Bruno TEBOUL

Senior vice-président sciences et innovation du groupe Keyrus, enseignant-chercheur à l'université Paris-Dauphine et membre de la gouvernance de la chaire « data scientist » de l'École polytechnique.

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La « disruption destructrice » à l'oeuvre

L'analyse de la mutation numérique en cours et de son contexte socio-économique permet de réfuter la théorie de la « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter. Le concept de « disruption destructrice » semble plus approprié à l'heure de l'« ubérisation de l'économie ».

L'analyse de l'innovation selon Schumpeter est encore dominante à l'université et en entreprise, et notamment la fameuse théorie de la « destruction créatrice 1 », tout comme la « théorie du déversement 2 » d'Alfred Sauvy. Elles ne peuvent pourtant plus se vérifier en ces temps d'allongement des cycles économiques, d'aggravation de la crise financière, d'accroissement constant du chômage, de démographie déclinante et d'accélération exponentielle des technologies. La crise actuelle est plutôt à comparer avec la crise de 1780-1850, longue et structurelle. En 2014, la croissance de la productivité globale des facteurs a oscillé autour de zéro pour la troisième année d'affilée, alors qu'elle atteignait à peine 0,5 à 1 % entre 1996 et 2012. Mais le ralentissement de la productivité globale des facteurs est un phénomène généralisé : il touche aussi bien les pays qui ont été les plus affectés par la crise que les pays qui ont été relativement épargnés. Dans les pays avancés, il s'est amorcé avant la crise financière de 2008. Certains ont pu suggérer que le ralentissement de la croissance de la productivité dans les pays avancés s'expliquerait par « un épuisement de l'innovation », selon les termes de Robert Gordon, ou par le phénomène de stagnation séculaire 3, selon Alvin Hansen 4 et Lawrence Summers 5, ou comme une insuffisance chronique de la demande globale. La productivité à l'ère de la robotisation actualise le paradoxe de Robert Solow 6(« Vous pouvez voir l'ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité »), qui, en 1987, fit remarquer que l'introduction massive des ordinateurs dans l'économie, contrairement aux attentes, ne s'était pas traduite par une augmentation statistique de la productivité. Ce qui s'explique notamment par le décalage dans le temps entre l'investissement en connaissances et son impact, dû aux temps plus longs de formation et aux effets d'obsolescence.

L’accélération des cycles d’innovation associée aux phénomènes de « stagflation » et de baisse de la natalité accroît la distance entre la destruction des emplois précédents et la création de nouveaux emplois.

Contre Schumpeter et Sauvy

Alors pourquoi nous faudrait-il dépasser la « destruction créatrice » schumpétérienne et penser la « disruption destructrice » ? Cinq facteurs principaux sont à prendre en considération :

  • Absence de croissance économique (crise).
  • Démographie défavorable (vieillissement, faible natalité...).
  • Accélération exponentielle des technologies sans accroissement de la productivité.
  • Raccourcissement des cycles d'innovation.
  • Crise écologique.

L'accélération des cycles d'innovation, associée aux phénomènes de « stagflation » et de baisse de la natalité, accroît la distance entre la destruction des emplois précédents et la création de nouveaux emplois et fait disparaitre le point de bascule entre les deux. Nous appelons ce phénomène le « paradoxe Schumpeter-Sauvy », qui justifie notre concept de « disruption destructrice ». Car le déversement d'un secteur à l'autre n'est pas immédiat, ni systématique : Jean Fourastié 7 nuançait déjà cette théorie en soulignant par exemple qu'un ouvrier peinera à se reconvertir dans l'informatique.

Le chômage français a plusieurs spécificités : la forte progression du chômage de longue durée, la forte dégradation de l'emploi industriel liée à la tertiarisation de notre économie, le dualisme du marché du travail (emplois précaires contre CDI), qui amplifie l'ajustement de l'offre et la demande d'emploi. En effet, en période de crise, les entreprises se défont d'abord des emplois les moins bien protégés (stagiaires, intérimaires, CDD...). En France, entre 1976 et 2014, le taux de chômage général est passé de 3 % à 10 % 8. Pour la zone euro, la perte d'emplois de salariés intermédiaires s'élève à 6,7 millions d'emplois pour 4,3 millions d'emplois peu rémunérés créés au cours des cinq dernières années. Aux États-Unis 9, ce sont 7,5 millions d'emplois qui ont disparu, dont 50 % d'emplois intermédiaires, sur la même période 10.

Donc, pas de déversement possible en proportion des emplois détruits par l'automatisation. Aucune poche de création d'emplois possible : les nouvelles générations ne sont pas encore présentes sur le marché du travail, la natalité en berne pénalise toute opportunité de déversement réel. Les nouvelles générations ne peuvent donc pas encore occuper d'éventuels nouveaux emplois mieux qualifiés, mêmes créés sur le court terme, ou à horizon dix ans, par exemple (2026), du fait de l'accroissement constant des cycles d'innovation, de l'évolution des protocoles informatiques et des exigences de formations supérieures aux sciences et aux technologies avancées (master, doctorat) qui s'opèrent donc sur plusieurs années (entre cinq et huit ans d'études au minimum). Cette réalité nouvelle engendre non pas un « déversement », mais une « trappe aux emplois ».

L'exemple du marché des « data scientists »

Cette « trappe aux emplois » s'explique par une désynchronisation entre les nouvelles opportunités de métiers de plus en plus qualifiés, nécessitant un très haut niveau de formation, des cycles d'études supérieures longs, peu répandus encore, et les personnes à même d'y répondre sur le court terme. Prenons un exemple concret, lié à l'explosion des données massives et multistructurées (big data) et à l'avènement des data scientists : les prévisions à horizon 2020 font état de 2 500 nouveaux emplois pouvant être créés en France. Or, pour devenir data scientist, une formation scientifique longue et difficile est requise (environ cinq à six ans au minimum, en mathématiques appliquées, informatique avancée, management de projet...). Les premières filières de formation aux data sciences ont vu le jour en 2014 en France et seulement quelques dizaines, voire centaines, de data scientists ont été formés dans nos grandes écoles et autres universités.

Cette pénurie de scientifiques des données entraîne une hausse fulgurante des salaires d'embauche et cette surenchère crée même pour certains une sorte de « bulle salariale » engendrée par l'apparition artificielle et anachronique sur le marché d'une demande de profils rares et convoités. L'autre conséquence et effet collatéral tient au déclassement, à la dégradation des métiers touchés par la science des données : les analystes de données, les analystes quantitatifs et les actuaires sont victimes de l'engouement pour le métier de scientifique des données, que l'on présentait dès 2013 comme le job le plus sexy du XXIe siècle.

Le même phénomène pourrait être décrit à propos des profils d'architectes informatiques spécialisés dans les big data et maîtrisant les protocoles pointus tels que MapReduce, Hadoop, Spark, ou encore les langages comme Java, Python, Scala... Les architectes spécialisés dans le cloud computing sont eux aussi très convoités, mais ils sont très peu nombreux sur le marché actuel. Tous ces nouveaux métiers sont certes très prisés et payés à prix d'or, mais il s'agit d'un marché de niche qui est à la fois pénurique, survalorisé, et qui ne concerne qu'une petite partie des profils informatiques...

Si la numérisation détruit des emplois dans tous les secteurs depuis des décennies, l’automatisation accélère ce phénomène.

De l'ubérisation de l'économie à l'automatisation de la société

Si la numérisation détruit des emplois dans tous les secteurs depuis des décennies, l'automatisation accélère ce phénomène. En effet, la numérisation permet de démultiplier les potentialités de l'automatisation, grâce à la mise au point de programmes permettant l'individualisation de la production. Ainsi, les machines-outils à commande numérique puis les imprimantes 3D se conçoivent comme la jonction de l'automatisation : la machine fabrique le produit et grâce à la numérisation, un programme dirige la machine et permet la fabrication de bout en bout de plusieurs articles différents par une seule machine.

La technologie numérique permet également de faciliter la mise en relation directe (circuit court) de deux personnes pour l'exécution d'une tâche bien précise, l'achat d'un bien ou la fourniture d'un service (phénomène que nous avons déjà défini par le terme d'« ubérisation ») 11. Cette relation directe, qui permet la concurrence d'amateurs face aux acteurs professionnels (les hôtes inscrits sur Airbnb concurrencent les hôteliers professionnels), tend également à supprimer les intermédiaires et les emplois qui leur sont liés.

D'autres emplois doivent faire face à la pression accrue des nouvelles technologies, comme les guichetiers, les caissiers. Il en va ainsi du secteur de la logistique - Amazon a déjà mis en place près de 30 000 robots dans ses entrepôts automatisés aux États-Unis 12. Le cynisme et la détermination du PDG d'Uber lui font dire qu'il passera bientôt à une nouvelle étape de son développement en introduisant dans un premier temps dès 2020 pas moins de 500 000 véhicules Tesla autonomes 13 afin de se passer de chauffeurs humains. Ce sera bien le passage de l'ubérisation à l'automatisation totale de l'activité de la firme californienne.

Plusieurs études font état d'un fort degré d'automatisation des emplois à l'horizon 2025, à commencer par les travaux de deux chercheurs de l'université d'Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, en 2013 14. Toutes ces études prospectives établissent une moyenne des risques d'automatisation des emplois en Europe autour de 45 %. Comme nous l'indiquent un rapport de l'institut Bruegel 15, une analyse de la société anglaise Nesta 16 et celle du cabinet de conseil Roland Berger (pour la France) 17, dont les conclusions chiffrées sont similaires.

La disruption numérique constitue une mutation sociétale dont les effets vont bouleverser le cours de l’évolution des Homo sapiens dans leur ensemble.

La dématérialisation, la robotique pervasive, l'intelligence artificielle forte, les neurosciences computationnelles et, en fin de compte, la convergence exponentielle des sciences et des technologies avancées, les NBIC 18, conduiront à la mécanisation du cognitif. Avec comme effets dévastateurs la suppression massive d'emplois de catégories intermédiaires, auxquels s'ajoutera une vague sans précédent de disparitions de tâches peu qualifiées. L'informatisation affecte notamment le travail administratif, détruit le travail tertiaire, voire certaines professions libérales (avocats, huissiers de justice ou encore notaires). La disruption numérique constitue une mutation sociétale dont les effets vont bouleverser le cours de l'évolution des Homo sapiens dans leur ensemble : « Nous sommes plus puissants que jamais, mais nous ne savons trop que faire de ce pouvoir. Pis encore, les humains semblent plus irresponsables que jamais. Self-made-dieux, avec juste les lois de la physique pour compagnie, nous n'avons de comptes à rendre à personne. Ainsi faisons-nous des ravages parmi les autres animaux et dans l'écosystème environnant en ne cherchant guère plus que nos aises et notre amusement, sans jamais trouver satisfaction. Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu'ils veulent19 ?



  1. « [...] Si l'on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme, et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. » Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1951.
  2. « Le phénomène du déversement est celui du transfert d'utilisation du revenu [...]. Quelles que soient les répercussions du progrès technique sur le marché, il y a toujours un bénéficiaire du progrès, c'est-à-dire une personne (ou plusieurs) dont le revenu augmente [...]. L'utilisation de ce ou ces revenus supplémentaires crée des emplois ailleurs, mais ces emplois ne sont identiques ni en nature ni en nombre aux emplois perdus. Le mot déversement s'entend par toute utilisation au dehors de la branche progressiste, de revenus supplémentaires résultant de l'innovation. » Alfred Sauvy, La machine et le chômage, Dunod, 1980.
  3. La stagnation séculaire désigne une situation économique où la fin de la croissance démographique et du progrès technique conduisent à une période d'activité économique anémique.
  4. Alvin Hansen, « Economic progress and declining population growth », American Economic Review, 1939, p. 1-15.
  5. Lawrence Summers, « U.S. economic prospects. Secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound », Business Economics, vol. 49, n° 2, 2014.
  6. « You can see the computer age everywhere except in the productivity statistics », in Robert Solow, « Growth theory and after », American Economic Review, American Economic Association, vol. 78(3), p. 307-317, 1988.
  7. « Le progrès technique oblige les hommes à changer sans cesse de métier pour maintenir l'indispensable concordance entre les choses produites et les choses consommées », in Jean Fourastié, Pourquoi nous travaillons, PUF, « Que sais-je ? »,1959.
  8. Selon l'Insee, le chômage a atteint 10 % fin 2014 (Le Monde du 5 mars 2015).
  9. Bernard Condon et Paul Wiseman, « Millions of middle-class jobs killed by machines in great recession's wake », 25 mars 2013, Huffington Post.
  10. Sources : MIT, université de Louvain et enquête Associated Press.
  11. Bruno Teboul et Thierry Picard, Uberisation = économie déchirée ?, Éditions Kawa, 2015.
  12. http://www.latribune.fr/technos-medias/20140523trib000831560/amazon-veut-faire-travailler-10.000-robots-dans-ses-entrepots.html.
  13. http://www.frenchweb.fr/uber-pense-deja-a-letape-dapres-avec-500-000-tesla-sans-chauffeur/201370.
  14. Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, « The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? », Oxford Martin Working Paper, 17 septembre 2013.
  15. Jeremy Bowles, « The computerisation of European jobs », Bruegel Institute, 24 juillet 2014.
  16. Hasan Bakhshi, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, Creativity vs. robots. The creative economy and the future of employment, Nesta, avril 2015.
  17. Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ?, Roland Berger Strategy Consultants, 2014.
  18. Les NBIC désignent un champ scientifique multidisciplinaire qui se situe au carrefour des nanotechnologies, des biotechnologies, de l'intelligence artificielle et des sciences cognitives.
  19. Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l'humanité, Albin Michel, 2015.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/la-«-disruption-destructrice-»-a-l-oeuvre.html?item_id=3529
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