Raphaëlle RÉROLLE

Journaliste au quotidien Le Monde.

Partage

Les marques cultivent la proximité « affective »

Les consommateurs ne sont plus fascinés par les marques, qui l'ont bien compris et utilisent le concept de proximité pour regagner leur confiance, y compris en jouant sur l'« émotionnel ».

C'est au miroir inversé de la mondialisation qu'il faut observer la proximité. Plus l'espace autour de chaque individu s'élargit, plus ses contours se confondent avec ceux du monde et plus la recherche du proche, voire du semblable, devient un enjeu. Au point, parfois, d'aboutir à des crispations identitaires, qu'elles soient culturelles ou religieuses. En matière de consommation, les marques ont parfaitement compris ce phénomène. Depuis plusieurs années, la proximité est même devenue leur credo, décliné dans toutes les langues et sur tous les tons. Pas une enseigne qui ne le proclame : nous sommes près de vous, tout près. Ce qui veut dire, selon les cas, proches par la géographie, par l'affect, par la qualité du service, par la rapidité - ou les quatre à la fois. Mais le consommateur, lui, est un être schizophrène. Il slalome entre son désir de proximité, son attirance pour les marques et sa défiance vis-à-vis d'elles.

Car c'est sur fond de défiance que le thème de la proximité prend toute son importance. La plupart des spécialistes le confirment : la fascination pour les marques n'est plus tout à fait ce qu'elle a été dans les années 1980 et 1990. Les marques n'ont pas tenu leurs promesses, mais, surtout, le Web a divulgué des secrets dont les enseignes ont fait les frais. « Le consommateur est aujourd'hui très informé par Internet, souligne Virginie de Barnier, professeure de communication et marketing à l'Institut d'administration des entreprises d'Aix-en-Provence. Il sait des choses qu'il ne savait pas auparavant. Par exemple que les entreprises fabriquent des produits à peu près identiques, mais commercialisés sous des noms différents. » À la tête d'une multitude de données, le cyberacheteur compare, met en concurrence et sélectionne les produits d'une manière nouvelle.

L'échec du « sans marque »

L'attirance pour les marques ne s'est évidemment pas évanouie, de nombreux exemples le montrent. Il y a des fidèles d'Apple ou de Starbucks, de Free ou d'Hermès, comme il y en avait déjà, voilà quarante ans, de Peugeot ou de Renault. D'ailleurs, la plupart des expériences de produits sans marque ont échoué, notamment dans les magasins de discount alimentaire. Les inconditionnels d'une enseigne ont le sentiment d'appartenir à une communauté, de vivre à l'intérieur d'un cercle particulier. En témoignent les interminables files d'attente devant les Apple Stores, les jours de lancement d'un nouveau produit. Ou encore les sommes que les propriétaires d'un iPhone sont prêts à consentir pour équiper leur appareil d'une simple coque de plastique. Ce sentiment d'identification à un groupe homogène est d'ailleurs en partie confirmé par les chiffres. D'après une enquête réalisée en 2011 auprès de 15 818 visiteurs du site américain Hunch Blog, spécialisé dans les nouvelles technologies, les utilisateurs d'iPhone formeraient un ensemble socialement bien défini : moins nombreux que ceux d'Android, le grand concurrent, mais plus urbains, plus libéraux sur le plan politique, plus optimistes, plus mobiles et possédant un meilleur niveau d'études.

La postmodernité est passée par là : « Les repères religieux, sexuels, familiaux sont devenus flous, analyse Virginie de Barnier, du coup les marques se sont emparées de ce territoire. Les consommateurs ne s'en rendent pas forcément compte, mais certaines marques sont presque des temples. On va chez Apple ou Ikea comme on irait à l'église. » Ils peuvent même devenir, le cas échéant, des fidèles et des prosélytes, assurant la propagande de la marque sur un blog ou lors d'un chat. L'ancrage n'est pas seulement social, mais psychologique. « En achetant telle ou telle marque, on cherche aussi à se définir et à se rassurer, même de manière complètement inconsciente », commente Virginie de Barnier.

Le rôle de l'émotionnel

Les marques ont bien compris qu'elles avaient intérêt à aller dans le sens de l'émotionnel. « On n'a pas besoin des marques, observe Patrice Duchemin, sociologue de la consommation, seulement des envies. » Du rationnel, on passe à une certaine forme d'irrationnel. Le produit lui-même ne fait pas tout, il faut l'envelopper, et la publicité ne suffit plus. Le temps où l'on proposait de la vente « sèche » sera-t-il un jour révolu ? Le fait est que l'on assiste à une véritable révolution commerciale, comme l'explique l'économiste Philippe Moati. Une mutation qui fait une place de plus en plus grande aux services, aux relations interpersonnelles et à tout ce qui entoure le produit vendu. Si l'on veut décider un consommateur du XXIe siècle à se déplacer, donc à ne pas se contenter de son ordinateur pour passer ses commandes, il faut lui proposer un service ou une expérience qu'il ne pourra trouver en restant chez lui.

Une offre de « lien social »

D'où les efforts pour proposer des événements, mais aussi du lien social, de l'accompagnement, des services individualisés - pour entrer, en somme, dans l'intimité des clients potentiels. Car, dans le même temps, l'infidélité progresse. « Le consommateur est de plus en plus naturellement infidèle », constate Patrice Duchemin. Face à une offre pléthorique et à toutes les facilités offertes par le commerce en ligne, il devient aussi de plus en plus exigeant. Les marques, tel un amoureux inquiet, se démènent donc pour l'attirer, le séduire, ne pas le perdre. Et chaque fois, en jouant la carte de la proximité. À l'origine de cette poussée : l'idée qu'il faut se rapprocher du consommateur pour le fidéliser.

Proximité géographique, d'abord. Des sociétés comme Carrefour ou Casino ont réinvesti les centres-villes, afin de ne pas être trop loin de leurs clients. D'après une enquête TNS-Sofres, pour une majorité de citoyens, le logement idéal se situe à moins d'un kilomètre d'un pôle commercial. Or, une part de plus en plus grande de la population mondiale vit en milieu urbain. Mais à une époque d'hypermobilité la proximité est aussi temporelle. Il faut pouvoir satisfaire les désirs du client le plus vite possible, quand ce n'est pas immédiatement. D'où le succès, bien sûr, du commerce dématérialisé, qui prend un essor sans précédent. En 2012, 13,1 % du commerce de biens culturels (livres, musique, vidéo, jeux vidéo) est passé par le Net, qu'il s'agisse de vente en ligne de produits physiques ou de fichiers dématérialisés (video on demand, autrement dit VOD, jeux en ligne et, dans une moindre mesure, livres numériques).

Proximité marketing, ensuite, par une offensive du contact. Après les cartes de fidélité que les enseignes ont installées dans nos portefeuilles, on est passé à l'intrusion plus ou moins forcée dans notre intimité domestique. Les services relations clients multiplient les appels téléphoniques, les propositions, les SMS vous invitant à tel ou tel événement (prendre un verre dans une boutique de vêtements : étrange concept !), tel ou tel tirage au sort, etc. Encore cette recherche frénétique du contact n'est-elle pas une garantie d'efficacité, comme le souligne Patrice Duchemin. Ou alors en négatif : la cible est atteinte, elle ressent une émotion, mais c'est une émotion négative. Par exemple, un sentiment d'exaspération face à cette intrusion dans son intimité. Le mouvement de résistance aux marques n'est pas un leurre, il se développe sur le Web.

L'image de la marque

Pour atteindre l'affect de leurs clients potentiels, c'est donc avant tout sur leur propre image que les marques doivent jouer. Ce consommateur inquiet, souffrant du flou de ses propres frontières, doit être touché par une enseigne comme il le serait par une personne. Pour cela, les logos s'arrondissent, se nimbent de halos lumineux, voire incorporent un sourire, comme ceux de Nike ou de Sodexo. Elles utilisent aussi le dessin, et plus particulièrement le trait enfantin, comme dans les publicités de la MAIF, pour paraître proches et familières. Ou encore le visage de « vraies gens », supposés être des clients comme ceux à qui ils s'adressent, pour donner leur avis sur la marque. Rien de froid, rien d'intimidant, semblent vouloir dire ces enseignes : nous sommes là ! Reste que la logique est inversée : autrefois, le consommateur était poussé vers les enseignes, alors que maintenant, ce sont les marques qui se poussent vers lui. D'une certaine façon, le client a repris le pouvoir dans cette proximité plus ou moins voulue.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2013-3/les-marques-cultivent-la-proximite-«-nbspaffective-nbsp».html?item_id=3303
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article