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Automatismes et robots : vers la fin du travail ?

Les progrès de la robotique, dopés par le rapprochement de l'intelligence artificielle et des « big data », seront lourds de conséquences pour l'emploi.

Les robots sont déjà parmi nous. Même si on ne les voit pas toujours, ils sont au travail depuis longtemps ! Notre vision anthropomorphique et romanesque (mi-golem 1 mi-Star Wars) nous empêche de mesurer précisément leur poids et leur place. En réalité, on entre dans le domaine d'action des robots dès qu'un processus répétitif quelconque, assuré auparavant par des personnes, est pris en charge par un automatisme, avec une efficacité au moins équivalente. Alors, force est de constater que l'automatisation, d'abord mécanique, puis électromécanique et électronique, enfin informatique, accompagne étroitement le développement de l'industrie et des services.

Comme le symbolise la fameuse révolte des canuts lyonnais, cette robotisation embryonnaire de la production a été considérée, dès 1830, comme une concurrence destructrice d'un travail ouvrier compétent et spécialisé. Il est vrai que ces précurseurs des robots ne détruisaient que des métiers manuels, métiers que, cinquante ans plus tard, le taylorisme réduira à quelques gestes répétitifs, organisés sur des segments isolés des chaînes de production américaines. Mais alors, comme l'illustre joliment la célébrissime séquence des Temps modernes, de Chaplin, par un curieux retournement des rôles, c'est l'ouvrier lui-même qui est transformé en automate compulsif par cette organisation scientifique du travail...

Plus près de nous, le « poinçonneur des Lilas » a été remplacé par des machines qui contrôlent cartes et tickets de métro, eux-mêmes délivrés par d'autres automates qui avalent des billets de banque, lesquels sont crachés par les DAB qui ont massivement remplacé les guichetiers des banques. L'aviation civile a échangé Mermoz contre un pilote automatique informatisé. Les algorithmes d'Amazon, d'Airbnb, de Booking ou d'Uber ont robotisé le confort de nos achats et de nos déplacements. Nous confions sans hésiter nos yeux ou notre cerveau au bistouri très sûr de robots-chirurgiens. Le « trading à haute fréquence » sous-traite la gestion des transactions boursières à des algorithmes informatiques qui brassent des millions d'euros à des vitesses mesurées en millionièmes de seconde, excluant de fait toute intervention humaine. Nos mails, nos SMS et nos appels téléphoniques tracent eux-mêmes leurs routes dans les mailles serrées de réseaux planétaires. On a calculé que, si nos communications devaient se promener aujourd'hui de branchement en branchement et de central en central, il faudrait un contingent de « demoiselles du téléphone » grand comme deux fois la population de la Chine !

Détruire des emplois ou éviter d'en créer ?

Dira-t-on pour autant que l'automatisation a détruit des emplois ? Dans le cas des contrôles ou des chaînes de production industrielle, ça ne fait guère de doute : les employés, plus ou moins spécialisés, ont massivement disparu. S'agissant des avions de ligne, des robots-chirurgiens ou des télécoms modernes, c'est un peu différent. Ils n'ont pas, à proprement parler, détruit d'emplois puisque ceux-ci n'existaient pas. En revanche, des secteurs nouveaux se sont développés sans en créer, puisqu'ils ont substitué d'emblée aux acteurs humains des automates et des robots.

Sans pilote automatique, il faudrait au moins trois navigants dans un cockpit. Or, on manque de pilotes qualifiés partout dans le monde et le coût supplémentaire serait prohibitif. Les robots-chirurgiens peuvent opérer plus vite, plus efficacement, sans limites de temps, et permettre de réduire le nombre des praticiens, très spécialisés donc rares et chers, dans les blocs. Quant au développement exponentiel des télécoms ou du trading à haute fréquence, il aurait été inenvisageable avec le frein d'interventions humaines dont la plus pointue des compétences est incapable de rivaliser avec la vitesse et la justesse d'un processeur dédié ou d'un logiciel informatique.

Mais ces nouveaux systèmes de production - quel que soit le domaine concerné - se développent-ils toujours sans créer aucun emploi ? Pas exactement, car s'ils remplacent avantageusement d'anciens postes de travail, il a d'abord fallu concevoir, fabriquer, installer et paramétrer les automates ou les robots. Il faudra ensuite les maintenir en état de marche... Cependant, ce sont là des fonctions exigeant des compétences de haut niveau, sans commune mesure avec celles que requièrent les métiers d'exécution. Par ailleurs, le nombre d'emplois créés est très nettement inférieur (dans un rapport de 1 à 4 ou 5) aux emplois évités ou remplacés.

Une nouvelle révolution industrielle ?

Cette invasion prochaine par les robots de la vie professionnelle, économique et sociale des pays développés est de nature « disruptive », et certains augures prévoient que la « robolution » sera à l'origine directe d'une « quatrième révolution industrielle ». Mais pourquoi maintenant ?

Parce que la robotique effectue en ce moment un saut quantitatif et qualitatif sans précédent. D'un point de vue quantitatif, la puissance des automatismes croît de façon exponentielle, selon une « loi de Moore » plus que jamais vérifiée et un rythme qui défie les prévisions les plus osées. Qualitativement, la robotique est aujourd'hui à la convergence de sciences et de technologies qui se développaient auparavant de façon indépendante dans les différentes branches des NBIC, les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l'information et les sciences cognitives. Ainsi, les capteurs — en particulier microscopiques — ont fait des progrès rapides et rejoignent aujourd'hui les nanotechnologies. Les connexions homme-machine, qui rapprochent les travailleurs du modèle « cyborg » (cybernetic organism), facilitent l'apprentissage et l'exécution par les machines des gestes experts et complexes dits « intelligents ».

Mais c'est surtout le rapprochement récent de l'intelligence artificielle (IA) et des big data qui crée une véritable rupture dans les progrès de la robotique. Au risque de la caricature, on peut dire que les big data rassemblent et stockent toute l'expérience d'un secteur d'activité (concepts, textes de référence, formules, images, sons, mouvements...), les réalités d'un type de comportement ou les résultats d'un segment de recherche donné, après les avoir codés et organisés. Ensuite, des logiciels sophistiqués d'intelligence artificielle assurent le traitement choisi de toutes ces données. Il débouche sur une interprétation exacte et utile de données pléthoriques auxquelles il confère une valeur ajoutée énorme et inédite.

On sous-estime certainement les conséquences de cette invasion progressive du travail par la robotisation actuelle et à venir. La reconnaissance des formes, des textes et des paroles, le deep learning, l'écriture automatisée ou la prise de décision en situation complexe situent ces outils à la lisière de ce qu'on appelle l'intelligence. Ainsi, en mars 2016, un système automatisé dit « à IA faible », AlphaGo, développé par Deep Mind, une filiale de Google, a battu, par 4 contre 1, le cinquième joueur mondial de go, jeu reconnu pour être un des plus complexes du monde... Mieux encore, il a produit un coup que tous les experts, se montrant incapables d'en anticiper les conséquences, ont d'abord interprété comme une erreur de jeu ou de programmation. Le coup inattendu s'est ensuite révélé être un « coup de génie » qui a mis au tapis le maître international neuvième dan !

Alors, peu importe la définition que l'on veut en donner, l'intelligence commence à se partager entre l'homme et le robot. Ce séisme lent et profond aura sur le travail robotisé des conséquences gigantesques car il concerne aujourd'hui, au-delà des métiers d'exécution, des activités d'analyse et de décision à forte intelligence ajoutée, bref des métiers de décideurs, d'ingénieurs et de « cadres ».

Des effets secondaires

L'automatisation progressive de tous les types de travail et l'éviction à grande échelle de leurs acteurs traditionnels ne fait plus guère de doute. Au Forum économique de Davos, les experts évoquaient le chiffre de 47 % d'emplois tertiaires et qualifiés susceptibles d'être remplacés dans plus des 700 professions analysées aux États-Unis... Et n'oublions pas que ces analyses, parce qu'elles sont dérangeantes, restent souvent en-deçà de la réalité. Mais, quoi qu'en pensent nos canuts et nos cassandres modernes, les robots travailleurs vont rapidement détruire des millions d'emplois qualifiés dans le monde parce que l'économie et les entreprises y ont tout intérêt.

Et pourtant, au-delà de son aspect salarial — fort utile au demeurant —, le travail est un élément structurant de la civilisation judéo-chrétienne. Il occupe la plus grande part de nos vies mais son importance dépasse largement cette seule répartition du temps. En effet, une lecture punitive et doloriste de la Bible propre au catholicisme attache au travail une fonction rédemptrice. Chassé du jardin d'Éden et ontologiquement pêcheur, l'homme doit dorénavant « gagner son pain à la sueur de son front », bref, expier par la souffrance de son travail. Ora et labora, proclame la règle de saint Benoît. Alors, une fois le travail rédempteur préempté par des robots, comment l'homo non faber gagnera-t-il son Ciel ? Par quel artifice symbolique reconstruira-t-il l'indispensable paradigme névrotique disparu avec le travail ?

La sphère du travail reste aussi un puissant marqueur social. La formation initiale, le métier, les responsabilités et la rémunération contribuent à l'identité et à la classification de chacun. Une fois écornée la place du travail, par quoi remplacera-t-on ces caractéristiques ? Où se développera, en dehors du milieu professionnel, le puissant lien social attaché à la culture et au milieu professionnels ?

Et, s'il contribue à la relation aux autres, le travail est aussi constitutif de l'image de soi. Les postes, les carrières, les salaires, les challenges réalisés sont célébrés comme autant de réussites personnelles. Elles sont valorisantes et sources de fierté légitime dont on ne trouvera que de faibles échos dans les activités gratuites de loisirs ou de bienfaisance, faute d'enjeux, de mesures et de risques. Cette perte d'une partie de l'identité liée au travail explique sans doute le traumatisme fréquent du chômage ou de la retraite... La prochaine « robolution » mondiale va poser cette question à une échelle inédite. Peut-être fera-t-elle une place au rêve adolescent d'un « revenu universel » déconnecté du travail.

Elle risque aussi d'égratigner une autre théologie très prisée dans l'Hexagone : le dogme marxiste de la « lutte des classes ». Il ne reste déjà plus que des lambeaux de feu la « classe ouvrière », alors que deviendra la mystique de gauche quand la « plus-value » ne sera plus produite que par des robots auxquels il sera peu facile de prêcher la révolte ? Où ira se nicher le jeu de rôles du « dialogue social » ? Par quoi remplacera-t-on les grèves et les manifestations ? Que deviendra la « dictature du prolétariat », étape mythique, selon la vulgate, avant le Grand Soir et le bonheur communiste, quand les derniers prolétaires auront définitivement quitté la scène ? On peut parier cependant que l'imagination humaine inventera d'autres combats virtuels pour purger de leurs pulsions agressives nos cerveaux reptiliens !

Je pense donc je suis... un robot

Aujourd'hui, un courant avant-gardiste de l'ingénierie informatique annonce une nouvelle génération de robots : après l'« IA faible » se prépare discrètement l'« IA forte », socle des prochaines révolutions robotiques. La première vient d'écraser l'homme au jeu de go. La seconde élabore un robot supposé doué d'une réelle « conscience de soi », donc plus proche de l'homme que de l'animal. Cette ligne d'horizon auparavant impensable et transgressive, et que beaucoup considèrent encore comme une asymptote de la création, est actuellement tutoyée dans des laboratoires discrets par les chercheurs transhumanistes de la Silicon Valley.

S'agissant des robots, les expressions conscience de soi, pensée ou intelligence font souvent bondir et trembler les penseurs humanistes. Comment un tas de composants électroniques et des masses de données stockées dans les clouds pourraient-ils générer de la conscience ? Quels Frankenstein se cachent derrière ces ingénieurs surdiplômés à la recherche de leur « créature » et qui ébranlent les fondements du monde en jeans et en tee-shirts ? Et pourtant, la conscience de soi et de l'autre est bien née un jour dans un cerveau humanoïde qui n'était, en lui-même, qu'un système électrochimique complexe. Et c'est le même organe qui a permis, un peu plus tard, le génie de Léonard de Vinci, de Mozart ou d'Einstein !

Reconnaissons aussi que, depuis le cogito cartésien, bien peu de définitions de la conscience et de l'intelligence sont utiles et satisfaisantes. Alors, une fois laissés de côté nos angoisses et nos refus, pourquoi ne pas imaginer que les robots aussi accéderont un jour à une forme de conscience de soi, comme le firent quelques mammifères il y a des millions d'années ? La loi de Moore et la vitesse phénoménale des avancées technologiques nous autorisent même à penser qu'ils le feront plus vite que nos propres ancêtres. Après la conscience de soi, nos prochains robots découvriront peut-être l'altérité, prélude à l'usage du langage et des formes d'expression. Viendront ensuite les sentiments, la névrose et les dieux !

  1. Dans la mystique puis la mythologie juives, créature d'apparence humaine qui échappe au contrôle de son créateur.
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