose et accélère maintenant l'innovation portant sur des matériaux, outils de mesure, méthodologies... Citons quelques exemples.

La pollution atmosphérique est suffisamment médiatisée pour que l'on réfléchisse à la qualité de l'air apporté aux bâtiments, surtout à proximité d'un trafic routier intense. Pour réduire le transfert de polluants de l'air extérieur vers les espaces intérieurs, différents systèmes performants de filtration vis-à-vis de la pollution particulaire, mais aussi moléculaire, sont proposés.

Le collage de pièces de bois, innovation du début du XXe siècle, a remplacé les assemblages mécaniques. En 1930 apparaissent les adhésifs à base d'urée-formol et de résorcine, toujours utilisés par l'industrie des produits dérivés du bois. Un nouveau polluant de l'air intérieur est ainsi apparu, le formaldéhyde, dont l'augmentation des concentrations dans l'air intérieur a été aggravée par un renouvellement d'air réduit après les chocs pétroliers des années 1970. La diminution de l'exposition à cette substance, à la fois irritante des muqueuses respiratoires, oculaires et cutanées, responsable d'eczéma et d'asthme et cancérogène certain en milieu professionnel, impose de nouveaux procédés de fabrication des produits : nouvelle formulation des colles avec substitution, ajout de piégeurs de formaldéhyde, utilisation de barrières ou d'écrans à la diffusion de ce composé dans l'air. Des matériaux dits actifs ou des systèmes épurateurs sont également proposés pour réduire les concentrations dans l'air de ce « polluant star ».

L'innovation vient ainsi au secours des problèmes sanitaires qu'elle a contribué à créer.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2015-6/probleme-ou-solution-sanitaire-nbsp.html?item_id=3488
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