Frédéric BIZARD

Économiste, professeur à Sciences Po Paris.

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Médecine de proximité et déserts médicaux : trouver le bon niveau

La lutte contre les déserts médicaux fait partie des priorités nationales de la politique de santé du gouvernement, car si l'accessibilité au médecin est satisfaisante aujourd'hui, elle devrait se dégrader à l'avenir. Les solutions proposées ces dix dernières années n'ont pas donné les résultats espérés et la politique menée actuellement risque d'aggraver le problème, que seule une réforme globale du système de santé pourrait résoudre.

La loi relative à l'assurance-maladie de 2004 a laissé aux missions régionales de santé (MRS) le soin de définir les critères à prendre en compte pour déterminer les zones déficitaires en termes de densité et d'activité médicales. Lorsque plus de la moitié des médecins du territoire ont une activité (consultations et visites) supérieure de 30 % à l'activité moyenne nationale et que la densité des praticiens est inférieure de 30 % à la moyenne nationale, ce territoire est considéré comme déficitaire. Des critères complémentaires peuvent être retenus, tels que le délai d'accès à un médecin généraliste (maximum de vingt minutes), la présence excessive (supérieure de plus de 10 % à la moyenne nationale) de personnes âgées et les fragilités sociales du territoire (zone de revitalisation rurale ou urbaine, zone franche urbaine). La circulaire du 14 janvier 2005 a recommandé aux MRS de ne pas faire reposer leurs zonages sur des territoires dont la population est inférieure à 1 500 habitants, afin de garantir aux cabinets un bassin de population suffisant pour préserver leur viabilité économique. Selon une enquête de 2010 (Collectif interassociatif sur la santé, Association des accidentés de la vie [Fnath] et Union nationale des allocations familiales), huit départements français auraient une densité médicale inférieure à 203 médecins pour 100 000 habitants (soit 30 % de moins que la moyenne nationale), ce qui représente une population de 2,5 millions de personnes (moins de 4 % de la population). Il s'agit de l'Eure (densité médicale 172), la Mayenne (187), l'Ain (189), la Meuse (190), la Haute-Loire (191), l'Indre (195), la Lozère (199) et l'Orne (202).

Une situation contrastée mais encore satisfaisante

La France connaît un nombre record de médecins sur son territoire avec 217 142 médecins actifs en 2012, soit 307 pour 100 000 habitants. La démographie médicale (le nombre de médecins actifs) a progressé de 1,8 % de 2007 à 2012. Presque toute la population française dispose d'un médecin généraliste à moins d'un quart d'heure de son domicile (rapport Insee-Drees [Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques], octobre 2012). Cependant, proximité ne rime pas toujours avec accessibilité. Les patients ne vont pas toujours au plus près pour consulter. Seuls 56 % des Français prennent rendez-vous avec le médecin généraliste le plus proche. C'est encore plus vrai pour les spécialistes, puisque 80 % des Français ne consultent pas les spécialistes de la commune dotée la plus proche. Plusieurs explications sont possibles : les patients consultent sur leur lieu de travail ou dans une commune située entre chez eux et leur lieu de travail. Un facteur majeur est la réputation du spécialiste et son équipement en matériel médical innovant.

Si l'accessibilité à un généraliste est encore satisfaisante selon l'étude, la formation de déserts médicaux en ce qui concerne les spécialistes est réelle. Un Français sur cinq a deux fois plus de difficulté que la moyenne à consulter un ophtalmologue ou un gynécologue. Certaines communes, bien qu'on trouve des spécialistes à proximité, pâtissent d'un déséquilibre entre le nombre de praticiens accessibles et le nombre de patients potentiels, d'où de longs délais d'attente. Ainsi, les difficultés d'accès à un ophtalmologue concernent aussi bien des régions rurales que des zones très peuplées comme l'Île-de-France. La campagne contre les dépassements d'honoraires pourrait laisser penser que les 41 % de spécialistes pratiquant en secteur 2 (à honoraires libres) seraient une source de difficulté à l'accès aux soins. Ce n'est pas le cas selon l'étude. Les zones sous-dotées en médecins sont composées principalement de médecins de secteur 1 (tarif de la Sécurité sociale), ce qui montre que les faibles valorisations par la Sécurité sociale des consultations des généralistes comme des spécialistes est une cause majeure de désertification médicale.

Deux décennies à haut risque

De nombreux facteurs vont mettre sous tension l'accessibilité à un médecin dans les années à venir.

La démographie médicale est actuellement à un pic et va baisser de 10 % dans les dix prochaines années, soit une perte de plus de 20 000 médecins. Cette situation est liée à la baisse du numerus clausus décidée par le pouvoir dans les années 1990 afin de faire baisser les dépenses de santé. Malgré un fort relèvement de ce numerus clausus, jusqu'à 8 000 en 2011, le nombre de médecins en activité ne retrouvera son niveau actuel qu'en 2030.

La baisse du nombre de médecins généralistes sera moins marquée que celle des spécialistes, même si la situation est très différente selon les spécialités et les régions. Ainsi la France comptera-t-elle, en 2030 (selon la Drees), 35 % d'ophtalmologues, 33 % de dermatologues et 30 % de rhumatologues en moins. Les régions Île-de-France, Paca et Languedoc-Roussillon auront de 25 % à 30 % de médecins de moins en 2030 qu'en 2012. La densité médicale sera inférieure à 300 médecins pour 100 000 habitants, mais c'est la répartition des médecins sur le territoire qui posera problème, plus que leur nombre.

Le vieillissement de la population médicale, dont la moyenne d'âge est de 51,4 ans (48 ans pour les femmes et 52 ans pour les hommes), aura un impact fort sur la baisse de la démographie. Un départ massif à la retraite (de 25 % des médecins généralistes libéraux) va s'opérer dans les cinq prochaines années.

La féminisation accélérée de la profession médicale est une source de transformation du rythme de travail de la profession. Les femmes représentent 39 % des effectifs des médecins (29 % chez les généralistes et 40 % chez les spécialistes). Elles comptent pour plus de la moitié (52 %) des médecins inscrits à l'ordre des médecins depuis 2008 et seront majoritaires dans la population médicale d'ici une dizaine d'années. Cette féminisation de la profession médicale va s'accompagner d'une évolution de la répartition territoriale des médecins, des modes d'exercice de la médecine et des attentes de la profession.

Le mode d'exercice choisi a considérablement évolué ces vingt dernières années, avec une forte progression du salariat. Alors que plus des deux tiers des jeunes médecins optaient pour l'exercice libéral dans les années 1990, ils n'étaient plus que la moitié en 2000 et 9 % en 2010 ! Aujourd'hui, les deux tiers des jeunes s'orientent vers le salariat (établissements hospitaliers, secteur médico-social, médecin de collectivités locales…), et un quart vers le remplacement. Ce dernier statut est d'ailleurs choisi de manière pérenne par un nombre grandissant de jeunes. Le seuil des 10 000 remplaçants a été franchi en 2008, dont 86 % sont des généralistes.

La réduction du temps médical est aussi un facteur limitant pour une bonne disponibilité des soins. Les médecins généralistes travaillent en moyenne 55 heures par semaine, et plus de 20 % du temps est consacré aux charges administratives et à la réception des visiteurs médicaux.

Des mesures sans résultats notoires depuis dix ans

Toutes les propositions visant à instaurer des contraintes pour orienter le choix de l'installation ont été abandonnées avant d'entrer en application. Cela a été le cas de la baisse de 20 % de la participation aux cotisations sociales de l'Assurance maladie en zones surdotées (prévues dans l'avenant conventionnel 20 de 2007), de l'interdiction d'installation en zones surdotées sous peine de déconventionnement (loi Hôpital, patients, santé et territoires [HPST] de 2009) ou de l'obligation, pour les médecins exerçant en zones surdotées, de contribuer à la permanence des soins de la population de déserts médicaux (loi HPST 2009).

Les seules mesures appliquées sont des incitations financières dont aucune n'a apporté de résultats notables. Que ce soit la majoration de 20 % des honoraires pour les médecins généralistes exerçant en groupe installés dans une des zones déficitaires définies par les agences régionales de santé (2007), les contrats d'engagement de service public pour les étudiants en médecine (2009), diverses incitations fiscales et sociales (par exemple exonération de taxe professionnelle) ou subventions pour créer des maisons de santé dans des zones sous-dotées.

Que faire ?

Nos gouvernants devraient tirer des conclusions de ces expériences : les aides financières sont un moyen insuffisant, voire inefficace, pour lutter contre les déserts médicaux. Une explication simple tient au fait que les médecins généralistes installés dans des zones sous-dotées ont un revenu supérieur aux autres. Un médecin généraliste a donc déjà un intérêt financier à s'installer en couronne périurbaine (9 % de revenus de plus que la moyenne nationale des généralistes) ou dans une zone rurale (14 % de revenus supplémentaires) plutôt qu'en région urbaine. Les déterminants majeurs du choix d'un lieu d'exercice ne sont donc pas financiers mais avant tout liés à la qualité de vie, qui est, pour les médecins, conditionnée par l'aménagement du territoire plus que par la rémunération. Il n'est pas surprenant que les lieux dans lesquels l'État ferme les écoles et les bureaux de poste ou n'assure plus la sécurité ne soient pas très recherchés par les médecins !

Toutes ces aides financières, par leur inefficacité, représentent une gabegie d'argent public et manquent de cohérence (rapport de la Cour des comptes de 2007). Et il est extraordinaire que la mesure phare du plan Touraine pour lutter contre les déserts médicaux présenté le 13 décembre 2012 soit la garantie d'un salaire annuel minimum de 55 000 euros pour les médecins généralistes qui s'installeraient dans une zone sous-dotée, soit un salaire de 23 % plus faible que le salaire moyen d'un médecin généraliste (71 000 euros), alors que le médecin exerçant en zone sous-dotée gagne déjà plus que la moyenne. Le reste du plan Touraine contre les déserts médicaux est constitué soit de mesures déjà en vigueur (stages des étudiants) soit de promesses (rémunération supplémentaire pour la pratique de groupe). L'échec de ce plan semble lui aussi garanti !

Une nécessaire réforme globale

L'accès aux soins est une des mesures intermédiaires de la performance d'un système de santé national. Ce n'est donc pas un objectif de performance en soi, mais une étape pour atteindre des objectifs sanitaires de haut niveau. Les leviers agissant sur l'accessibilité des soins sont multiples : le mode de paiement des fournisseurs de soins, le financement des dépenses de santé, l'organisation de l'offre de soins… Ainsi, le retrait de l'Assurance maladie pour la prise en charge des honoraires des médecins de ville (aujourd'hui 62 % de taux de couverture) a un impact sur l'accessibilité financière à ces soins. La création du secteur 2, permettant aux médecins de fixer leurs honoraires avec tact et mesure, notamment en fonction du pouvoir d'achat des patients, avait correctement compensé ce retrait de l'Assurance maladie en assurant aux médecins une évolution acceptable de la tarification réelle de leurs actes, sans nuire à la possibilité financière d'accès aux soins pour les patients plus modestes (sachant que les dépassements d'honoraires sont interdits pour les patients les plus précaires). La signature, en octobre 2012, de l'avenant 8, qui signe la mort de ce secteur 2, va profondément dégrader le modèle économique de l'exercice libéral de la médecine ambulatoire et donc aggraver les déserts médicaux. La mise en place de réseaux de soins de professionnels (proposition de loi Le Roux votée le 29 novembre 2012 par l'Assemblée nationale) limite de facto la quantité de professionnels disponibles pour les patients et nuit donc à l'accès aux soins.

La télémédecine est abondamment citée comme une solution à ces déserts médicaux. Ces outils de médecine à distance sont probablement précieux pour améliorer la productivité, la qualité des soins, leur sécurité et le confort des soignants et soignés. En revanche, ils ne constituent pas une solution aux déserts médicaux, sachant qu'aucun moyen technique, même le plus performant, ne peut se substituer à la présence d'un médecin dans un bassin de vie. La télémédecine doit être avant tout un moyen de renforcer et d'enrichir la relation médecin-patient.

Pour le modèle de santé français, une politique d'amélioration de l'accès aux soins passe par une politique de revalorisation de l'exercice libéral de la médecine générale, mode d'exercice le plus efficace en termes de coût, pour les soins de premier recours. Il faut revoir complètement le rôle du médecin généraliste - qui doit inclure la prévention et des missions de santé publique - et son mode de paiement, avec une dominante forfaitaire, et améliorer sa protection juridique et sociale.

C'est aussi par la liberté tarifaire, sachant que les compléments d'honoraires ne peuvent s'appliquer aux patients les plus précaires, que les médecins installés dans des déserts médicaux pourront compenser des facteurs non monétaires défavorables (distance à parcourir pour soigner les patients, difficultés de trouver du travail pour les conjoints) par un niveau de vie attractif. Autant dire que les politiques de santé menées depuis quinze ans, qui conduisent à une étatisation croissante du système, sont fondamentalement nuisibles à une bonne répartition de l'offre de soins en France.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/les-proximites-imperatives.html?item_id=3306
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