Thierry PECH

Directeur général de Terra Nova.

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Le crépuscule de la société salariale

Défiants à l'égard des organisations, les jeunes ont ouvert la voie à un mouvement plus large de démobilisation d'une partie des salariés - y compris les plus qualifiés - à l'égard du travail salarié.

Nous nous sommes habitués à identifier le travail au salariat, et le salariat au contrat à durée indéterminée (CDI). La spectaculaire expansion du monde salarié dans les décennies d'après-guerre nous a longtemps confortés dans cette idée. Les salariés représentaient moins des deux tiers de l'emploi total en 1936 et près de 90 % en 1995. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le salariat fut ainsi le socle d'un modèle de société qui articulait étroitement activité professionnelle et droits sociaux.

Mais le mouvement s'est interrompu au début des années 2000 puis a commencé à reculer. En outre, si le salariat demeure largement dominant, il englobe aujourd'hui des situations très différentes. Le modèle du salarié des années 1970 - un actif à temps plein en CDI, vivant presque uniquement de la vente de sa force de travail et demeurant de longues années dans le même poste - est aujourd'hui en perte de vitesse du fait de la multiplication des emplois précaires, de l'extension du temps partiel, de la multiplication des carrières accidentées...

Une montée des indépendants

L'accroissement des situations d'indépendants ou d'autoentrepreneurs témoigne également de ce repli. Le régime d'autoentrepreneur a vu le nombre de ses adhérents actifs plus que tripler : près de 1 million fin 2014 contre 310 000 fin 2009. Dans le même temps, le nombre des actifs indépendants (non autoentrepreneurs) a bondi pour passer de 218 000 à plus de 900 000. Les statistiques de créations d'entreprises complètent ce tableau. Si l'on exclut les autoentrepreneurs, la progression des créations d'entreprises traditionnelles a connu un rythme soutenu (+ 54 % de 2002 à 2008, + 87 % de 2008 à 2010), mais il s'agit dans plus de 90 % des cas d'entreprises... sans salariés ! Pour l'essentiel, ces créations d'entreprises sont donc autant de sorties du salariat.

Cette érosion de la société salariale a d'abord été poussée par le recul de l'entreprise intégrée, typique de la société industrielle d'après-guerre. Un recul qui se traduit par un large mouvement de déliaison : développement de la sous-traitance, de l'externalisation, de la microentreprise, des prestations de services individuelles gérées par les règles du droit commercial, et de la fragmentation du travail (« tractionnariat », détachement, portage, indépendants, etc.).

Certaines entreprises peuvent désormais s'imaginer comme des portefeuilles de liens et de contrats plus ou moins circonstanciels et éphémères plutôt que d'emplois au sens où nous l'entendions dans les années 1970. Ce capitalisme a pu être identifié naguère aux utopies de « l'entreprise sans usine » il se réalise aujourd'hui de manière plus efficace encore dans la capacité des grandes plateformes numériques à faire collaborer, sans aucun lien de subordination ni aucun engagement d'avenir entre eux, des milliers d'individus distants.

La confiance mise à mal

Ce qui se détricote dans le même temps, c'est la confiance dont le statut salarial était le gage. Quand s'éloigne l'horizon de la sécurité, et avec elle les droits sociaux attachés au travail salarié, c'est toute une institution de la confiance qui tremble : celle qui distribuait de l'indépendance aux individus d'une main assez légère pour leur procurer l'illusion d'être les seuls maîtres à bord de leur existence, alors même que leur autonomie résultait pour une bonne part d'un grand compromis collectif. Progressivement privés de ces ressources, ils sont pris dans les contradictions d'une société qui continue d'aiguiser les promesses d'autonomie par les études, l'effort et le travail, et d'une expérience qui ternit, voire déçoit ces promesses.

Mais aujourd'hui, ce n'est pas simplement le tapis du statut qui se retire sous les pieds de nombreux actifs ce sont désormais des actifs eux-mêmes qui, désabusés ou las d'attendre, nourrissent une critique plus ou moins sourde des organisations traditionnelles et commencent à se retirer du jeu. La nostalgie des sécurités associées au statut salarial des années 1970 cohabite ainsi avec une critique croissante de l'organisation du travail salarié.

Une figure résume souvent le désamour avec la relation salariale : la « génération Y ». C'est le nom que des DRH déroutés ont donné aux jeunes salariés arrivés sur le marché du travail à partir du début des années 2000, les jugeant souvent opportunistes, impatients, réfractaires à la hiérarchie, collés à leurs smartphones et animés d'un individualisme peu compatible avec l'esprit d'entreprise. Contrairement à une idée répandue, la distance au travail des 18-29 ans n'est pas le fruit d'un désintérêt pour le travail lui-même, mais d'une défiance croissante à l'égard des organisations traditionnelles. La succession des stages, des emplois précaires et des périodes de chômage ont eu raison bien souvent de leurs illusions. Ils vivent désormais comme trop asymétrique le deal salarial qui leur est proposé.

Evidemment, cette étiquette générationnelle masque des disparités importantes au sein même de la jeune génération. En outre, le désamour avec la relation salariale n'est pas le monopole des nouveaux venus. Il se manifeste également chez nombre de leurs aînés sous les diverses formes de la démotivation, du manque d'implication, du retrait ou de la résistance passive. Comme les Y, une grande majorité de Français aiment le travail et s'y projettent même plus que leurs voisins. Mais longtemps ils se sont sentis insuffisamment reconnus dans leurs entreprises. Ce ne sont pas seulement le deal sécurité vs subordination ou la promesse de moins en moins tenue de stabilité dans l'emploi qui les éloigne, mais aussi le manque d'autonomie dans le travail et le manque de perspectives de mobilité.

Le rôle de la formation

L'élévation du niveau de formation générale de la population active, qui a accru les attentes liées à l'activité professionnelle, a également joué un rôle dans ce mouvement de déprise. Les termes de la relation salariale avaient été posés dans une société de type industriel et de plein emploi, pour une population dont le niveau moyen de qualification était relativement bas et les espérances de mobilité professionnelle et d'accomplissement personnel dans le travail plus modestes. Au contraire, la hausse des qualifications et des promesses nouées au fil d'une formation initiale plus longue nourrit un puissant sentiment de déclassement ou de déqualification, au contact d'un monde du travail où l'on s'insère plus difficilement et qui est resté, pour une large part, peu disposé à donner de l'autonomie réelle aux salariés.

Les évolutions managériales qui ont marqué ces deux dernières décennies n'ont rien arrangé : l'obsession du reporting, la vogue des indicateurs de performance, la diffusion des progiciels de gestion intégrés, tous ces instruments qui ont mis la technologie au service d'un contrôle toujours plus étroit des salariés ont instillé la défiance dans de nombreuses relations de travail. Ils ont introduit dans le monde des services l'horizon d'une organisation scientifique du travail que l'on croyait réservée au monde de la production manufacturière d'hier. Ce faisant, ils ont aiguisé la contradiction entre les pratiques vécues du travail et un discours managérial vantant l'autonomie et l'initiative.

D'autres horizons

Cette démobilisation d'une partie du salariat achève de faire perdre sa centralité au travail sous la forme que nous lui avons connue depuis la Libération, c'est-à-dire la relation d'emploi salariale. Ce recul du salariat comme horizon de progrès et de sécurité va de pair avec l'invention d'autres formes d'organisation de l'activité ou de diversification des allégeances des actifs. Les slashers ont ainsi plusieurs jobs et complètent leurs revenus en exploitant les opportunités de l'économie collaborative. Un nombre croissant de salariés combinent aussi salariat et autoentreprise. Des « navetteurs » font leur apparition sous l'oeil des géographes, qui voient croître les actifs travaillant deux jours ici et deux autres ailleurs ou à leur domicile...

Ces évolutions n'entament pourtant pas le prestige du CDI chez un grand nombre de personnes. Mais c'est d'abord pour des raisons de crédit social : pour sécuriser le bailleur quand on est à la recherche d'un logement, le banquier quand on a besoin d'emprunter, etc. Le CDI n'est plus tant une norme sociale qu'un moyen. Et ce n'est pas la moindre des contradictions actuelles que de valoriser à la fois les formes alternatives au salariat et le statut d'emploi le plus protecteur.

Où donc ces mutations nous mèneront-elles ? Gardons-nous du pessimisme. Certes, il est probable que les forces de déliaison qui travaillent notre économie redonneront une place à des figures que nous regardions hier encore comme des héritages du passé (renouveau des petits indépendants, travail à la tâche, etc.). Certes, il faudra veiller à ce qu'aucun agent ne puisse totalement s'émanciper de ses responsabilités sociales. Et il ne fait guère de doute que de nombreuses activités nécessiteront encore une division du travail suffisamment intégrée pour impliquer des relations d'emploi relativement stables. Mais il est vain d'imaginer que le salariat puisse être défendu dans la forme et au niveau d'hégémonie qui furent les siens au sortir des « trente glorieuses ». Le défi qui nous attend, c'est d'attacher les droits sociaux aux personnes plutôt qu'aux statuts, de manière à restaurer la confiance des individus et à leur permettre de s'insérer sans crainte dans une vie active à la fois plus incertaine et plus diversifiée.

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