Isabelle BOURGEOIS

Chargée de recherche au Centre d'information et de recherche sur l'Allemagne contemporaine (Cirac) et rédactrice en chef de Regards sur l'économie allemande.

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Allemagne : la préférence pour l'emploi

Avec un taux de chômage de 5 % 1, l’Allemagne frise le plein-emploi. Pourtant, en France on croit en général que les Allemands sont exposés à la précarisation de l’emploi et au risque de pauvreté. Or, si ces deux phénomènes existent bel et bien outre-Rhin, ils sont aujourd’hui largement contenus.

En 2014, le taux de risque de pauvreté 2 n'est guère plus élevé en Allemagne (15,4 %) qu'en France (14,2 %). En Allemagne, les personnes les plus exposées à ce risque sont les étrangers (32,5 % d'entre eux), les personnes issues de l'immigration (26,7 %), les sans-emploi (57,6 %), les moins de 18 ans (19,2 %) et les foyers monoparentaux (41,9 %). À l'opposé, chez les actifs occupés, ce taux tombe à 7,6 %. Dans un pays à hautes rémunérations comme l'Allemagne, contrairement à ce qu'on affirme souvent en France, le risque de pauvreté n'est donc pas lié à une fourchette salariale qui serait trop ouverte vers le bas, mais bien plutôt à l'absence de qualification ou de maîtrise de la langue, à l'éclatement du modèle familial et, bien sûr, au chômage.

Le travail à temps partiel, c'est-à-dire trente-cinq heures par semaine ou moins dans la définition allemande 3, est souvent mis en cause en France. En Allemagne, sa part se situait à 38,6 % en 2014 (en hausse de 10 points depuis 2000). Il a la prédilection des jeunes mères et est généralement choisi. En France, avec 18,9 %, sa part semble faible en comparaison. La différence s'explique surtout par le fait qu'il n'y a pas d'école l'après-midi outre-Rhin et par le régime allemand de l'impôt sur le revenu, qui favorise l'exercice d'un emploi plus faiblement rémunéré par l'un des conjoints. C'est donc le contexte qui explique cette différence qui, au demeurant, va en s'atténuant : le retard allemand en matière de structures d'accueil de la petite enfance est en train d'être comblé, et les entreprises offrent une gamme de plus en plus large de possibilités pour concilier vie familiale et vie professionnelle.

Par ailleurs, outre-Rhin, 7 % des actifs exercent plusieurs petits boulots. Ces derniers, qui existent dans des configurations diverses depuis les années 1960, sont nommés « minijobs »depuis les lois Hartz et sont rémunérés aujourd'hui 450 euros par mois. Le salarié est exonéré d'impôts et de cotisations sociales et les charges patronales sont réduites. Globalement, le cumul de plusieurs de ces emplois atypiques est le fait de ceux qui ne parviennent pas à trouver un emploi classique, faute de qualification suffisante, ou - phénomène plus récent - résulte du choix délibéré de débutants qu'un emploi salarié classique n'intéresse pas, ou pas encore.

Enfin, alors qu'en France le risque de pauvreté progresse depuis une dizaine d'années, il reste stable en Allemagne, où le chômage a fortement baissé. Le nombre de demandeurs d'emploi inscrits à l'Agence fédérale pour l'emploi et qui perçoivent une allocation de l'assurance-chômage, reste depuis plusieurs années inférieur ou égal à 3 millions, pour 43 millions d'actifs. Ces données administratives incluent l'équivalent de toutes les catégories françaises recensées par la Dares 4. Le nombre de chômeurs correspondant à notre catégorie A (sans activité) n'est que de 830 000 (contre 3,5 millions en France). Quant aux jeunes, ils sont bien intégrés dans le marché du travail, grâce à l'apprentissage : chez les 15-24 ans, avec 7,7 % en 2014, le taux de chômage est un des plus bas d'Europe. Au total, en Allemagne, le taux d'actifs occupés est de 78 % (contre 64 % en France). C'est là le fruit de deux décennies de réformes structurelles qui ont dynamisé la croissance et l'emploi.

Une partie de la population difficile à intégrer

Et pourtant, l'Allemagne compte 7,55 millions de bénéficiaires de minima sociaux (financés par l'impôt). Parmi eux, un premier groupe de 363 000 personnes percevait en 2014 l'aide aux demandeurs d'asile avec l'arrivée de 1 million de migrants en 2015, ce groupe va nettement s'accroître.

Un deuxième groupe de 1,14 million de personnes perçoit l'aide sociale ou le minimum vieillesse : ce sont donc des personnes handicapées ou âgées, et parmi ces dernières (500 000), majoritairement des préretraités ou des femmes qui avaient occupé un emploi à temps partiel (l'actuel gouvernement a créé un complément de retraite pour celles dont les enfants sont nés avant 1992).

Enfin, le troisième groupe compte 6 millions de personnes qui bénéficient des minima forfaitaires (soumis eux aussi à des conditions de revenus) prévus par le régime d'assistance créé sous le chancelier Schröder et connu sous le nom de Hartz IV. Il comprend un peu plus de 4 millions d'actifs à capacité de travail pleine et entière, c'est-à-dire âgés de plus de 15 ans et capables de travailler au moins trois heures par jour. Ils sont considérés par la loi comme à la recherche d'un emploi et, parce qu'ils n'ont encore jamais ou pas suffisamment cotisé à l'assurance-chômage, bénéficient du régime d'assistance. Près des deux tiers d'entre eux n'ont aucune qualification professionnelle, et un gros quart sont des étrangers. Sur ces 4 millions, moins de la moitié (43 %) sont inscrits au chômage les autres bénéficient de mesures de qualification (ou de requalification) ou d'insertion (ou de réinsertion), poursuivent des études ou soignent un membre de leur famille. Un million environ occupent un emploi, dont la moitié un « minijob », ce qui leur permet de cumuler aide et revenu, à l'instar du RSA activité en France. À cela s'ajoutent près de 2 millions de personnes ne répondant pas au critère de la capacité de travail et qui bénéficient elles aussi de minima sociaux (enfants essentiellement).

Chacun est l'artisan de son propre destin

Le fait que tant de personnes bénéficient de minima sociaux peut se lire de deux manières : comme une preuve de pauvreté — c'est alors la perspective du sociologue (ou du statisticien) — ou, à l'opposé — perspective du juriste ou du politique —, comme une preuve du bon fonctionnement de l'État social allemand, puisque personne n'est laissé pour compte tant qu'il n'est pas en mesure d'assurer seul sa subsistance et celle de ses proches. Les transferts forfaitaires sont des minima vitaux que la collectivité est tenue de verser à toute personne en situation de nécessité. Ils ne sont certes pas élevés (dans le régime Hartz IV, le forfait de base est de 404 euros par mois pour un célibataire et le montant total des aides est fonction du nombre d'ayants droits du ménage), mais leur versement n'est pas limité dans le temps. Pour les demandeurs d'emploi, ils s'accompagnent d'un suivi individualisé, en priorité d'une offre de formation-requalification - le sésame du retour à l'emploi et de l'insertion.

L'approche du régime d'assistance Hartz IV est celle d'une politique de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, grâce à l'aide à l'autoassistance. Car, dans l'acception allemande de l'État social, c'est l'insertion par l'emploi qui crée la cohésion sociale, puisqu'il confie une identité et un revenu à chacun — conditions sine qua non de la participation à la vie collective. C'était là l'objectif prioritaire des lois Hartz entrées en vigueur entre 2003 et 2005, sous le second mandat du chancelier Schröder, qui modernisaient le système de protection chômage tout en réactivant le principe constitutionnel qui fonde l'organisation de la société en Allemagne : le principe d'équité des chances. L'individu est fondamentalement libre de ses choix (principe de liberté), et lui seul est l'artisan de son propre destin. La collectivité se doit d'offrir à tous la possibilité de se développer, libre à chacun de saisir ces chances en fonction de ses choix (principe de responsabilité).

Une politique globale de croissance et d'emploi

Ces réformes se conjuguent à beaucoup d'autres, menées depuis le milieu des années 1990, d'une part par les entreprises et les partenaires sociaux pour permettre à l'économie de s'adapter à la globalisation et, d'autre part, par le législateur pour relancer la compétitivité de l'économie, et donc l'emploi, tout en consolidant les finances publiques par une réduction de la dépense. Toutes ces réformes constituent les différentes facettes concrètes d'une vision d'ensemble.

Durant la crise mondiale de restructuration de l'industrie (1993), les entreprises ont rationalisé leur production, soutenues en cela par leurs salariés qui, via leur représentation élue, codécident de la réorganisation de la production. Puis, à partir de 2001, syndicats et fédérations patronales de branche ont signé plusieurs accords d'entreprise qui portent sur la hausse et la modulation du temps de travail : les trente-cinq heures, revendication historique du syndicat IG Metall, sont définitivement abandonnées. En 2004, dans la métallurgie, est signé l'accord de Pforzheim : les clauses d'ouverture permettant de déroger aux hausses salariales en cas de difficultés sont étendues aux entreprises prospères afin qu'elles puissent développer leur compétitivité. Progressivement, les instruments de flexibilisation interne (compte épargne-temps et autres) se généralisent dans toutes les entreprises. C'est grâce à toutes ces mesures que le marché de l'emploi est resté étonnamment stable durant la grande récession de 2009, amenant les observateurs à parler de « miracle de l'emploi ».

Parallèlement, les pouvoirs publics ont lancé dès la fin des années 1990 une réforme en profondeur de l'ensemble du système de protection sociale pour assurer l'avenir de son financement sans peser sur l'activité : il est fait appel à plus de responsabilité individuelle, à travers la retraite par capitalisation ou des déremboursements dans l'assurance-maladie. Ce qui réduit le poids des prélèvements sociaux pesant sur le facteur travail et génère de l'emploi. L'approche est simple : plus les entreprises embauchent, plus le nombre de cotisants s'accroît, moins le financement de l'État social pèse sur les budgets publics et plus le poids des prélèvements fiscaux peut être allégé. En ce sens, la meilleure politique de réduction du déficit est une politique permettant à l'économie de générer de l'emploi.

La clé de l'emploi et de la cohésion

Malgré tous ces efforts collectifs qui ont permis de rompre la spirale de l'exclusion des actifs faiblement qualifiés et des chômeurs de longue durée, des inégalités persistent. En Allemagne, elles ont d'abord une origine structurelle : depuis le milieu des années 1990, la tertiarisation a accru la demande de main-d'oeuvre faiblement qualifiée. Mais les réformes ont réduit (de 1,5 million de personnes) le nombre de chômeurs de longue durée l'essentiel des emplois créés après 2005 sont des emplois dits réguliers, c'est-à-dire des CDI soumis à cotisations sociales.

Reste la principale origine du risque de pauvreté : la faible qualification des personnes qui perçoivent les plus faibles revenus. Certes, le smic horaire légal introduit en 2015 (8,50 euros) accroît le revenu souhaitable. Mais la véritable clé de l'ascension dans l'échelle des revenus demeure la hausse permanente des qualifications — cette doctrine est partagée par le mouvement syndical et le législateur. Les mesures proposées et les aides sont innombrables en Allemagne, tout est mis en oeuvre pour que l'ascenseur social fonctionne. Cela vaut a fortiori pour ceux des réfugiés qui s'installeront durablement en Allemagne : leur insertion passe par l'apprentissage de la langue, d'un métier, puis par la formation continue.

« Un minimum d'inégalité est indispensable pour qu'une économie soit performante, pour garantir la participation du plus grand nombre possible de personnes et pour permettre le progrès économique », écrivait le Conseil des sages dans son rapport annuel 2014-2015. L'inégalité est inhérente à l'équité des chances, comprise comme un principe dynamique. Cette approche-là fait consensus en Allemagne. Elle est bien différente de celle qui prévaut en France, où continue de dominer largement le principe d'assistance.

  1. Selon les critères du Bureau international du travail.
  2. Part des personnes ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu médian. Ce seuil de pauvreté relative donne un aperçu succinct de la répartition des revenus.
  3. Il n'y a pas une durée « légale » du travail en Allemagne, ce sont les partenaires sociaux qui fixent le temps de travail au niveau de leur branche. Le temps-plein varie donc généralement entre trente-huit et quarante heures (il est même de quarante-deux heures dans la fonction publique).
  4. La Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail recense cinq catégories : demandeurs d'emploi tenus de chercher un emploi et sans activité (catégorie A) ou à activité réduite dans le mois — soixante-dix-huit heures ou moins (B), plus de soixante-dix-huit heures (C) —, et dispensés de recherche sans emploi (D) ou en emploi (E).

Les quatre lois Hartz : priorité à la prévention du chômage

  1. Fluidification du passage du chômage à l'emploi. Incitation à l'embauche : assouplissement de la réglementation du travail intérimaire et de la protection contre le licenciement, développement des mesures de (re)qualification des chômeurs. Incitation au retour à l'emploi : les chômeurs indemnisés sont plus explicitement incités à accepter tout emploi jugé « acceptable ». (Entrée en vigueur le 1er janvier 2003.)
  2. Priorité à l'inclusion. Création d'un statut d'autoentrepreneur, assouplissement du régime des emplois dits « minimes », rebaptisés « minijobs ». (Entrée en vigueur le 1er janvier 2003.)
  3. Redéfinition de l'assurance-chômage : réorganisation de l'Agence fédérale pour l'emploi ; redéfinition de la notion de demandeur d'emploi (inactivité, disponibilité, effort personnel) ; réduction à douze mois de la durée de versement des allocations, sauf pour les seniors, et nouveau mode de calcul (60 % ou 67 % du salaire net précédent pour un célibataire sans ou avec enfant, plafonné à un peu moins de 3 000 euros par mois). (Entrée en vigueur le 1er janvier 2004.)
  4. Réorganisation des régimes d'assistance sociale. L'aide sociale est réservée aux personnes dans l'incapacité de travailler. Création d'un nouveau régime d'assistance (« Hartz IV ») s'adressant aux demandeurs d'emploi en situation de nécessité et ne pouvant prétendre au régime d'assurance-chômage. Création de mesures spécifiques de resocialisation pour les personnes en voie de marginalisation et ouvrant droit à dédommagement : les « jobs à 1 euro ». (Entrée en vigueur le 1er janvier 2005.)
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