Francis HAUMONT

Professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, avocat aux barreaux de Bruxelles et de Nice, auteur notamment de Droit européen de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme (2014).

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Les évolutions du droit des sols en Europe

Traditions et ordres juridiques nationaux composent une Union européenne hétérogène en matière de droit foncier. Permanences et variations d’un droit européen à l’autre illustrent diverses modalités de restriction et de privation du droit de propriété, avec ou sans indemnisation. Le régime anglais, singulier, met fortement l’accent sur la dissociation entre droit du sol et droit d’occupation. Mais d’autres pays y ont également recours.

Traiter des évolutions du droit des sols en Europe est périlleux tant le sujet est complexe et nécessite une analyse fine de droit comparé. Cette dernière nécessite elle-même de se plonger dans le droit général et institutionnel des pays étudiés. Dans le cadre de la présente contribution, nous nous limiterons à présenter un panorama partiel de la thématique en retenant certains éléments qui nous paraissent illustratifs des facettes du droit foncier et donc du droit de propriété en Europe. Notre démarche n’est certainement pas exhaustive.

Sans remonter à la nuit des temps, on s’accorde sur l’impact de la Révolution française sur le concept même du droit de propriété mis en exergue par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Le Code Napoléon de 1804 et son rayonnement mondial ont modifié substantiellement le droit de propriété et sa portée. L’article 544 du Code civil (CC), qui a sacralisé le droit de propriété individuelle, reste d’une actualité marquante. Et cela se voit a contrario au Royaume-Uni, dont le système foncier, qui remonte à l’époque féodale, se caractérise par la dissociation fréquente entre le droit sur le tréfonds et le droit d’occupation, nous y reviendrons.

1. Les caractéristiques principales du droit de propriété en Europe

Dans une perspective d’approche transversale européenne du droit de propriété, on peut partir de l’article 544 CC précité qui énonce que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ». On peut aussi se référer à l’article 1 du protocole additionnel no 1 à la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’effet direct sur les droits nationaux des 47 États parties à ladite Convention constitue évidemment un dénominateur commun pour ces États. Et cela vaut aussi pour le Royaume-Uni. Une version modernisée de cette disposition se trouve à l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Ces deux dispositions de droit européen consacrent trois règles : une règle générale du droit de chacun à la protection de ses biens, une règle relative aux conditions strictes dans lesquelles un citoyen peut être privé de ses biens et enfin la possibilité pour les États de réglementer l’usage des biens. Une abondante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme précise la portée de ces trois règles.

Le droit à la protection de ses biens

La première règle protège de manière générale les biens de chacun. Le concept de « bien » est élargi 1 et englobe évidemment les biens immobiliers. Pour synthétiser la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, si l’interférence dans le droit de propriété n’est ni une privation ni une limitation de son usage, c’est la règle générale qui s’appliquera 2.

La privation pour cause d’utilité publique

On retrouve dans la plupart des pays européens le principe selon lequel on ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, moyennant une juste indemnité et selon les modalités prévues par la loi. Lorsqu’on se penche sur les spécificités des droits nationaux, on découvre une très grande diversité dans les modes de privation de la propriété, qui vont de l’expropriation proprement dite à la nationalisation en passant par la technique de l’enregistrement du bien au nom de l’État, pratique courante en Turquie, par la cession imposée du tréfonds à l’emphytéote au Royaume-Uni ou par le droit de préemption forcé. On trouve encore des mécanismes particuliers d’acquisition par prescription, des occupations de longue durée ou des ordres de démolition. Toutes ces ingérences sont assimilées par la Cour européenne des droits de l’homme à une privation de propriété.

Un mode tout particulier a fleuri abondamment en Italie, celui de l’expropriation indirecte qui consistait pour l’autorité publique à prendre possession d’un bien et à y implanter un ouvrage d’intérêt public, à charge pour le propriétaire de réclamer des dommages et intérêts, le tout sans expropriation formelle. Ce procédé, faut-il le dire, a été durement sanctionné par la cour de Strasbourg.

Quant à l’indemnité d’expropriation, les cas de figure varient d’un droit à l’autre. La règle devrait être celle de l’indemnisation intégrale du préjudice. On note néanmoins des pratiques différenciées qui, lorsque l’indemnité est sans rapport avec la valeur objective du bien, donnent lieu à une condamnation par la Cour européenne.

Le droit de préemption au profit des pouvoirs publics est un mode d’acquisition plus ou moins répandu. La France se distingue par la diversité des droits de préemption et leur étendue territoriale 3 mais aussi par la possibilité de préempter à un prix inférieur à celui qui est demandé. À l’inverse, en Belgique, le droit de préemption est peu usité et ne permet que de préempter au prix demandé par le cédant.

Les restrictions à l’usage du droit de propriété

Dès 1804, le législateur a précisé que si le droit de propriété est quasiment absolu, son titulaire ne peut pas en faire un usage prohibé par les lois et les règlements. À l’époque, ces derniers n’étaient pas nombreux. Depuis lors, par le biais du droit de l’urbanisme, dans un premier temps, et celui du droit de l’environnement ensuite, les législations et réglementations qui limitent l’usage du droit de propriété sont devenues pléthoriques. Les plans d’occupation des sols en sont la parfaite illustration. Pour prendre l’exemple belge, le territoire de la Région wallonne est totalement couvert par des plans d’affectation des sols qui le classent à concurrence de 87 % en zones non destinées à l’urbanisation. Le développement du droit de l’environnement et en particulier du droit de la conservation de la nature conduit également à limiter l’usage des sols et donc le droit de propriété. Plus de 18 % du territoire des 27 États membres de l’UE sont classés Natura 2000, avec toutes les restrictions que cela implique pour les propriétaires concernés.

L’indemnisation des moins-values découlant des plans d’urbanisme ou des mesures de conservation de la nature est traitée de manière variée: certains pays excluent toute forme d’indemnisation alors que d’autres, comme la Belgique, le prévoient. La Cour européenne des droits de l’homme a plutôt une approche intermédiaire: pas d’indemnisation sauf circonstances particulières.

Si les limitations liées aux droits de l’urbanisme et de l’environnement sont les plus fréquentes, on note dans le droit des États d’autres formes de restrictions de l’usage d’un bien. C’est ainsi que plusieurs droits nationaux prévoient dans certaines circonstances que les étrangers qui veulent acquérir un bien dans le territoire de ces États doivent recevoir une autorisation préalable d’acquisition, ce qui ne manque pas de poser question. C’est ainsi que la législation autrichienne qui généralisait ce mécanisme d’autorisation préalable, notamment pour les ressortissants des autres États membres de l’Union européenne, a été considérée comme contraire à la libre circulation des capitaux (art. 63 TFUE) 4. Le Code flamand du logement a subi le même sort vu sa contradiction avec la liberté d’établissement et la libre circulation des capitaux 5. La législation italienne qui ciblait ce mécanisme sur les zones d’importance militaire comme l’île d’Ischia n’a pu être justifiée au regard de la liberté d’établissement 6.

Plusieurs pays européens connaissent ce mécanisme pour l’acquisition de terres agricoles. Si, sur le principe, la soumission des acquisitions de terres agricoles à autorisation préalable peut être conforme au droit européen lorsqu’il s’agit de maintenir la population agricole, de conserver une répartition de la propriété foncière assurant des exploitations viables et un bon aménagement 7, cela ne peut se faire qu’à certaines conditions que ne remplissent pas les législations hongroises 8 ou lettones 9 par exemple. Lorsque le droit national prévoit l’interdiction absolue d’acheter ou de vendre des terres agricoles comme l’avait prévu l’Ukraine, la Cour européenne des droits de l’homme y voit une violation du droit de propriété protégé par l’article 1 du protocole no 1 10.

2. La dissociation du tréfonds et du droit d’usage

Parmi les spécificités intéressantes, on peut mentionner les politiques foncières fondées sur la dissociation entre le tréfonds et l’usage du sol, ce dernier se faisant par le biais de l’octroi d’un droit d’emphytéose 11.

Certains pays ou municipalités en ont fait un instrument de politique foncière et d’aménagement du territoire. L’exemple le plus remarquable est sans conteste celui des Pays-Bas, où plusieurs grandes villes ont décidé dès la fin du XIXe siècle de ne plus vendre les terrains qu’elles possédaient mais de les céder en emphytéose. Amsterdam a ainsi décidé, en 1896, d’acquérir systématiquement les terrains en bordure de la ville ancienne et de ne les céder qu’en emphytéose dans le cadre de son extension. Aujourd’hui, 80 % des logements sont occupés par des emphytéotes. Ce mécanisme permet aux autorités de contrôler l’urbanisme non seulement par le biais de leurs prérogatives de puissance publique, mais aussi en tant que propriétaire du fonds en lien contractuel avec l’emphytéote. En outre, par le biais de ces baux et des canons emphytéotiques réévalués périodiquement, la ville récupère une rente foncière qui depuis quelque temps fait l’objet de contestation des propriétaires. Ceux-ci reprochent à la ville cette « machine à faire de l’argent » 12. Une réforme du système est en cours.

Si le mode le plus fréquent de concession des sols à grande échelle est celui de la politique foncière publique, il existe des régimes de concessions privées dont l’exemple phare est sans conteste celui du droit britannique 13. Le régime foncier au Royaume-Uni remonte à l’époque féodale et distingue clairement la pleine propriété (freehold) du droit d’usage (leasehold). Au XIXe siècle, 90 % des biens, qu’il s’agisse de terres agricoles ou de logements, étaient occupés en emphytéose. Suite au Leasehold Reform Act de 1967, les emphytéotes ont eu le droit de racheter, au terme du bail, le tréfonds à un prix fixé le cas échéant par le juge 14. Nonobstant cette réforme, le système du leasehold reste répandu – on parle de près de 5 millions de logements en leasehold rien qu’en Angleterre –, comme l’illustre le Grosvenor Estate, trust appartenant au duc de Westminster, propriétaire des quartiers de Mayfair et Belgravia, qui couvrent de l’ordre de 250 hectares à Londres. Le trust immobilier se comporte en véritable aménageur collaborant, en matière d’urbanisme, avec la municipalité de Westminster.

Malgré plusieurs réformes, le mécontentement des emphytéotes ne cesse de croître et la Law Commission a publié le 21 juillet 2020 un projet de réforme qui devrait faciliter le rachat du tréfonds par les emphytéotes ou la prolongation de leur bail – on parle de les porter à 990 ans – à des conditions financières qui respectent le droit des tréfonciers, conformément à la Convention européenne des droits de l’homme.

Choisir, c’est renoncer. L’évolution des droits des sols en Europe est un sujet tellement riche que l’on ne peut qu’être frustré d’avoir dû se limiter à la mise en évidence des traits principaux du droit de propriété alors que la question se conjugue à tous les temps et dans toutes les langues. Que cette contribution soit à tout le moins une mise en bouche.


  1. Par exemple, un permis de construire ou une autorisation d’exploiter constituent un bien au sens de l’article 1.
  2. C’est le cas, par exemple, du défaut de faire respecter l’ordre de mise en conformité d’un bâtiment aux normes antisismiques (CEDH, 18 juillet 2019, Chatzigiannakou c. Grèce).
  3. Par exemple, plus de 80 % du territoire de la ville de Nantes sont préemptables.
  4. Voir CJUE, 1er juin 1999, Konle, C-302/97.
  5. CJUE, 8 mai 2013, Libert e. a., C-197/11.
  6. CJUE, 13 juillet 2000, Albore, C-423/98.
  7. Voir, par exemple, CJUE, 23 septembre 2003, Ospelt, C-452/01, sur l’autorisation préalable d’acquisition de terrains agricoles et forestiers en Autriche.
  8. CJUE, 6 mars 2018, Segro Kft et G. Horvath, C-52/16 et C-113/16, sur l’interdiction d’acquérir un usufruit sur une terre agricole en Hongrie; CJUE, 21 mai 2019, Commission c. Hongrie, C-235/17.
  9. CJUE, 11 juin 2020, KOB SIA c. Madonas novada pasvaldibas administrativo aktu stridu komisija, C-206/19.
  10. CEDH, 22 mai 2018, Zelenchuk et Tsytsyura c. Ukraine. Dans cet arrêt, la Cour procède à un intéressant relevé de droit comparé des 42 autres États (à l’époque) membres du Conseil de l’Europe, qui montre qu’aucun n’interdit de manière générale la vente ou toute autre forme d’aliénation de terres agricoles, ce qui n’exclut pas certaines restrictions.
  11. Voir Francis Haumont, « La concession des sols en Suède, aux Pays-Bas et en Angleterre », Études foncières, no 16, 1982, pp. 28-33.
  12. En 2010, les revenus bruts générés annuellement par les contrats d’emphytéose étaient d’environ 90 millions d’euros.
  13. On peut citer l’exemple intermédiaire de Louvain-la-Neuve, en Belgique, dont le sol appartient à l’université et n’est cédé qu’en emphytéose (voir Francis Haumont, « Le bail emphytéotique comme outil de contrôle de l’urbanisme, l’exemple de Louvain-la-Neuve », Études foncières, no 143, 2010, pp. 36-37).
  14. Cette mesure a été contestée par des tréfonciers devant la Cour européenne des droits de l’homme sans succès (CEDH, 21 février 1986, James et autres c. Royaume-Uni).
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