Jean-Benoît ZIMMERMANN

Directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), président de la section 37 du Comité national de la recherche scientifique, Groupement de recherche en économie quantitative d'Aix-Marseille - École des hautes études en sciences sociales (Greqam-EHESS), Aix-Marseille université.

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Les proximités impératives

Parmi les droits que la société républicaine garantit au citoyen figure la proximité de ses services publics, services d'environnement et services d'urgence, certains d'entre eux, notamment ceux de la santé et de la police, relevant des deux sphères. Ces proximités impératives garanties par la société doivent aujourd'hui dépasser la notion d'impératifs dus à l'individu pour s'adapter aux groupes sociaux.

La notion de proximité impérative doit être entendue comme répondant à une nécessité morale que s'impose la société de garantir à ses membres un ensemble de droits considérés comme essentiels, dès lors que ces droits pourraient souffrir de différences de traitement selon le lieu de résidence ou de travail des habitants. Elle n'a donc de sens qu'en référence à une dimension sociétale, à ce qui constitue les fondements, le ciment de notre société et qui peut recouvrir des modalités différentes d'une culture, d'une civilisation, d'une époque à une autre. Pour ce qui nous concerne, ces fondements sont ceux de la République française et de notre modèle démocratique moderne dont les principes ont été affirmés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Des fondements républicains

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 identifie quatre droits naturels et imprescriptibles de l'homme qui sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. La liberté est définie comme la possibilité de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ou à la société. C'est à la loi d'en définir les contours, « nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » et « ceux qui expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ». Une force publique est instituée pour garantir ces droits.

Le programme du Conseil national de la Résistance entend garantir le droit au travail et à une vie décente, « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l'instruction et d'accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer ».

Enfin, la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 rappelle les droits de l'homme fondamentaux, la dignité et la valeur humaine maltraitées par les atrocités nazies. Elle affirme le droit à la propriété, individuelle ou collective, le droit à la liberté d'expression, le droit d'accès à l'instruction et à la culture et le devoir de respect de la loi « afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique ».

Ainsi, les proximités impératives correspondent à un ensemble de services et d'équipements publics, voués au respect et à la satisfaction de ces droits et parmi lesquels on pourra distinguer des services d'environnement et des services d'urgence, certains services, notamment ceux de la santé et de la police, relevant des deux sphères.

Figure 1. Proximités impératives et services publics

Proximités impératives et services publics

Distance et temps ; intelligence et compréhension

À cette première approche des services publics, on peut appliquer une analyse en termes de proximité en distinguant la proximité spatiale et géographique, ou distance et temps d'accès, des aspects d'une proximité que nous nommerons « institutionnelle », entendue de manière large (culturelle, sociale…) et reposant sur des notions d'intelligence ou de compréhension.

Nous allons voir que ces deux catégories de proximité sont parfois étroitement dépendantes l'une de l'autre.

La proximité géographique renvoie à la distribution spatiale des activités, des équipements et des services dont la disparité peut générer des inégalités interterritoriales, donc entre catégories de population. La distribution de la population découlant principalement de contraintes économiques, avant tout du prix du foncier, c'est donc le logement qui génère ces disparités de répartition, reflet, du moins en milieu urbain, des disparités de revenus. Mais des disparités existent aussi à d'autres échelles, entre zones rurales et zones urbaines, entre petites et grandes villes, entre régions… ainsi que l'actualité nous le rappelle régulièrement en matière de santé.

Le problème des « déserts médicaux » tend à devenir de plus en plus grave avec la libéralisation croissante de la médecine et l'introduction dans le secteur de la santé de normes de gestion qui relèvent plus de la sphère de l'entreprise que de celle des services publics. Les combats régulièrement menés par les habitants de nombreuses communes contre la fermeture de maternités de proximité sont emblématiques de ce problème, qui n'a sans doute pas de solution durable hors de la reconsolidation d'une filière publique de santé qui intervienne de manière duale avec la médecine libérale plutôt que d'en intégrer de plus en plus les principes. En ce sens, garantir un revenu minimal aux médecins acceptant de s'installer dans des zones sous-équipées est sans doute une idée innovante qui revient de fait à faire échapper ces zones à une logique libérale pure 1.

En ce qui concerne l'éducation, les zones correspondant à chaque établissement s'élargissent avec le niveau de formation (primaire, collège, lycée, université), ce qui suppose la mise en place de transports de ramassage scolaire qui conduisent les élèves depuis l'ensemble des zones d'habitat concernées vers les établissements correspondants. Le coeur de cette problématique réside dans le découpage des cartes scolaires, qui jouent un rôle normatif (qui doit aller où ?) dans l'attribution des places dans les établissements. Un tel système de gestion de la proximité éducative bute toutefois sur la question de la mixité (ou plutôt de l'absence de mixité) sociale qui ne fait que reproduire celle de l'habitat et sur laquelle achoppent les tentatives successives de réforme. Cette situation, qui contribue de manière évidente à la reproduction sociale, a aussi donné lieu à l'instauration controversée de quotas d'accès à des études réputées (à l'exemple de Sciences Po) pour les élèves des quartiers défavorisés. On voit ici que les questions de proximité géographique se croisent de toute évidence avec d'autres formes de proximité de nature plus culturelle, institutionnelle : est-il si simple pour un bon élève issu d'un milieu modeste d'envisager de faire Sciences Po ou Polytechnique ? Faut-il réserver un certain nombre de places en classes préparatoires aux grandes écoles pour les élèves de banlieues défavorisées ou faut-il au contraire y créer des « classes prépa » ?

Proximité géographique et proximité institutionnelle

Il y a très généralement, en matière de services publics, une interdépendance entre proximité géographique et proximité institutionnelle. Ainsi, les services administratifs requièrent des « bureaux de proximité », souvent installés dans les quartiers à l'initiative des municipalités. L'automatisation des services publics, via des guichets électroniques, est facteur d'exclusion (personnes âgées ou à faible niveau d'éducation, voire illettrées). Si installer de tels systèmes peut être à l'origine de gains monétaires ou d'efficacité, ils devraient donner lieu à l'implantation de systèmes mixtes préservant la présence humaine, plutôt que de ne considérer que les réductions d'effectifs qui pénalisent de fait les plus faibles. On pense par exemple aux distributeurs automatiques de billets qui, s'ils ont représenté un progrès notable pour une bonne part de la population, sont peu prisés par les personnes âgées, qui continuent d'aller retirer de l'argent liquide au guichet de leur bureau de poste. La Poste joue à cet égard un vrai rôle en matière d'équilibre territorial de par sa large distribution de bureaux à travers le pays. Des configurations nouvelles mêlant automates et personnes physiques ont été mises en place avec succès dans certains quartiers. Il ne faudrait toutefois pas que leur pendant soit la fermeture de multiples bureaux de proximité, et il y aurait lieu de mener une sérieuse réflexion pour l'éviter en confiant à La Poste la délégation de certains services publics dans un environnement de proximité, plutôt que de la laisser évoluer dans une pure logique de rentabilité d'entreprise. Là aussi une vision duale serait à développer.

Dans ce sens, l'expérience des Points d'information médiation multi services (Pimms) apparaît comme exemplaire. Cette opération, démarrée en 1995 à Lyon à l'initiative d'un certain nombre d'entreprises de services publics, a permis de développer un réseau de points d'accueil de proximité, de manière à améliorer les relations avec les usagers dans des quartiers dits sensibles 2.

Pour aller un peu plus loin, il faut comprendre que cette double dimension de proximité, géographique et institutionnelle, suppose bien souvent un fonctionnement à double sens. C'est le cas des services d'urgence, notamment en matière de santé. Du côté des usagers, il faut répandre une culture du bon réflexe, de la bonne conduite à mener, comme ont pour objectif les campagnes d'information sur les symptômes de l'AVC ou de l'infarctus. L'installation de défibrillateurs dans les lieux publics suppose, pour être efficace, la mise en place d'opérations de formation à leur usage en direction d'une part suffisamment importante de la population. Du côté des services de secours, il faut qu'y réponde une chaîne intégrée efficace (Samu, pompiers, centres antipoison…), de l'interlocuteur téléphonique à l'équipe qui devra intervenir sur place dans des délais impartis, ce qui suppose une bonne connaissance du terrain (physique : rues, circulation… ; et social : milieu, erreurs à ne pas commettre…) et une bonne relation avec la population. Il y aurait lieu de s'interroger sur les défaillances à l'origine de situations intolérables qui voient des pompiers se faire caillasser au cours d'une intervention d'urgence dans une cité…

Cette combinaison nécessaire de proximité géographique et de proximité institutionnelle renvoie de manière inévitable à une dimension sociale qui impose de passer d'une analyse des impératifs dus à l'individu, ce qui avait été notre point de départ, aux impératifs à l'égard des groupes sociaux.

Les impératifs à l'égard des groupes sociaux

On en a une illustration immédiate avec la sécurité et les services de police. Si le rôle de la police est avant tout de maintenir l'ordre et de faire respecter la loi, une condition de son efficacité est d'inspirer confiance à la population qu'elle est censée protéger. La dégradation des relations entre police et population constitue un phénomène négatif de part et d'autre. Pour la population, qui perd confiance et considère la police avec méfiance et doute. Pour la police et les policiers, qui doivent faire face à des manifestations de rejet qui entravent leur action et génèrent le malaise, voire la peur, entraînant un recours accru au contrôle et à la répression. Cette dégradation, en s'approfondissant, peut s'étendre à tous les représentants de l'autorité publique (pompiers notamment).

Or, des travaux récents en sciences sociales, dans de nombreux pays, ont pu montrer que la relation de confiance entre police et population est une condition essentielle de l'efficacité de l'action policière 3. Au contraire, quand s'installe un rapport de forte extériorité, les relations entre police et population tendent à dériver vers une généralisation de l'affrontement. D'où la nécessité de reconstruire cette confiance à travers une combinaison entre proximité géographique, relative aux secteurs d'intervention, et proximité institutionnelle, visant à établir la connaissance réciproque, le dialogue, la compréhension et l'identification d'objectifs partagés. À juste titre, le terme de « proximité », entendu dans ce double sens, doit s'appliquer à la police.

On est donc bien ici dans une vision élargie des services publics qui, en s'inscrivant dans cette approche de proximité, non seulement visent à répondre aux besoins essentiels des citoyens, mais contribuent aussi à la construction d'une cohésion sociale et à son maintien. Ce faisant, ils constituent très certainement le meilleur rempart contre toute forme d'assujettissement de la vie sociale à des modes d'organisation et de pouvoir prohibés (économie souterraine, trafics, mafias et banditisme). On comprend dès lors que l'investissement public dans ces services de proximité doit être envisagé dans une perspective élargie de rentabilité sociale, directe et indirecte.

  1. Voir aussi sur ce sujet le point de vue de Frédéric Bizard.
  2. Sur les Pimms, voir www.pimms.org.
  3. Voir le dossier « Les citoyens et leur police. Comment bâtir une relation de confiance », coordonné par Nicolas Delalande et Pauline Peretz, La vie des idées, 22 février 2011.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/les-proximites-imperatives.html?item_id=3302
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