Aurélien FORTIN

Chef du département Emploi à la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail, de l'Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social.

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Une mutation des formes traditionnelles d'emploi

L'observation des évolutions récentes de l'utilisation des contrats de travail par les entreprises et, dans une moindre mesure, du non-salariat, montre des transformations notables dans les formes d'emploi en France. Elles ne concernent toutefois qu'une petite partie des actifs.

Avant même l'émergence des plateformes numériques et les réflexions sur les nouvelles formes d'emploi qui pourraient se développer dans le sillage de l'« ubérisation », d'autres évolutions économiques avaient entraîné des remises en question des formes traditionnelles de l'emploi en France. Le commerce international, par exemple, la fragmentation de la chaîne des valeurs, ont accru le besoin de flexibilité des entreprises et ont pu expliquer la hausse du recours à l'intérim par les entreprises industrielles. L'automatisation de certaines tâches et la robotisation font concurrence aux salariés peu qualifiés et ont pu inciter les pouvoirs publics à élargir l'utilisation des CDD.

De façon plus générale, le fort taux de chômage conduit à s'interroger sur la pertinence du modèle du salariat.

Un impact encore faible de l'ubérisation

Commençons par la question la plus difficile : notre société est-elle en passe de s'« ubériser » ou, plus généralement, le non-salariat va-t-il progressivement prendre la place du salariat ? Sur ce point, de premiers éléments de cadrage peuvent être mis en avant, qui ne montrent pas un phénomène massif pour l'instant.

Il est vrai que le travail non salarié a progressé en France ces dernières années (de 2 millions de non-salariés en 2005 à 2,8 millions en 2014 pour la France métropolitaine selon les estimations de l'Insee), principalement en raison de l'essor du statut d'autoentrepreneur : fin juin 2015, la France comptait un peu plus de 1 million d'autoentrepreneurs. Cependant, un tiers de ces autoentrepreneurs occupent en même temps une fonction salariée 1, preuve qu'il ne s'agit pas encore d'une rupture nette avec l'ancien modèle. De plus, selon une récente étude de l'Insee, la moitié des autoentrepreneurs n'étaient pas économiquement actifs en 2009, et moins de 10 % des autoentreprises créées en 2009 dégageaient, trois ans plus tard, un revenu supérieur au smic 2.

Une analyse fine des données sur les créations de microentreprises met en évidence une augmentation significative en 2015 du nombre d'immatriculations dans le secteur des « transports et entreposage » (croissance annuelle de 48,6 %, en particulier grâce à l'augmentation des immatriculations dans le secteur des « transports de voyageurs par taxis », de type « Uber », donc (10 200 créations contre 6 900 en 2014). À l'échelle du pays, la contribution est cependant extrêmement faible.

Il est possible que la tendance se poursuive. La comparaison avec nos voisins montre que le non-salariat est actuellement plus développé chez certains d'entre eux (la part de l'emploi non salarié dans l'emploi est, en 2014, selon Eurostat, de 17,3 % en Espagne et 14,6 % au Royaume-Uni, contre 11,2 % en France et 10,1 % en Allemagne).

Des évolutions notables dans l'utilisation des CDD

Dans le champ du salariat, les données dont nous disposons à la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) permettent de mettre en évidence quatre constats quant à l'utilisation des dispositifs actuels (CDD et CDI 3).

Une grande majorité d'embauches en CDD...

En 2013, selon les données sur les mouvements de main-d'oeuvre disponibles, 83,6 % des embauches sous forme de contrat se sont faites en CDD, un taux en constante hausse ces dernières années (il s'élevait à 78 % avant la crise). C'est particulièrement vrai dans le tertiaire, où ce taux atteignait 85,3 % la même année, contre 67,9 % et 60,6 % respectivement dans l'industrie et dans la construction 4. Au premier trimestre 2015 5, le taux global atteignait 85,3 %, preuve que cette tendance s'est poursuivie.

... qui semble surtout traduire le raccourcissement de la durée d'une partie des CDD...

Ce premier constat est cependant loin d'être suffisant pour résumer la situation. Une deuxième observation la met en effet en lumière d'une façon tout à fait différente : l'augmentation significative du nombre de CDD tient très largement au raccourcissement de leur durée et, en particulier, au développement des contrats de moins d'un mois 6. Par suite, le nombre de recrutements en CDI n'a pas vraiment diminué, c'est le nombre de recrutements de contrats courts qui a augmenté. De la même façon - mais dans une moindre mesure -, un raccourcissement de la durée moyenne des missions d'intérim a également été observé (de 1,9 semaine avant la crise à 1,7 fin 2012 7).

Ceci signifie que le phénomène auquel nous assistons ne semble pas être principalement un remplacement de CDI par des CDD courts : il s'agirait plutôt, ou aussi, d'un remplacement de CDD courts par des CDD très courts. Pour preuve, l'évolution de la part des CDI dans le stock d'emplois a très peu évolué ces dernières années (de 87,7 % en 2003 à 86,9 % en 2012).

... concentrée dans un nombre très limité d'établissements

Le troisième constat est peut-être le plus important pour mettre en lumière le premier. Selon les résultats préliminaires d'une étude actuellement en cours à la Dares, cette utilisation de contrats de moins d'un mois (responsable, donc, du raccourcissement de la durée des CDD et de l'augmentation de leur part dans les embauches) ne serait pas généralisée : elle serait concentrée sur une faible minorité d'établissements (5 %) qui, à eux seuls, seraient responsables de la quasi-intégralité des recours aux CDD courts observés (plus de 95 %). Lorsqu'on enlève ces établissements, ce ne sont plus 85 % des embauches qui sont réalisées en CDD, mais entre 60 et 70 %, ce taux étant stable depuis 2009.

Selon ces résultats préliminaires, ces établissements sont majoritairement de petite taille, appartiennent au tertiaire, et en particulier à des secteurs pouvant recourir aux CDD dits d'usage 8. Une précision importante est cependant à apporter : l'intérim, en forte croissance ces dernières années — peut-être pour des raisons conjoncturelles 9 —, est exclu de cette analyse qui porte uniquement sur des contrats de travail de type CDD et CDI. Or, l'intérim est six fois plus fréquent dans l'industrie que dans les services, alors que le CDD y est deux fois moins répandu : dans ces deux secteurs, un potentiel besoin de flexibilisation pourrait donc être pourvu par l'intérim, et non par l'augmentation des CDD.

Le CDI n'est pas incompatible avec une forte mobilité

Dernier constat : dans de nombreux cas, l'embauche en CDI n'est pas immédiatement synonyme d'emploi stable. En effet, plus d'un tiers des CDI sont rompus dès la première année10 (36,1 % en 2011 ). La principale cause de rupture reste la démission (44 % des cas), suivie de près par la fin de la période d'essai (35 % des cas). On observe que l'embauche en CDI est fréquente dans des secteurs qui ont justement du mal à attirer une main-d'oeuvre stable en raison des salaires ou des conditions de travail.

En conclusion, ces évolutions montrent que le marché du travail évolue fortement et que les entreprises font évoluer leur recours à des formes traditionnelles d'emploi. Néanmoins, ces changements semblent concentrés sur une petite partie des emplois et des individus.

Les pratiques d'embauche apparaissent ainsi très hétérogènes : pour 5 % des établissements, le CDI n'est plus le contrat de référence, et les contrats utilisés (CDD de moins d'un mois) suggèrent une vraie transformation du lien employeur-employé. Ces établissements, souvent de petite taille, se trouvent dans un nombre limité de secteurs des services. Il resterait à étudier plus en détail les déterminants de ce recours aux CDD, en distinguant ce qui relève des spécificités sectorielles (restauration, hôtellerie, spectacle...) et des politiques de gestion des RH spécifiques à certains établissements ou entreprises.

Le recours à l'intérim devrait également faire l'objet d'attention. Certes, il concerne une partie minoritaire de la population (2 % en moyenne par an), mais, dans la construction et dans l'industrie, il semble parfois utilisé comme une forme durable d'emploi, ainsi qu'en témoigne la multiplication des missions dans le même secteur par certains intérimaires.

  1. « Emploi et revenu des indépendants », Insee Références, édition 2015.
  2. « Autoentrepreneurs : au bout de trois ans, 90 % dégagent un revenu inférieur au smic au titre de leur activité non salariée », Insee Première n° 1414, septembre 2012.
  3. Il est à noter que les données produites à la Dares peuvent sous-estimer le nombre de CDD, du fait du possible regroupement par les entreprises de plusieurs CDD en un au moment du dépôt de leur déclaration de mouvement de main-d'oeuvre (par exemple, déclaration que le salarié n'a fait qu'un contrat d'une semaine alors qu'il est venu faire des extras - et des contrats différents - tous les jours de la semaine). Ceci peut amener à sous-estimer le nombre de contrats courts conclus.
  4. Voir « Les mouvements de main-d'oeuvre en 2013 », Dares Analyses, n° 94, décembre 2014.
  5. Il s'agit du dernier chiffre disponible côté Dares, les publications sur les mouvements de main-d'oeuvre ayant été retardées par la progressive substitution de la source habituelle par la déclaration sociale nominative (DSN).
  6. Claude Picart, « Une rotation de la main-d'oeuvre presque quintuplée en trente ans : plus qu'un essor des formes particulières d'emploi, un profond changement de leur usage », Insee Références, « Emploi et salaires », édition 2014.
  7. « Entre 2000 et 2012, forte hausse des embauches en contrats temporaires, mais stabilisation de la part des CDI dans l'emploi », Dares Analyses, n° 53, juillet 2014.
  8. Les CDD d'usage sont des formes spéciales de CDD qui peuvent être renouvelés indéfiniment et sont souvent de durée très courte. C'est par exemple la forme d'emploi des « extras » dans les restaurants, qui peuvent signer un contrat différent chaque jour.
  9. L'intérim est une forme d'emploi plus flexible qu'un contrat de travail. Il s'agit donc d'une forme d'emploi plus cyclique, qui baisse rapidement et fortement durant les crises et peut remonter plus fortement en phase de reprise.
  10. « Plus d'un tiers des CDI sont rompus avant un an », Dares Analyses, n° 005, janvier 2015.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/une-mutation-des-formes-traditionnelles-d-emploi.html?item_id=3531
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