Cécile RENOUARD

Religieuse de l'Assomption. Professeure au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris et directrice du programme de recherches « Codev - Entreprises et développement » à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (Essec).

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Le travail au service du lien social et écologique

La pensée sociale de l'Église catholique définit la notion de travail, sa place et ses objectifs dans l'existence. Elle appelle aussi à regarder avec discernement les modèles économiques et sociaux à privilégier.

Le travail, terme qui recouvre des réalités multiformes, est-il la condition d'une vie humaine digne ? Le contraste est saisissant aussi bien au Nord, entre les cadres pris dans des spirales de workaholism et les chômeurs de longue durée, qu'au Sud, entre les entrepreneurs richissimes profitant des circuits financiers opaques et les travailleurs informels précaires. Partout, l'économie numérique menace de détruire des millions d'emplois, sans en promettre une création équivalente. Le travail comme l'absence de travail peuvent être sources de stress, de souffrance, d'insécurité, de désespérance...

De plus, le contexte actuel nous interdit de réfléchir au maintien, coûte que coûte, d'une activité professionnelle comme s'il s'agissait d'un absolu non négociable (position encore fréquemment adoptée par certains représentants syndicaux) nous sommes tenus d'étudier la compatibilité de cette activité avec les enjeux sociétaux et écologiques mondiaux, avec les réquisits de la transition écologique et énergétique. Quel développement humain au travail et quelle justice sociale et écologique par le travail, à l'ère de l'anthropocène 1 ?

La pensée sociale de l'Église catholique consiste en l'élaboration d'un corpus de textes qui accompagnent l'évolution de nos sociétés, de nos modèles de production, d'échange et de consommation et sont destinés à nourrir un dialogue entre chrétiens et hommes et femmes de bonne volonté quant aux façons de « répondre, en s'appuyant sur la réflexion rationnelle et l'apport des sciences humaines, à leur vocation de bâtisseurs responsables de la société terrestre2 ».

Sur le thème du travail, deux grands axes parcourent ces documents : le premier définit une certaine vision anthropologique, relationnelle, de l'être humain au travail le deuxième en tire les conséquences pour envisager des transformations institutionnelles cohérentes dans des contextes diversifiés. Nous nous appuierons surtout sur la lettre encyclique de Jean-Paul II sur le travail, Laborem exercens, parue en 1981, et sur la lettre encyclique récente du pape François, Laudato si', parue en 2015 : elles marquent le passage d'une insistance sur la dignité subjective de la personne humaine au travail face aux dérives d'une conception financière et gestionnaire de l'emploi à un discernement des conditions structurelles d'un travail objectivement digne, dans un monde aux ressources finies.

Qu'est-ce que le travail ?

« Le mot "travail" désigne tout travail accompli par l'homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l'homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. » (Laborem exercens, préambule).

Jean-Paul II souligne d’emblée le caractère relationnel du travail, qui « porte la marque particulière de l’homme et de l’humanité, la marque d’une personne qui agit dans une communauté de personnes ».

Cette définition large, voire tautologique, par Jean-Paul II, renvoie au débat sur les activités qui doivent être reconnues comme un travail et invite à ne pas cantonner cette dénomination à un seul type d'activités humaines, comme dans la conception grecque séparant le travail productif, réservé aux esclaves et aux employés dans la sphère privée, des activités improductives (politiques, culturelles) réservées aux hommes libres. Jean-Paul II souligne d'emblée le caractère relationnel du travail, qui « porte la marque particulière de l'homme et de l'humanité, la marque d'une personne qui agit dans une communauté de personnes ». Aujourd'hui on désigne par ce terme l'activité en principe rémunérée, soit dans le cadre d'un contrat de travail dans une entreprise, une organisation ou la fonction publique, soit par une activité indépendante. Certains types d'activité à l'intérieur de la famille, et en général liées au soin des personnes (care), peuvent être également considérées comme du travail - sans être nécessairement liés à un échange marchand 3. Cette perspective élargie soulève immédiatement des questions sur la façon dont le travail devrait légitimement fournir des ressources permettant à une personne ou une famille de vivre dignement. Dès lors, la question est en même temps celle de la place qu'occupe le travail dans l'existence.

Esclavage, salariat capitaliste, même combat ?

Le travail salarié liant des individus par un contrat de travail avec une entreprise dont la finalité est la maximisation du profit apparaît à certains égards comme le prolongement de l'esclavage. C'est la thèse provocatrice de David Graeber 4, qui permet de réfléchir aux racines des formes contemporaines de travail aliéné et d'esclavage : selon l'anthropologue, la différence tient à ce qu'autrefois certains individus étaient libres et d'autres privés de liberté, alors qu'aujourd'hui ce sont les mêmes qui sont libres une partie de leur temps et pas l'autre partie, celle qu'ils passent comme travailleurs salariés dans les entreprises capitalistes. Ces dernières reposent sur la distinction entre salariés et détenteurs du capital, ainsi qu'entre lieu de la production et lieu de la consommation dès lors, la focalisation sur la production de biens, sur la performance managériale et technicienne, remplacerait le souci de la création durable de liens sur un territoire, dans le respect de la dignité des personnes et le soin des écosystèmes.

Une telle analyse rejoint fortement la façon dont Jean-Paul II, dans Laborem exercens (LE), met en évidence deux dimensions du travail. Il s'agit d'insister sur le travail non pas seulement dans son aspect objectif (largement déterminé par la technique, et lié à une conception matérialiste qui instrumentalise l'homme comme facteur de production), mais aussi dans son aspect subjectif : le contenu du travail tout comme la façon de l'exercer lui donnent sa valeur. « Le fondement permettant de déterminer la valeur du travail humain n'est pas avant tout le genre de travail que l'on accomplit, mais le fait que celui qui l'exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective, mais dans sa dimension subjective [...]. Le premier fondement de la valeur du travail est l'homme lui-même, son sujet. Ici vient tout de suite une conclusion très importante de nature éthique : bien qu'il soit vrai que l'homme est destiné et est appelé au travail, le travail est avant tout "pour l'homme" et non l'homme "pour le travail". » (LE 6). Il en découle notamment une priorité à donner au travail humain sur le capital. Il s'agit aussi de faire en sorte que l'être humain qui travaille dans un collectif ne soit pas simplement le récipiendaire passif d'un salaire, mais ait conscience de travailler « à son compte [...], comme un vrai sujet de travail, doué d'initiative propre ». (LE 15).

« Bien qu’il soit vrai que l’homme est destiné et est appelé au travail, le travail est avant tout “pour l’homme” et non l’homme “pour le travail”. » Jean-Paul II

Imiter l'acte créateur

Comment envisager une activité qui respecte des conditions de travail et de vie décentes et qui soit source de sens ? Alors même que l'être humain contribue à ennoblir la matière par son travail, il convient de ne pas diminuer sa dignité (Laborem exercens 9). Si l'autonomie humaine est visée par le travail, c'est une liberté appelée à se développer dans la relation, dans l'interdépendance. Il s'agit pour chaque personne humaine de se reconnaître dépendante à la fois de l'ensemble de la création - et de son donateur -, qui lui fournit les ressources qu'elle utilise, et des êtres humains qui ont contribué à façonner le monde qu'elle habite. L'être humain « hérite du travail d'autrui » (LE 13).

Dans l'encyclique de 2015 Laudato si' (LS), le pape François approfondit cette dimension relationnelle et décrit le sens du travail comme imitation de l'acte créateur. La Création, dans la pensée juive et chrétienne, est l'œuvre bonne d'un Dieu absolument bon. Dieu est présenté par le livre de la Sagesse comme celui qui, précisément parce qu'il est tout-puissant, choisit la patience et la bonté à l'égard de cette altérité qu'il a créée par amour : « Tu as pitié de tous, parce que tu peux tout » (Sagesse 11, 23). La Création est l'amour en acte, acte de retrait d'un Dieu qui ne veut pas « prendre toute la place » : mystère d'un Dieu qui s'efface et laisse à l'être humain le soin de poursuivre son œuvre, dans le souci responsable de cette maison confiée à son intelligence et à ses capacités.

François propose à l'être humain de cultiver trois attitudes au cœur du cosmos qui indiquent une façon de considérer le travail.

D'abord, il est appelé à reconnaître lui-même une altérité, celle de son Créateur : « La meilleure manière de mettre l'être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d'être un dominateur absolu sur la terre, c'est de proposer la figure d'un Père créateur et unique maître du monde, parce qu'autrement l'être humain aura toujours tendance à imposer à la réalité ses propres lois et intérêts » (LS 75). Cette posture est aussi liée au refus de considérer l'être humain comme le maître et possesseur de la nature, pour le considérer plutôt comme le jardinier de la Création, reçue d'un Autre, et sur laquelle il veille, par son travail, avec sollicitude.

La deuxième attitude consiste à exercer un discernement constant, à chercher le pourquoi des choses, le sens des techniques, la finalité des projets entrepreneuriaux : valoriser une démarche éthique pour limiter et orienter notre action transformatrice vers ce qui est vraiment source de vie et de justice. « Un monde fragile, avec un être humain à qui Dieu en confie le soin, interpelle notre intelligence pour reconnaître comment nous devrions orienter, cultiver et limiter notre pouvoir » (LS 78).

La troisième attitude consiste, enfin, à imiter Dieu dans cet amour sans exclusive, qui s'autolimite, se dégage pour laisser être d'autres, tout en soutenant et en faisant émerger les capacités de chacun : « L'intervention humaine qui vise le développement prudent du créé est la forme la plus adéquate d'en prendre soin, parce qu'elle implique de se considérer comme instrument de Dieu pour aider à faire apparaître les potentialités qu'il a lui-même mises dans les choses » (LS 124). Le travail est ainsi conçu comme au service de la croissance de l'autre, en harmonie avec la nature.

Dans cette perspective relationnelle, le travail met en lien le travailleur avec son employeur, avec l'organisation où il est embauché, mais aussi avec ce que Jean-Paul II désigne comme l'employeur indirect, c'est-à-dire l'État et les institutions qui contribuent à structurer les conditions et relations de travail de façon plus ou moins juste (LE 16). La réflexion sur les conditions d'un travail contributeur du développement humain et social est indissociable d'une analyse des structures tant locales que mondiales qui influent sur lui.

La réflexion sur les conditions d’un travail contributeur du développement humain et social est indissociable d’une analyse des structures tant locales que mondiales qui influent sur lui.

Refuser la société du déchet

Le pape François exprime avec vigueur les impasses de modèles bâtis sur une logique financière prédatrice et oublieuse de la personne humaine comme fin : « C'est la même logique qui pousse à l'exploitation sexuelle des enfants ou à l'abandon de personnes âgées qui ne servent pas des intérêts personnels. C'est aussi la logique intérieure de celui qui dit : "Laissons les forces invisibles du marché réguler l'économie, parce que ses impacts sur la société et sur la nature sont des dommages inévitables" » (LS 123). Il s'agit a contrario de relativiser l'économie afin qu'elle soit au service de la dignité inaliénable de la personne, quelles que soient ses fragilités et son caractère non productif, selon une approche marchande.

Il en découle un discernement nécessaire entre les différents types de travail professionnel, afin de lutter contre cette logique de l'homme jetable. La focalisation sur la quantité de richesses produites se traduit par un partage très inéquitable au bénéfice d'une minorité, les inégalités se creusant à l'intérieur des pays et entre pays. Le pape en déduit la nécessité d'« accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d'autres parties » (LS 193). La prise au sérieux de cette analyse suppose de considérer que la consommation ou l'usage de certains types de produits ou services doit diminuer chez les plus riches en vue de partager plus équitablement les ressources contribuant à la production des biens nécessaires à une vie digne pour les plus pauvres.

Donner le primat aux enjeux sociaux et environnementaux

Le pape démonte l'argument du juste milieu (souvent invoqué comme défense d'une approche « gagnant-gagnant » de l'activité économique) : « Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier ou la préservation de l'environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l'effondrement » (LS 194). Le pape en tire ensuite une critique du discours dominant sur la RSE : « Dans ce cadre, le discours de la croissance durable devient souvent un moyen de distraction et de justification qui enferme les valeurs du discours écologique dans la logique des finances et de la technocratie la responsabilité sociale et environnementale des entreprises se réduit d'ordinaire à une série d'actions de marketing et d'image » (LS 194).

Le pape François dénonce les effets nocifs des marchés financiers et engage les entreprises à éviter que les intérêts financiers aient la prééminence sur les autres facteurs : la tendance est en effet de laisser le critère financier l'emporter sur les autres dans les mesures d'impact aujourd'hui obligatoires avant le démarrage d'activités industrielles. Se limiter à des analyses coûts-bénéfices n'est pas suffisant pour assurer la protection des personnes et de l'environnement. Il est nécessaire, en particulier, d'internaliser les coûts écologiques et sociaux, de critiquer la seule rationalité instrumentale (LS 195) afin de faire place à la participation des diverses parties prenantes affectées par une activité économique à l'élaboration des choix concernant le développement, l'essor, l'arrêt ou la transformation de cette activité (LS 179, 183).

Une créativité mieux orientée

La créativité est indissociable de la dignité : « Un chemin de développement plus créatif et mieux orienté pourrait corriger le fait qu'il y a un investissement technologique excessif pour la consommation et faible pour résoudre les problèmes en suspens de l'humanité [...]. Ce serait une créativité capable de faire fleurir de nouveau la noblesse de l'être humain parce qu'il est plus digne d'utiliser l'intelligence, avec audace et responsabilité, pour trouver des formes de développement durable et équitable, dans le cadre d'une conception plus large de ce qu'est la qualité de vie. Inversement il est moins digne, il est superficiel et moins créatif de continuer à créer des formes de pillage de la nature seulement pour offrir de nouvelles possibilités de consommation et de gain immédiat » (LS 192).

Ces paroles trouvent un écho dans les nouveaux modèles qui s'essaient face aux limites planétaires. Les scénarios de la transition décrivent trois grandes manières de réduire les émissions carbonées : par la sobriété, par les énergies renouvelables, et par l'efficacité énergétique. Il en résulte de multiples propositions pour créer des emplois par le développement des filières vertes adossées aux énergies renouvelables, l'optimisation des consommations de ressources naturelles, etc., et promouvoir de nouveaux modèles : l'économie circulaire apparaît comme un des moyens de travailler à des modèles plus sobres en ressources et moins énergivores. L'économie de fonctionnalité permet un découplage entre la qualité du service et la quantité de produits distribués. L'économie collaborative (Wikipédia, Blablacar), liée à l'économie numérique, engendre quant à elle des modèles économiques multiformes et souvent ambivalents, le risque étant, sous couvert de remplacer le salariat par l'autoentrepreneuriat, de laisser le « tout marché » engendrer une multitude de travailleurs précaires. Dans ce contexte, les défis liés à la sécurisation des parcours professionnels et de l'état professionnel des personnes, afin de « raisonner en termes de liberté, de justice sociale, de droit, de travail et de capacités », sont plus que jamais d'actualité 5.

Le travail humain au service du lien social et écologique

Les modèles économiques capitalistes sont nés dans des sociétés chrétiennes. La pensée sociale de l'Église catholique fournit des ressources critiques, des éléments de discernement en vue de délibérations, dans nos sociétés plurielles, quant aux modèles à privilégier pour assurer la noblesse et la dignité de l'être humain au travail, dans le souci du lien social et écologique, d'un juste rapport à la nature et aux générations futures. Le grand apport des traditions religieuses est sans doute l'appel vigoureux à délibérer sur les fins, au lieu de transformer les politiques publiques en marchandage sur les moyens technologiques et financiers disponibles. C'est sans doute une telle réflexion, tout à la fois éthique et politique, qui manque souvent cruellement aux débats actuels sur le travail et l'emploi.

  1. Nom de la période géologique marquée par l'impact environnemental des activités humaines.
  2. Jean-Paul II, encyclique Sollicitudo rei socialis, 1987, n° 1.
  3. Alain Supiot, Au-delà de l'emploi, Flammarion, rééd. 2016. Préface à l'édition 2016, p. 27.
  4. David Graeber, Des fins du capitalisme. Possibilités I, Payot, « Manuels Payot », 2014.
  5. Alain Supiot, op.cit., p. 34.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-6/le-travail-au-service-du-lien-social-et-ecologique.html?item_id=3528
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