Réseaux sociaux : des proximités dangereuses
À chaque irruption d'une nouvelle technologie dans la vie sociale, on peut assez vite repérer quelques effets secondaires. Les réseaux sociaux n'y échappent pas. En matière de communication, plus un outil est puissant, plus il est dangereux. Les mêmes ressorts peuvent générer avec la même efficacité le meilleur et le pire. Reste que la nouveauté finit toujours par s'imposer.
Il n'est pas question ici de contester l'intérêt évident des « réseaux sociaux » et des nouvelles formes de « proximité » qu'ils permettent. Mais, une fois passés le temps des découvertes et les premiers enthousiasmes, il n'est pas inutile de regarder de plus près ce qui se cache derrière la magie.
Abus de langage ?
Laissons de côté la proximité géographique, qui, avec Internet, a perdu dès ses débuts sa pertinence, et regardons de plus près la proximité « sociale », relationnelle et affective. Il semble alors que l'expression même de « réseau social », tout comme le vocabulaire tribal qu'on utilise sur ces réseaux, s'apparente à de l'abus de langage intéressé.
Dans la culture française, l'adjectif « social », fût-il autoattribué, reste un gage d'intérêt et un label de vertu. Puisque ces réseaux sont dits « sociaux », ils sont supposés ontologiquement utiles et sans dangers. Et comme on n'y rencontre que des « amis » à qui on dit que l'on « aime 1 » ce qu'ils postent, on se retrouve plongé dans un monde idéal et bienveillant par essence, sur la scène comme en coulisses. Ces artifices sémantiques opèrent avec l'efficacité banale de la méthode Coué, idéalisent les outils et endorment la vigilance des utilisateurs.
Le second piège de cette proximité réside dans la confusion entretenue entre le quantitatif et le qualitatif. À défaut de quelques proximités durables et fortes qu'il faut mériter 2, on se prévaut de centaines, voire de milliers d'« amis » dont l'unique manifestation de proximité est d'avoir accepté l'invitation d'un écran, d'avoir « liké un post » (sic) ou de s'être inscrit comme follower d'un compte sur Twitter. Le « nombreux » remplace ici le « solide » et le « vrai » ! Cette chasse au troupeau est même devenue la spécialité de quelques officines qui vous garantissent, sur contrat de sous-traitance et avec facture, de faire exploser le nombre de vos « amis » ou de vos « suiveurs ». Le réel de la relation cède devant le virtuel facile du nombre !
Quant aux messages transmis sur les réseaux sociaux, ils se signalent d'abord par leur indigence. Coincés entre la nécessité d'une réaction rapide et la faiblesse inconfortable des moyens d'écriture, le tweet et le post cèdent nécessairement à la facilité langagière. Des études récentes évaluent à 350 le nombre moyen des mots utilisés sur Facebook 3. Et ce ne sont pas les 140 caractères auxquels Twitter limite chaque message qui permettront l'expression d'une quelconque pensée ! À défaut de maîtriser l'art ascétique du haïku japonais, on s'enferme le plus souvent dans les limites pauvres du slogan, on se limite à l'utilitaire, on se contente du graffiti de tribu.
Ne parlons pas, bien sûr, de l'orthographe, car l'usage ad nauseam d'un sabir mi-phonétique mi-télégraphique en dispense facilement, mais toujours au prix de la précision et de la justesse. La pauvreté en est telle que, dès que l'on quitte le domaine élémentaire du factuel, il faut surajouter une sorte de métalangage pour tenter d'exprimer un peu des sentiments ou des émotions qui fondent et signent la vraie proximité : les « LOL », « MDR » et autres smileys4 qui surlignent les messages servent ainsi de prothèses à la pauvreté structurelle d'un message ramené à sa fonction primaire de signal.
Piège des mots, confusion des genres, effarante pauvreté de l'expression, nous sommes bien ici en présence d'une sorte de PPCM 5 de la communication et de la relation. Demeurent cependant une forte impression de proximité due au rythme rapide des échanges et une apparente proximité géographique, ou plutôt une abolition de la distance, sur les réseaux mondialisés. Mais pour dire quoi et pour faire quoi ?
Je poste, donc je suis…
Bien sûr, il existe un usage intelligent des fonctionnalités pratiques des réseaux sociaux. On a dit, par exemple, qu'ils avaient contribué à l'élection d'Obama, à l'émergence des « printemps arabes » ou à l'éveil démocratique de la Chine. Sans préjuger de l'intérêt historique de ces événements, on peut constater que des groupes de proximité structurés autour des réseaux sociaux ont été à l'origine de résultats évidents et mesurables. Par ailleurs, la ruée des grandes enseignes industrielles et commerciales, des partis politiques et de différentes Églises 6 vers les réseaux sociaux montre qu'ils offrent la possibilité de créer des proximités utiles, quoique intéressées. Mais est-ce suffisant ?
En règle générale, la communication a un but : agir sur des cibles avec un objectif précis 7. Elle a aussi un contenu, qu'on appelle banalement le message. S'agissant des réseaux sociaux, la situation est un peu différente. Sans prendre de grands risques, on peut dire que, sur un réseau social, l'objectif de la communication et son contenu se concentrent essentiellement sur son émetteur. Je « poste » ou je tweete d'abord pour parler de moi et m'exposer 8. Photos, microévénements de la vie, réflexions plus ou moins intimes affichés sur mon « mur », likes de toutes sortes, je poste surtout pour être vu, reconnu et commenté par mes « amis » ou mes followers. Ce faisant, je quémande regards et réactions. Car chacune d'elles, chaque post d'un « ami » en réponse à mes exhibitions me fait exister un peu plus à mes yeux et aux yeux des autres, parfois jusqu'à une forme de starification tribale. Ainsi, Facebook et Twitter sont davantage des outils d'exposition de soi que de communication. Ils déclenchent de puissants effets de feed-back, positifs ou négatifs, qui sont autant de miroirs tendus à des ego en jachère. Plus je me montre, plus on me voit… Plus on me répond - et peu importe la réponse -, plus j'existe 9 !
Le second pansement des failles de personnalité adolescentes est bien l'appartenance à une tribu, lieu symbolique de partage permanent des codes, du rituel et de l'intime. La frénésie avec laquelle Petite Poucette 10 se rue sur son smartphone à chaque seconde vacante, l'affichage quasi public de remarques ou d'images très personnelles, l'usage d'une « novlangue 11 », spécifique de ce registre mais le débordant largement, tous ces nouveaux comportements illustrent bien l'effet tribal, sinon sectaire, des réseaux sociaux. Ils offrent ici un espace virtuel réservé et protecteur, un cocon tiède et flatteur, un espace narcissique en dehors de la (vraie) vie où chacun, s'il accepte de respecter règles et rites, peut liker chacun et se croire aimé en retour. Bref, à défaut d'un monde idéal, ces formes nouvelles de proximité expriment un idéal infantile du monde, limité à 140 caractères !
Des dangers bien réels
Chaque nouvel outil de communication apporte avec lui son lot de dangers, de dérapages et de dégâts. Internet n'a pas échappé à cette règle, mais les « réseaux sociaux » en ont multiplié les risques. La revendication d'un côté bon enfant, la fréquentation d'amis ou de suiveurs qui, comme tels, ne nous veulent certainement que du bien, la décontraction de ton des posts et jusqu'à l'intimité supposée de certains échanges, tout cela ferait vite oublier les dangers bien concrets de systèmes très puissants, qui proposent à des utilisateurs légers ou pressés des options très sophistiquées dont les conséquences peuvent être graves et durables. Les critères de diffusion et de partage des informations, textes et images, en sont un bon exemple : qui a le droit d'accéder à une photo de week-end où vous n'êtes pas totalement à votre avantage, accompagnée de quelques commentaires ad hoc ? Uniquement vos proches ou vos amis de goguette, qui vont sourire avec vous… Mais quid d'un DRH un peu fouineur, d'un chasseur de têtes qui s'intéresse à vous ou même d'un autre « ami », potache ou malveillant ? Et qu'en sera-t-il plus tard ? Ces méchants tatouages sur votre réputation seront très difficiles à effacer, et pour longtemps 12. Et pourtant, vous avez posté tout ça sans malice, comme le point d'orgue un peu crâneur de moments joyeux à partager. Un clic d'inattention ou d'imprudence et la formidable puissance du réseau peuvent donner, immédiatement et à n'importe qui, accès à votre intimité.
Alors peuvent se dérouler des scénarios catastrophes dans le registre du mouchardage, du chantage ou de pseudo-relations affectives. Car Facebook et les médias sociaux sont aussi le lieu de la dissimulation et du mensonge choisis. On peut s'y livrer au harcèlement le plus brutal, à l'intimidation et au lynchage incognito et sans grands risques. Très récemment, Gauthier, 18 ans, a été poussé au suicide par une « amie » éphémère et menteuse qui a voulu le faire chanter. La cyberescroquerie aux sentiments est devenue une spécialité des cybercafés d'Abidjan, depuis lesquels des gangs de « brouteurs 13 » locaux séduisent et escroquent avec talent quantité de coeurs solitaires.
Bien sûr, on pourra toujours objecter que ces faits, si dramatiques soient-ils, restent marginaux, ce qui est juste. Mais n'oublions pas que les réseaux sociaux associent à une image d'honnêteté et de gratuité des caractéristiques originales dont la combinaison peut être explosive : d'un côté la rapidité, la puissance et la volatilité un réseau globalisé et, de l'autre, un Far West technologique, territoire de prédilection d'un néobanditisme très organisé, une zone de non-droit et d'irresponsabilité 14, mais aussi un business model non avoué.
Une gratuité toute virtuelle
Car, en effet, ces réseaux sociaux sont d'abord de formidables cash machines ! Les millions de données personnelles que chacun y laisse à son insu sont collectées, traitées et revendues, en toute obscurité 15. Les puissantes techniques et les algorithmes de customer relationship managment (CRM) 16 feront le reste, fournissant au plus offrant votre meilleur profil de client. C'est ainsi que ces réseaux, gratuits en apparence, génèrent des chiffres d'affaires astronomiques qui fascinent les investisseurs du Nasdaq. Mais, pour l'utilisateur final, ce qui est gratuit a toujours un prix, même s'il n'est pas affiché !
Aujourd'hui, le développement exponentiel des réseaux sociaux semble marquer le pas. Facebook, Twitter et leurs cousins diversifient leurs offres pour relancer la machine sur de nouveaux segments de clientèle. Ainsi les marques et les enseignes font-elles une entrée massive sur les réseaux sociaux pour y draguer de nouveaux « amis » et en faire des clients… Dans la main des marchands, les proximités deviennent toujours plus raisonnables ! Quant aux obsédés du virtuel et des réseaux, ils redécouvriront sans doute bientôt le réel simple et utile des proximités « bio », celles qui sont faites de chair et de sang et de langage.
- Ou plutôt, on like…
- Amitié, amour, parentèle, fraternités, confraternités, communautés diverses…
- Chiffre à rapprocher des 3 500 mots dits d'usage courant, des 60 000 répertoriés dans le Petit Robert et des 100 000 du Grand Robert…
- LOL, pour « laughing out loud », et MDR, pour « mort de rire », sont censés indiquer que c'est drôle… Et les smileys traduisent en images rudimentaires des émotions que l'on a été incapable, faute de temps, de place ou de maîtrise, d'exprimer avec les mots…
- Acronyme mathématique pour « plus petit commun multiple ».
- En dix jours, le tweet de Benoît XVI, @Pontifex, a réuni 700 000 followers…
- Informer, donner envie, émouvoir, divertir, mobiliser, séduire… les objectifs peuvent être très différents.
- Dans les deux sens du terme : s'afficher et prendre un risque.
- Ne l'oublions pas, l'histoire de Facebook commence avec un gamin renfrogné, complexé et mal dans sa peau, puis poursuit sa carrière explosive à travers les campus universitaires…
- Pour reprendre le titre du petit livre que Michel Serres a consacré à la génération née dans le virtuel : Petite Poucette, Le Pommier, 2012.
- Langue officielle d'Océania dans le roman de George Orwell 1984 (écrit en 1948).
- La question a pris aujourd'hui une telle ampleur que des agences spécialisées en « e-réputation » se chargent de vérifier l'état de votre image sur Facebook ou les autres médias sociaux et, le cas échéant, de la « nettoyer »…
- Les « brouteurs » sont des cyberescrocs qui opèrent depuis les cybercafés de Treichville et Marcory, dans la banlieue d'Abidjan. Ils aiment se faire photographier les bras chargés de liasses de billets de banque provenant de leurs victimes, souvent des imprudents de Facebook.
- La technique est toujours en avance sur la loi.
- Qu'on se rappelle l'embarras de Kevin Systrom, fondateur et PDG d'Instagram, après le tollé suscité par ses scandaleuses « nouvelles conditions d'utilisation », ou le piratage discret des données personnelles par LinkedIn, réseau professionnel au-dessus de tout soupçon…
- « Gestion des relations avec les clients », voir Constructif no 24, novembre 2009.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/reseaux-sociaux-des-proximites-dangereuses.html?item_id=3308
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