Jean-Pierre ORFEUIL

Professeur émérite d’aménagement, université Gustave-Eiffel, auteur notamment d’Une approche laïque de la mobilité (2008).

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Les débats sur la densité, la mobilité et la sobriété

Optimiser la ressource foncière et préserver l’environnement passerait nécessairement par la ville dense et ses mobilités douces. Ce qui se discute. Innovations technologiques, observations économiques et crise de la Covid ont relancé le débat sur les vertus relatives des formes urbaines et des moyens de déplacement.

Le plaidoyer pour la ville compacte, des origines à aujourd’hui

Une part importante du droit de l’urbanisme s’est constituée pour lutter contre les densités excessives, comme en témoignent encore aujourd’hui les coefficients d’occupation des sols. Un tournant a été pris à la fin des années 1970. Les Pays-Bas, pays dense où la « rurbanisation » 1 menaçait espaces naturels et terres agricoles, élaborent le concept de ville compacte. Ce sera la référence pour les villes européennes qui ne veulent pas devenir Los Angeles : suffisamment dense pour qu’on y ait tout sous la main, pour que les transports publics soient viables, pour maintenir la marche et le vélo. Son opposé, la ville étalée, est peu apprécié des urbanistes (une ville qui se fait sans eux) et des sociologues (la maison et la voiture, symboles du repli petit-bourgeois). La diffusion, dans toutes les sphères de l’action urbaine, de la courbe proposée par les Australiens Peter Newman et Jeffrey Kenworthy légitimera l’action institutionnelle contre l’étalement. Produite en 1989, cette célèbre courbe lie la densité des métropoles à la consommation pétrolière pour les déplacements.

L’image est puissante. Elle interdit toute critique. Cette courbe présente toutefois des défauts, dont celui de mettre sur le même plan des villes dont les niveaux de développement économique ne sont pas équivalents. Par ailleurs, les écarts de 1 à 30 qu’on y observe entre agglomérations en ce qui concerne la consommation de carburant ne se retrouvent ni dans les statistiques de ventes de carburant ni dans les différences de budget des ménages. Malgré ses imprécisions, la conclusion à laquelle elle invite (lutter contre l’étalement et pour des transports publics structurant la ville dense) entre en congruence avec les critiques antérieures. En France, des schémas directeurs prônant la compacité ont dès lors été adoptés un peu partout. La loi SRU a cherché à contenir l’étalement.


Courbe de Newman et Kenworthy, liant densité des grandes agglomérations
et consommation d’énergie pour s’y déplacer


Les années 2010 marquent un nouveau tournant. L’étalement reste stigmatisé, mais les périurbains sont regardés avec plus d’empathie. Les plus modestes sont perçus à la fois comme victimes des prix immobiliers centraux et comme vulnérables au prix du carburant. Leurs modes de vie apparaissent moins individualistes qu’on ne l’a cru 2. En réponse, l’action publique (loi Mobilités du 26 décembre 2019) couvre le territoire d’autorités organisatrices de la mobilité. Par ailleurs, des déficits d’urbanité sont reconnus au centre des villes, d’où d’autres réponses comme le programme Action cœur de ville. Aussi, le directeur d’une grande agence d’urbanisme n’hésite pas à ranger dans les « anachronismes urbains » les espoirs excessifs liés à la ville compacte et au transfert modal de la voiture vers les transports publics 3. Les croyances confortables sont ébranlées.

L’épidémie de la Covid relance un débat qui sera aussi vif à l’avenir si les canicules se multiplient. Quand l’un, face au coronavirus, voit dans les villes denses un terrain protecteur 4, l’autre les situe au cœur de la crise sanitaire 5.

Nous avons montré, avec les données disponibles juste avant le confinement, que le taux de létalité était insensible à la densité jusqu’à un certain seuil (autour de 200 habitants/km²), et qu’il croissait fortement au-delà 6. Les cœurs de ville denses ont bien été des accélérateurs de diffusion. Le débat n’est pas clos pour autant. Ce ne serait pas la densité, mais l’importance de la pauvreté urbaine, la suroccupation induite des logements et l’encombrement de l’espace public et des transports qui seraient la cause de la surmortalité. Resterait alors à fabriquer une ville dense avec des pauvres bien logés, des espaces et des transports publics non bondés…

Ville compacte et ville étalée: les faits

Des résidents périurbains plus pauvres? Non

En réalité, le niveau de vie des ménages périurbains a rattrapé, puis dépassé, celui des urbains. L’espace périurbain est plus homogène (peu de très pauvres, peu de très riches). C’est dans les villes centres et dans certaines banlieues que le taux de personnes vivant sous le seuil de pauvreté est le plus élevé. Dans les grandes aires urbaines, le taux de pauvreté est de 9 % dans les couronnes contre 19 % dans les centres. On peut donc douter de la pertinence globale de l’idée d’un choix périurbain par défaut, d’autant que la plupart des périurbains se déclarent satisfaits de leur choix.

Un coût résidentiel plus élevé en périurbain? Non

On désigne par « coût résidentiel » la somme des dépenses liées au logement et aux déplacements quotidiens. Les premiers travaux qui ont introduit ce concept montraient une croissance de la part de ce coût dans le budget avec la distance au centre. Des observations plus récentes suggèrent au contraire que le coût moyen ne dépend pas des localisations, les coûts de déplacement plus élevés étant compensés par une moindre dépense de logement, malgré une superficie plus élevée. La hausse des prix immobiliers centraux depuis le début du siècle explique cette différence.

Un périurbain plus dépendant de l’automobile? Oui

Les périurbains ont plus de voitures (1,7 par ménage contre 1 dans les villes centres), sont plus éloignés de leur travail (18 km contre 13), parcourent des distances plus grandes (29 km par jour contre 17). Ils marchent et pédalent moins. Ils utilisent plus rarement les transports publics, mais sur des distances plus longues quand ils le font. Seront-ils toujours dépendants de la voiture? Non, car beaucoup peuvent aujourd’hui vivre des ressources locales sans dépendre du centre, d’autant plus que le télétravail se déploie. Non également car des solutions légères (vélo électrique par exemple) sont pertinentes dans tous les espaces, à condition que les gestionnaires sécurisent les réseaux.

Périurbanisation et émissions de gaz à effet de serre

L’effet barbecue relativise l’impact de l’étalement

Une autre limite de la courbe de Newman et Kenworthy, ainsi que de toute évaluation trop simple de la relation densité urbaine/consommation de carburant, tient à l’absence de prise en compte des déplacements effectués sur de longues distances. Si ces déplacements sont peu nombreux, mis bout à bout, ils représentent au total beaucoup de kilomètres et donc contribuent fortement à la consommation d’énergie dans les transports. Or, ces déplacements sur de longues distances tendent à croître avec la densité. La sobriété des résidents centraux pour leurs déplacements quotidiens s’accompagne d’une mobilité plus intense à longue distance. Il suffit d’un seul week-end où l’on utilise l’avion pour annihiler l’effet bénéfique de nombreuses semaines d’usage de la marche, du vélo ou des transports en commun. Cette observation s’interprète comme une forme de compensation: les personnes qui vivent dans un pavillon en périphérie utilisent plus leur voiture en semaine, mais tendent, en même temps, à moins partir en fin de semaine, principalement parce qu’ils ont la jouissance d’un jardin. Nous avons utilisé à ce sujet une expression évocatrice: l’« effet barbecue ».

Les actifs qui vivent et travaillent dans deux agglomérations différentes

De nombreux déplacements interurbains quotidiens ne sont pas ou mal pris en compte dans les enquêtes. Par exemple, un ménage habite au centre de Montargis, madame travaille à Orléans, monsieur à Nemours. Ils ne sont pas périurbains, mais utilisent intensément l’automobile. Cette mobilité liée à la métropolisation, en croissance, ne concerne que 9 % des actifs dans les agglomérations moyennes et grandes. Mais elle est à l’origine de 29 % des émissions de gaz à effet de serre pour les migrations pendulaires 7. Ce poids est supérieur à celui des émissions des périurbains (15 % des actifs et 24 % des émissions). La prise en compte des petites agglomérations, très dépendantes des plus grandes pour l’emploi, amplifierait le diagnostic.

Des minorités très émettrices partout, des majorités peu émettrices partout

Les 20 % des ménages qui roulent le plus réalisent 50 % des kilométrages, tandis que les 50 % qui roulent le moins ne font que 16 % des circulations. Les « gros rouleurs » ne sont ni tous périurbains ni tous très aisés, mais sont souvent des actifs très éloignés de leur travail. En Île-de-France, ces actifs se recrutent dans tous les types d’espaces et tous les milieux. Le seul facteur qui explique un éloignement important est la forte densité, mais il s’agit là de la densité en emplois du lieu d’emploi.

Mobilités vertueuses : du monopole à la diversité

La situation a longtemps été simple. Il y avait l’automobile affublée de tous les défauts et les transports collectifs parés de toutes les vertus. Cette vision a justifié un développement massif des transports collectifs, une sous-tarification massive pour l’usager et une absence d’évaluation des transferts modaux induits.

La grève des transports de 1995 a ouvert une première brèche: on a redécouvert le vélo et légitimé son usage utilitaire. Puis est venu le temps d’un partage, supposé vertueux par essence, et facilité par les smartphones: autopartage, vélos en libre service, véhicules de transport avec chauffeur (VTC). On a ensuite voulu croire que des flottes de robotaxis électriques pouvaient assurer rapidement l’essentiel de la mobilité urbaine avant d’admettre que ce sera peut-être pour les enfants à naître. Les pouvoirs publics abreuvent d’aides un marché de la voiture électrique qui peine à décoller, tandis que les usagers plébiscitent le vélo à assistance électrique (VAE; 390 000 ventes en 2019, contre 15 000 en 2008).

La crise de la Covid a amplifié la percée des modes individuels légers : trottinette, vélo, VAE. Elle a durement frappé les transports publics et les modes partagés. Elle a démontré la capacité des entreprises tertiaires et de leurs salariés à travailler massivement à distance et fait apparaître la notion de travailleurs essentiels (ceux qui soignent les corps, ceux qui assurent la mise à disposition des biens). L’explosion des livraisons et l’apparition des « drives » de tests (laboratoires mobiles allant au plus près des populations) démontrent que le schéma selon lequel la personne qui a besoin d’un service se déplace dans un lieu où ce service est rendu peut se transformer en service mobile qui va vers les personnes.

L’éventail des solutions de mobilité prétendant à la vertu environnementale s’est diversifié. Cette vertu peut être souvent discutée: des TER peu remplis, des SUV dont les batteries ont un poids qui avoisine celui d’une citadine, des VTC qui ne trouvent un marché qu’avec des pratiques sociales qui défrayent la chronique. Cette diversité accroît les marges d’adaptation au quotidien: deux jours en télétravail, deux jours en transport public ou à vélo vers le bureau, un jour en voiture pour rencontrer des clients dispersés constitueront peut-être une semaine de travail type de demain.

Deux solutions font la course en tête du point de vue de l’environnement et de l’attrait pour les citoyens : le télétravail pour les métiers où c’est possible, le VAE et d’éventuels quadricycles électriques légers pour une mobilité peu encombrante et sobre, praticable en ville comme en périurbain. Quant aux services mobiles, ils pourront offrir des services de proximité au tiers des Français qui résident en milieu peu dense et maintenir les personnes très âgées dans leur logement.

N’oublions toutefois pas le « monde d’avant ». Des fiscalités aux effets discutables ou pervers (droits de mutation, versement transport, etc.) perdureront tant qu’on ne leur aura pas trouvé de remplaçant. Et les remplaçants considérés comme efficaces par les économistes (péages urbains, taxe carbone, etc.) sont considérés comme suicidaires par les politiques. Les entreprises de ce monde dit d’avant sont les mieux organisées pour faire entendre leur voix ainsi que la petite musique des emplois perdus si l’on négociait un tournant vers un monde dit d’après dont les emplois sont encore peu visibles aujourd’hui…


  1. Terme forgé par Gérard Bauer et Jean-Michel Roux dans leur ouvrage La rurbanisation, ou la ville éparpillée, Seuil, 1976. On parle aujourd’hui d’étalement urbain.
  2. Sur le sujet général du périurbain et de ses habitants, voir Julien Damon, Hervé Marchal, Jean-Marc Stébé (dir.), « Sociologie du périurbain », Revue française de sociologie, vol. 57, no 4, 2016.
  3. Jean-Marc Offner, Anachronismes urbains, Presses de Sciences Po, 2020.
  4. Jacques Lévy, « L’humanité habite le Covid-19 », AOC, 26 mars 2020 (https://aoc.media/analyse/2020/03/25/lhumanite-habite-le-covid-19/).
  5. Jacques Ferrier, « La ville dense a trahi ses habitants », Métropolitiques, 27 avril 2020 (https://www.metropolitiques.eu/La-ville-dense-a-trahi-ses-habitants.html).
  6. Jean-Pierre Orfeuil, « Mortalité Covid et densité des territoires », Institut pour la ville en mouvement, 1er mai 2020 (https://www.ville-en-mouvement.com/fr/content/mortalite-covid-et-densite-des-territoires-les-differences-de-mortalite-en-france-par).
  7. Voir la thèse de Benoît Conti, « La mobilité pendulaire interurbaine en France face aux enjeux du changement climatique », université Paris Est, 2016 (https://hal.archivesouvertes.fr/tel-01524369).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2020-10/les-debats-sur-la-densite-la-mobilite-et-la-sobriete.html?item_id=5755
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