Michel SCHNEIDER

Ecrivain et psychanalyste

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Proximité, promiscuité, prolixité

L'intérêt porté actuellement à la proximité trouve des explications dans une réaction à la mondialisation, et la psychanalyse en éclaire les fondements individuels intimes. Pourtant, la proximité est source de dangers souvent insoupçonnés, et le manque peut s'avérer constructif…

Proximité, partout le mot est à la mode. Dans le vocabulaire des politiques publiques étatiques ou locales : juges de proximité (depuis 2002), police de proximité (à Paris, il existe depuis 2009 une Direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne) ; dans le vocabulaire économique (la « banque de proximité » se différencie de la banque à distance et de la banque par Internet) ; dans les stratégies urbaines (commerces, culture de proximité…) ; dans le vécu ordinaire (fête des voisins, sites de rencontres de proximité, recherche frénétique des généalogies ou des copains de classe, comptabilisation maniaque des « amis » sur Facebook…).

Quelles sont les sources socio-historiques de ce regain de préférence pour la proximité ? Comment la psychanalyse peut-elle l'expliquer ? Ne recèle-t-elle pas des dangers d'autant plus réels qu'inaperçus ?

Une triple crise

Le besoin d'être protégé, entendu, jugé et même puni par des instances que l'on reconnaît et qui vous reconnaissent (à la fois au sens physique et au sens moral) s'inscrit d'abord dans les effets psychiques et sociaux d'une mondialisation qui se traduit par une triple crise.

Crise de la vérité. L'élimination des distances temporelles et spatiales donne accès en trois clics à des informations, des rumeurs, des fantasmes et des réalités inquiétantes. La prolixité des médias noie le sens et le bon sens sous un flux de non-sens. Rien n'est vrai puisque tout est vrai. Répéter, comme sur la Toile, que toutes les vérités sont relatives, c'est se contredire, sauf à dire qu'elles ne le sont que… relativement.

Crise de l'identité. La mondialisation, par contrecoup, accroît le besoin de voisinage et le repli sur soi. Les identités sont diluées et laissent aux « hommes sans qualités » l'angoisse d'inexister et, étant comme tout le monde, de n'être personne.

Crise de l'autorité. Le mouvement général qui substitue aux relations (affectives, professionnelles ou sociales) verticales et hiérarchiques des relations horizontales de connivence et de réseau rend moins supportable la gestion autoritaire des conflits par un pouvoir venu de loin et d'en haut.

D'où un certain retour à la confiance faite aux proches dans la constitution de soi comme sujet pensant, ou plus banalement dans le choix de ne croire que ce (et ceux) qu'on voit, qu'on peut toucher, et de se méfier des sources de formation et d'information virtuelles ou insituables.

Le dehors et le dedans

Au plan de la psyché individuelle et des interactions psychiques, la psychanalyse a posé les fondements d'une différenciation entre le dehors et le dedans. Au début de la vie et de la pensée, le mauvais est ce qui est au-dehors, et donc peut manquer, le bon est ce qui est au-dedans et nourrit l'enfant exposé aux dangers externes par la néoténie (le fait que son corps et notamment son cerveau sont inachevés à la naissance et demanderont une protection physique et une éducation psychique et intellectuelle pour se développer et atteindre l'âge adulte). À ce stade, « l'extérieur, l'objet, le haï, selon Freud, seraient tout au début identiques ». Et plus cet extérieur est lointain, plus il devient haïssable ou à tout le moins irréductiblement hors de portée, comme un objet toujours insatisfaisant parce que toujours manquant.

La psychanalyste Melanie Klein a ensuite montré que le premier environnement ne se constitue que par séparation entre l'enfant et la mère (ce qu'elle nomme « phase dépressive »), la mère restant toujours proche de l'enfant à qui elle a donné le jour, mais comme un objet ambivalent suscitant envie et gratitude, haine et amour. Au commencement, le sein maternel n'est pas distinct de l'enfant, il ne devient son objet premier que par la haine éprouvée quand il en sent le manque. Proche veut dire séparé, par une distance minime, certes, mais séparé, non-moi, ce qui attache à la mère et aux proches par un lien ambivalent.

Winnicott, développant cette conception, situera ensuite « l'espace potentiel pour l'expérience culturelle » à l'endroit de conjonction et de disjonction du sein maternel où peu à peu la continuité narcissique fait place à la contiguïté de la relation à un objet séparé. Sur le plan psychologique, proximité est désormais synonyme de sécurité et d'accessibilité, de familiarité, mais aussi de respect de l'autonomie. Winnicott a montré que la capacité d'un sujet à supporter la solitude et à s'y sentir bien dépendait de la mère et de la capacité d'être seul en sa présence non intervenante mais rassurante.

Comme l'ont établi des études psychanalytiques sur l'habitat et l'environnement, cet espace, sans cesser d'être subjectif, s'objective de plus en plus, et par métaphore la maison est vécue comme une image de notre corps propre. Le cadre bâti et l'habitat, l'immeuble, la rue, le quartier, le village sont perçus comme une symbolisation de l'environnement maternel primaire. Dans l'attachement violent des bandes territoriales à leur quartier, si invivables les conditions de vie y soient-elles, subsiste l'idée d'un cadre connu et stable, à la fois protecteur d'une identité et source de projections haineuses sur « eux » (la cité ou la barre voisine), qui n'ont d'autre tort que de n'être pas « nous ».

Winnicott explique par la notion d'un bon ou mauvais « environnement » les comportements normaux ou pathologiques dans les rapports entre individus proches ou lointains, mais aussi au sein des groupes et de la société tout entière. Par exemple, il voit l'origine de la délinquance dans une « tendance antisociale » où l'individu veut détruire l'environnement qui lui a fait défaut.

Des dangers cachés

La proximité est à la fois rassurante et source de dangers cachés.

Dangers physiques. Lorsque l'enfant vient au monde, il quitte un milieu aseptique et est soumis aux agressions des bactéries de toutes sortes contre lesquelles il va mobiliser peu à peu son système de défenses immunitaires. Les allergies et les maladies auto-immunes, en expansion constante, sont expliquées par l'immunologie la plus récente comme la résultante d'une asepsie trop grande entre la mère et l'enfant, notamment dans l'accouchement par césarienne.

Dangers familiaux. De même que le prochain peut être pour chacun de nous le meilleur rempart contre le monde et ses violences, il représente aussi la menace la plus immédiate et la plus grave pour notre intimité et notre intégrité (par exemple, dans 70 % à 85 % des cas de violences sexuelles sur des enfants, l'agresseur est un proche de la victime).

Dangers psychiques. Danger d'abord de ne pas savoir faire face aux dangers du monde adulte, dans le cas d'enfants surprotégés. Il en va de même lors de la sortie de l'enfant de la famille pour s'orienter dans le monde social. Il va devoir faire face à des agressions et s'y préparer pour les surmonter. Le dehors est donc toujours un danger, mais vouloir se protéger contre un danger externe imminent par une sorte de cocon biologique ou psychologique revient à s'exposer davantage aux dangers internes comme aux dangers lointains vis-à-vis desquels le sujet n'a pas préparé de réponse. Danger, en second lieu, de rester sous l'emprise de l'autre, non pas attaché à lui mais avalé par lui. Comme l'amour, l'amitié vraie et le lien social ou citoyen sont des rapports de reconnaissance à travers l'éloignement et l'étrangeté. La notion de proximité n'abolit pas les notions de différence ou de frontière, mais les rend sensibles, affectives.

La distance, loin de faire obstacle, instaure le rapport à l'autre par une séparation et une différence fondamentales, alors qu'une trop grande proximité nous plonge dans la confusion et l'ignorance de l'altérité. Freud, dans L'inquiétant familier, montre comment justement ce qui suscite le plus grand trouble, la plus grande angoisse, ce n'est pas l'étranger absolu, mais l'étrange familier qui apparaît dans le double, le semblable, le trop proche. D'où la nécessité d'instituer une distance, un rapport à l'autre, une médiation d'espace et de temps entre l'autre et moi, afin de le supporter.

Sur le plan psychique, aucune proximité n'est acquise. La proximité risque toujours de se transformer en menace ou de faire défaut en constituant un environnement hostile. Lacan l'a rappelé, il a fallu le sacrifice du Christ et son incarnation, puis beaucoup de persévérance évangélique, pour que le message chrétien de l'amour « Aimez-vous les uns les autres » nous convainc - bien mal et bien rarement - d'aimer un peu notre prochain, mais jamais « comme nous-même ». Après tout, notre plus proche, c'est nous-même, et le narcissisme, amour de soi ou amour-propre, comme disaient les moralistes au XVIIe siècle, est notre premier amour.

Le rôle du manque

Lacan enfin, par son insistance sur le langage, cette distance qui nous sépare de nous-même et des choses mais nous permet aussi de vivre et de désirer, souligne les vertus du manque. Il voit dans les psychoses « le manque du manque », le trop-plein, la satisfaction où le sujet disparaît dans un monde qui ne fait plus la différence entre interne et externe, un discours d'une prolixité illimitée et d'une inanité absolue, où tout signifie et veut dire quelque chose. Le manque ne doit jamais manquer, me manquer. Sinon, je ne suis pas « Je ». Il n'est pas négatif, mais constructif (osons le mot dans une contribution à une revue qui porte ce titre). Le deuil est originaire. La satisfaction intégrale se transformerait en trop-plein, et le manque de manquer, en catastrophe.

À nier la détresse, cette détresse originelle dont parle Freud, cette « agonie primitive » évoquée par Winnicott, on exacerbe insatisfaction et incertitude et cette « peur de la peur » qu'on appelle la panique.

Sur le plan de la clinique des affections mentales, on risque de ne trouver au bout de la proximité comme idéal absolu que la pathologie corporelle des phobies qui subissent l'altérité comme une menace nécessitant des barrières de survie, la psychopathologie des états limites où l'autre est à la fois nécessaire et rejeté, ou encore la paranoïa dans laquelle l'autre se fait si proche que je dois tuer celui qui veut me tuer.

On remarquera que la plupart des « instances de proximité » impliquent la présence médiatrice d'un écran (parfois au sens le plus littéral du terme : un écran d'ordinateur) pour assurer, en même temps que le contact, la séparation d'avec l'autre et la protection contre ses possibles intrusions. La proximité, point trop n'en faut. Elle rime parfois avec promiscuité. Et fusion, avec confusion.

Angoisse planétaire et peurs de proximité

« La fin du monde est proche », répétaient à la veille du 21 décembre 2012 ceux qui y croyaient, ceux qui n'y croyaient pas et ceux qui croyaient ne pas y croire. Tous avaient raison et tort à la fois. La fin du monde sous la forme d'une apocalypse planétaire, si stupide qu'elle soit, était finalement plus facile à se représenter et à supporter que ces peurs très proches, fondées, immédiates, que chacun sent menacer sa vie quotidienne.

Aujourd'hui, la fin a changé de scénario et prend deux formes principales : d'une part angoisse de l'environnement physique et chimique, et, d'autre part, angoisse sociale et identitaire de perte des repères et de fin d'un monde structuré par des différences entre lesquelles chacun pouvait se situer et se définir. Ces angoisses projettent sur un avenir plus ou moins proche une catastrophe qui a d'ores et déjà commencé. À propos de l'effondrement psychique, Winnicott montre que sa crainte future n'est que l'effacement d'un effondrement qui a déjà eu lieu. La fin d'un monde, celui que Stefan Zweig appelait « le monde d'hier », n'est pas devant nous mais derrière nous, et nous l'avons sous les yeux. Le monde des frontières, des nations, des États, des qualités singulières, des différences sexuelles et générationnelles, des spécificités culturelles s'effondre et devient un monde sans qualités, un monde de quantités.

Dans ce contexte, mieux vaut avoir peur d'une agression voisine, qu'on baptisera pudiquement « incivilité », que d'une angoisse planétaire de fin du monde. D'où l'existence de « peurs de proximité » masquant l'angoisse lointaine des catastrophes. Les premières sont aussi fondées que la seconde, et plus vivement ressenties au quotidien, l'environnement social des quartiers dégradés n'étant pas moins anxiogène que l'environnement physique menacé par le réchauffement climatique. Mais l'angoisse est un signal de détresse et elle est toujours redoublée par la crainte de ne pas comprendre ses causes. Aussi, lorsque certaines causes sont plus accessibles, mieux représentables et pensables, elles deviennent en quelque sorte plus supportables.

La proximité serait-elle la meilleure et la pire des choses pour l'individualisme contemporain ?

Pour que l'enfant atteigne un état psycho-affectif et sexuel adulte, lui permettant de vivre en société sans dégâts pour lui et pour la société, il faut que l'environnement maternel, familial et social soit fort mais pas absolu, qu'il tienne l'adolescent sans l'hyperprotéger, bref, qu'il soit comme la mère non pas une Big Mother étouffante, mais une « good enough mother » (une « mère passable »), dit Winnicott, qui lui permet de manquer, y compris d'amour, et donc de désirer.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/proximite-promiscuite-prolixite.html?item_id=3309
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