Jean-Pierre ORFEUIL

Professeur émérite d’aménagement, université Gustave-Eiffel, auteur notamment d’Une approche laïque de la mobilité (2008).

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La recherche de nouveaux repères

Le développement des transports depuis le XIXe siècle a été porté par une utopie : offrir au plus grand nombre des potentiels toujours plus diversifiés de contacts avec les autres et avec d'autres environnements. Aujourd'hui, cette ambition ne séduit plus et la quête de proximités repose sur de nouvelles logiques.

On comprend cette utopie : dans le monde d'avant, le plus grand nombre était assigné à résidence dans sa paroisse de naissance, destiné à vivre la même vie que ses parents. Ce monde de la proximité imposée s'effondre avant la naissance du transport de masse.

Ce sera Adam Smith et son plaidoyer pour que chacun puisse exercer ses talents là où ils sont meilleurs, la Révolution française qui dissout les corporations, et, en Angleterre, le combat des industriels pour attirer la main-d'oeuvre vers les usines et lui faire quitter sa terre d'origine. Ce sera, in fine, le passage du sentiment d'appartenance de la commune à la nation, la mise en mouvement de la société par le récit du progrès.

Des acquis incontestables

Cette utopie, qui a désencastré 1 l'échange marchand des liens « naturels » de la proximité grâce à une construction sociale de la confiance, a deux siècles. Elle continue à mobiliser des énergies colossales dans la construction d'infrastructures et de véhicules, la recherche de pétrole et à transformer le monde émergent.

Ses acquis ne font pas de doutes : extension des aires de libre circulation des hommes et des biens, croissance inconnue jusqu'alors grâce à la production de masse et à la liberté des échanges. Elle a contribué, aux côtés de l'éducation et de la protection sociale, à ce que chacun puisse choisir ses lieux d'habitat, de travail, de loisirs, ses amis, l'activité qu'il souhaite exercer et construire la singularité de sa vie. L'explosion de l'immatériel et de son potentiel infini de liens poursuit le mouvement en ignorant la viscosité de l'espace et les frontières.

C'est au moment où la possibilité de la singularité s'offre à tous par l'accès à des univers toujours plus vastes que des signes d'épuisement de cette utopie se multiplient.

De nouvelles aspirations…

Sur le plan international, avec une mondialisation peu appréciée, l'éclatement de pays, des régions sécessionnistes, une idée européenne et un cosmopolitisme en crise : le village global existe. Il ne fait pas rêver.

Au niveau national, avec une région capitale offrant une diversité inégalée de possibilités, mais moins attractive pour beaucoup que les métropoles régionales, avec des oppositions multiples aux infrastructures nouvelles et avec une automobile - hier instrument de notre liberté de choix de lieux de résidence, travail, loisirs - en situation de désamour…

Au sein des villes, et au-delà des éternels « ghettos du gotha » 2, les quartiers dégageant une ambiance de village sont très recherchés par certains. Pour d'autres, c'est le village périurbain, ou encore des résidences fermées. Ce n'est pas propre à la France. Invités par l'Institut pour la ville en mouvement à produire leur vision de la ville de demain, les étudiants de quinze pays, travaillant en groupes séparés, ont produit des images de métropoles « patchworks de villages connectés », lieux « naturels » de convivialité et de solidarité 3.

… auxquelles sont sensibles des acteurs publics et privés

Ces aspirations à la proximité orientent les stratégies d'acteurs divers. L'emblème en est sans doute le succès mondial des vélos en libre-service. Quartiers verts, « vrais » centres-villes en banlieue, Fête des voisins en sont d'autres signes publics. Côté privé, multiplication des ouvertures de guichets par les banques en pleine révolution Internet, développement des formats de proximité dans la distribution, succès des Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne (Amap) réinstaurant une proximité relationnelle entre producteurs et consommateurs… Même des sites Internet proposent des offres fondées sur la proximité (Peuplade, Le bon coin, etc.).

Certes, on pourrait aussi pointer des marqueurs du village global, comme la compassion planétaire pour les victimes de catastrophes. Il reste que les éléments évoqués sont des signaux réels d'une aspiration à la proximité. Comment l'expliquer ? Par une dégradation des conditions de déplacement (inconfort, hausse des prix…) d'autant plus mal ressentie que le virtuel associe baisse des prix, explosion des contenus, facilités à créer des réseaux personnels et fluidité ? Par la conscience d'un avenir contraint par la rareté pétrolière ou le réchauffement climatique ? Ces explications ont leur part de vérité, mais, en nous tournant vers des décrypteurs du monde contemporain, on peut dresser le portrait anthropologique d'un nouveau monde, celui d'une proximité recherchée, motivée par un besoin de repères dans un monde plus incertain, moins confiant et qui demande plus à chacun.

Lyotard l'annonce dès 1979 4 : la croyance au grand récit du progrès a vécu, et avec elle disparaît un repère collectif, la certitude que demain sera meilleur qu'aujourd'hui. Le mouvement vers un avenir meilleur fondait un sentiment d'appartenance à un monde commun. Le lien social, le partage des idées et des aspirations s'atomisent aujourd'hui dans des réseaux plus limités et mouvants, d'autant plus que les grandes institutions (partis, syndicats, Églises) sont en perte d'influence. La dilatation des espaces et la contraction du temps 5 liées à la vitesse et à la portée des interactions de toutes sortes produisent une dissociation entre lieu (physique) et espace (des interactions) : l'interconnexion, c'est aussi des relations avec un autrui « absent », voire inconnu, avec lequel on n'est jamais en situation de face-à-face. Réalité vécue par des agriculteurs qui savent que la valeur de leur récolte dépend du climat ou de conflits à l'autre bout du monde, par les ouvriers dont l'entreprise est condamnée à cause d'une concurrence aussi lointaine qu'inconnue, par des épargnants qui n'avaient pas saisi le sens du terme « produits dérivés ». Analysant les menaces contre l'ordre social, Lasch 6 pointe « la trahison des élites ». Elles se sont affranchies du territoire commun, se sont construit un territoire propre. Lui font écho l'exil fiscal des plus fortunés, la distance des citoyens à leurs élites, le retour de la confiance dans l'analyse de la performance économique 7.

Ehrenberg 8 décrit l'effondrement, en une ou deux générations, d'une société encore fortement structurée par des normes qui préfiguraient les destins, sous les coups de boutoir de l'aspiration à l'autonomie. Devenue norme, celle-ci impose à chacun le devoir de se construire tout au long de sa vie, produit un individu-trajectoire qui « doit être l'entrepreneur de sa vie et trouver sa place dans une société aux repères flottants, aux appartenances traditionnelles introuvables et à l'action publique peu efficace ». Il ne peut le faire qu'en disposant de points d'appui, de repères. L'adolescent de Florange de 1950 était de facto destiné à une vie de sidérurgiste, même s'il n'y était pas obligé. Cette vie serait modeste, mais assurée. Ses enfants découvrent que l'assurance était un leurre. Ses petits-enfants devront inventer une autre vie, qui impliquera d'autres formations, des mobilités résidentielles auxquelles les générations précédentes ne les ont pas préparés…

Besoin de repères

En résumé, le temps collectif se déroule sans cap clair, le territoire est poreux à des influences inconnues, la confiance dans les capitaines s'érode : nous devons construire par nous-mêmes un parcours si possible heureux dans un monde aux repères mouvants. Nous vivons l'expérience du capitaine Nemo, « mobilis in mobile », mais nous ne sommes pas le capitaine Nemo. Nous avons besoin de repères, de communautés de sens, d'appartenance et de solidarité, fondées sur une forme de proximité ; nous avons besoin d'alter ego qui ne sont plus donnés d'avance par les grandes appartenances politiques, religieuses ou de classe.

Cette recherche de proximité peut se décliner sur des registres divers. Proximité spatiale avec les voisins et les activités de quartier. Continuité des lignées, attestée par le succès de la généalogie, les volontés publiques et privées de préservation des patrimoines hérités. Proximité affective, avec la famille (élargie), les proches. Proximité sociale de ceux qui vivent la même condition et, lorsqu'elle est satisfaisante, aspirent à la transmettre à leurs enfants, notamment en partageant les mêmes espaces et les mêmes ressources. Proximité relationnelle par la constitution d'un capital social avec des réseaux classiques ou virtuels (Facebook). Proximité fonctionnelle : pour les particuliers, avoir « tout sous la main », être là où ça bouge. Pour les entreprises, s'inscrire dans des systèmes productifs locaux, des clusters. Pour les villes, appartenir au « club »des agglomérations desservies par le TGV…

Certaines de ces recherches de proximité sont excluantes, d'autres pas. Toutes ne sont pas compatibles. Canaliser les proximités excluantes, faciliter celles qui sont utiles fait partie du travail des élus qui portent l'exigence d'un monde commun. Comprendre les logiques à l'oeuvre, comprendre les compatibilités et incompatibilités fait partie du travail des chercheurs. C'est ce que nous illustrons avec les résultats d'une recherche récente sur la « ville cohérente » 9.

Quelle « ville cohérente » ?

Le point de départ, c'est la « lutte contre l'étalement » qui constitue depuis une vingtaine d'années le credo de la planification, parce que la densité, proximité de tous à tous, favorise une mobilité plus sobre. Cette orientation suscite des oppositions, et les résultats sont assez modestes. Aussi avons-nous examiné un référentiel alternatif fondé sur une idée populaire, celle de rapprocher travail et domicile, stratégie d'ailleurs mise en oeuvre au fil de leur vie par les actifs qui sont très éloignés de leur travail à un moment donné 10. Nous l'avons fait de façon désagrégée, ménage par ménage, sur un terrain très concerné par les difficultés de déplacements, l'Île-de-France. Nous nous sommes imposés une contrainte, les actifs doivent être à moins de trente minutes de leur emploi (dont le lieu est inchangé) ; une méthode, l'échange de logements compatibles avec les tailles des ménages (un ménage rapproché libère un logement occupable par un autre ménage qui serait proche de son emploi, et ainsi de suite) ; et une procédure de secours, la construction de logements quand l'échange ne permet pas d'obtenir le résultat escompté.

Les résultats principaux sont les suivants.

Plus des deux tiers des ménages d'actifs ont au moins un de leurs actifs à moins de trente minutes de son travail. Cette proportion serait beaucoup plus faible si le choix du logement était aléatoire, ce qui valide l'idée que la proximité a une valeur. La proportion d'actifs à plus de trente minutes est légèrement plus faible en grande couronne que dans le coeur d'agglomération : la « ville étalée » n'est pas incompatible avec la proximité du plus grand nombre à son emploi. C'est la densité d'emplois sur le lieu de travail qui est l'élément le plus défavorable à la proximité : un actif travaillant à Paris ou à La Défense a quatre fois plus de « chances » de consacrer plus de trente minutes à se rendre à son travail qu'un actif travaillant en grande couronne. La proximité relationnelle recherchée par les entreprises se fait au détriment de la proximité des actifs à leur emploi.

Ce ne sont pas les ménages modestes qui sont le plus souvent éloignés, mais les ménages aux revenus supérieurs. Ce résultat, classique, est éloigné des croyances communes. La simulation des échanges de logement permet d'en comprendre la logique. L'échange, organisé sous contrainte de taille de logement mais sans contrainte de budget, permettrait de satisfaire les trois quarts des mutations, la construction neuve ne serait nécessaire que dans un cas sur quatre. Lorsqu'on introduit les prix immobiliers, on observe que deux tiers des ménages « à reloger » se verraient proposer un logement plus cher que celui qu'ils occupent, ce qui accrédite l'idée d'une exclusion de la proximité par les contraintes économiques. Toutefois, un tiers seraient orientés vers des zones moins chères, et même la moitié pour les cadres. Ce dernier point accrédite l'idée de recherche de proximités autres que celle du travail, par exemple celle des pairs, des aménités culturelles, des « bonnes » écoles… par ceux qui ont les meilleures capacités stratégiques sur le marché du logement. Ces recherches de proximités autres que celles du travail par ceux dont le pouvoir de marché est le plus élevé réduisent aujourd'hui les chances des autres dans leur recherche de proximité au travail, si bien qu'une logique de ville cohérente accroçtrait aussi la proximité spatiale entre catégories sociales. Les recherches de proximité relationnelle par les entreprises qui tendent au regroupement, de proximité à leurs pairs et aux aménités distinctives par les catégories supérieures réduisent la possibilité de proximité fonctionnelle des ménages plus modestes.

En paraphrasant Amartya Sen 11, on peut dire que la question clé pour analyser, mesurer, voire promouvoir la proximité, est : proximité de quoi, et, ajouterons-nous, de qui à qui et à quoi ?

  1. Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, traduction française Gallimard, 1983.
  2. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Les ghettos du gotha, Seuil, 2007.
  3. Jean-Pierre Orfeuil, « Réenchanter la ville par la nature et la convivialité », Urbanisme, n° 385, « La fabrique du mouvement », juillet-août 2012.
  4. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, 1979.
  5. Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, 1990, traduction française L'Harmattan, 1994.
  6. Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1995, traduction française Flammarion, « Climats », 2006.
  7. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s'autodétruit, Éditions rue d'Ulm, 2007.
  8. Alain Ehrenberg, L'individu incertain, Calmann-Lévy, 1995 ; La société du malaise, Odile Jacob, 2010.
  9. Jean-Pierre Orfeuil, Emre Korsu et Marie-Hélène Massot, La ville cohérente. Penser autrement la proximité, La Documentation française, 2012.
  10. Emre Korsu, « La proximité domicile travail dans les choix de l'individu hypermoderne », in Marie-Héléne Massot (dir.), Mobilités et modes de vie métropolitains, L'Œil d'or, 2010.
  11. Amartya Sen, Repenser l'inégalité, 1992, traduction française Seuil, 2012.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/la-recherche-de-nouveaux-reperes.html?item_id=3301
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